mercredi 28 mars 2018

Al Yater* de Hanna Mina; Le lent éveil de la conscience par le repentir et l'amour


Al Yater de Hanna Mina est un passionnant voyage dans la tête - et le cœur - de Zakaria Mersenelli, marin de son état, qui, après avoir perpétré un crime, se transforme lentement de brute épaisse en homme. C'est en fait l'émouvante histoire de l'éveil de la conscience. Cette transformation est progressive et on la suit à travers le discours intérieur du héros. Son déclencheur est un meurtre, mais elle est également favorisée par la fuite, qui le suit, hors de la ville, hors de la société des hommes. L'isolement et la solitude dans la forêt s'avérant propices à un face-à-face avec soi-même, à une véritable introspection. C'est dans la nature, également, que Zakaria découvrira l'amour, d'abord en l'observant chez autrui, puis en le vivant lui-même. Ce qui achèvera sa transformation, de l'animalité originelle vers l'humanité acquise, sous les auspices de l'épreuve des événements, mais surtout de la femme qui se fait éducatrice et dont le statut change radicalement quand on passe de l'ancien Zakaria au nouveau.
Al Yater affronte, en fin de compte, une grande question : qu'est-ce qui fait notre humanité? Comment, par quoi, devient-on homme? Et il répond en décrivant minutieusement l'acquisition de l'humanité par l'action du repentir et de l'amour. Ce n'est donc nullement un hasard qu'il évoque à la fois Crime et Châtiment, mais, cette fois, avec un Raskolnikov primitif qui n'a nullement mûri son crime; Robinson Crusoë, sauf qu'ici, au lieu de rencontrer Vendredi, Robinson rencontre une femme; ce qui nous donne au passage une sorte de remake de la Belle et la Bête... et, le héros étant un pêcheur amoureux de la mer, le roman contient également des airs du Vieil homme et la mer... L'idée-force du roman est en tout cas parfaitement présentée par le héros lui-même : "Je suis maintenant un homme, d'une certaine façon. Certainement, quelque chose en moi a changé. Mon regret par rapport à ce que j'ai commis a fait jaillir une maigre source dans le roc qui est en moi. Quelques gouttes de son eau ont fait fondre ma dureté, ont lavé ce qu'il y a autour du cœur et ont creusé une voie pour arriver jusqu'à ma tête chargée du fardeau de mon crime." (62). Tête et cœur, raison et amour en somme, font notre humanité. Et Al Yater nous raconte l'histoire de leur émergence dans l'âme d'une brute épaisse, de la bête qu'était Zakaria Mersenelli.
Mais au commencement, il y a le crime et l'horreur qu'il suscite chez son auteur. C'est celui-ci qui est à l'origine de l'éveil de la conscience et, par là même, de la découverte par Zakaria de son animalité antérieure. Le repentir amorce donc le changement. Celui-ci rendra possible l'amour qui parachèvera le processus de transformation du héros, de l'animalité à l'humanité.

Le repentir dans la nature
Après avoir réalisé l'exploit de ligoter une baleine échouée dans le port de la ville et de la vider de ses entrailles, Zakaria, complètement ivre, et poussé par les rumeurs qui le montent contre Zachariedes, le tenancier de la taverne, éventre ce dernier. Son forfait commis, il a juste le temps de réaliser l'extrême gravité de son geste et de fuir la ville à toutes jambes, en direction de la forêt, face à la mer. Le crime n'était donc pas voulu, encore moins prémédité. Il n'en assaille pas moins son auteur, qui ne cesse de se répéter qu'il n'a pas voulu tuer, mais que les rumeurs, le ventre de Zachariedes et le couteau du pain de seigle sont à l'origine de son malheureux geste. Il est totalement écrasé par la gravité du meurtre, ce péché mortel. Il est en proie à un grand remord : ""Le remord! Le remord! Ô mon Dieu! Moi qui suis aussi gros qu'un buffle et aussi sec qu'un olivier gelé, j'ai senti, sans doute pour la première fois de ma vie, l'envie de m'agenouiller et de prier" (36). Mieux, le crime s'avère au déclenchement de toutes les inquiétudes, de toutes les interrogations, de la quête de compréhension, de savoir, et qui fait finalement fonctionner le cerveau dont il se croyait dépourvu : "Je n'ai ni foie ni cerveau, et c'est mieux ainsi. Sauf que mon cerveau existe apparemment, et cette nuit, à cause de Zachariedes, il a prouvé son existence et m'a torturé..." (45). Lui, qui n'a jamais vraiment réfléchi, se met à réfléchir de manière continue. Le problème, c'est que "toutes les idées mènent au maudit Zachariedes" (55). L'image de ses entrailles au dehors et de ses yeux exorbités habite Zakaria, qui ne peut cesser de s'interroger : est-il mort? La gendarmerie est-elle à mes trousses? Tout en espérant du fond de son âme que le tavernier ait survécu à sa blessure. Car finalement ce n'est pas tellement la perspective de la punition ici-bas qui l'obsède que l'idée qu'il ait pu tuer un homme.
Or, la torture infligée par l'activité de son cerveau, soudain mis en marche, s'avère plus tenace, plus obsédante, à cause de son isolement, qui le met, sans aucune possibilité de diversion, face à lui-même et favorise l'exercice continu de l'introspection. Ainsi, la forêt et ses privations, la sobriété forcée à laquelle elles l'obligent, sont, elles aussi, propices à l'avènement de la conscience. Ainsi, Zakaria se pose, pour la première fois de sa vie, des questions existentielles. Il s'interroge sur le vice et la vertu et il réalise, dans l'un des plus beaux passages du roman, que celle-ci est difficile à porter et que, s'il avait à choisir, il la refuserait, car il a jusqu'ici bien vécu avec son diable : "La nature m'a tué, je l'ai donc haïe. Elle a tué le diable qui est en moi. J'étais en harmonie avec mon diable. Il allait bien à mon corps et mon âme. Il m'a quitté parce que je me suis mis à vivre comme un moine. Ni vin, ni café, ni tabac... Je suis devenu austère et vertueux.  Et que peut faire un diable avec la vertu? Que puis-je faire de ma vertu? Je tourne avec elle, le matin, dans la forêt et je dors avec elle, la nuit, dans ma tente? Je contemple les étoiles? Je les compte? Je passe ma vie à les contempler et à les compter? Mon Dieu, je ne peux faire cela. Par le péché j'ai vécu et par lui je dois mourir... je regrette de ne pas accepter l'habit de la vertu, il est trop grand pour moi et il ne me va pas. Change-le alors, je t'en supplie, torture-moi là-bas en enfer, mais ici laisse-moi mon paradis, laisse-moi le vice et donne la vertu à un autre que moi" (72).
Mais, malheureusement pour lui, on ne peut se libérer de sa conscience, une fois celle-ci éclose, ni des tourments de l'activité de son cerveau. Zakaria Mersenelli réalise que les épreuves l'ont éduqué, bien malgré lui, et il a alors une pensée émue pour ses parents qui ont échoué dans cette tâche : "Dieu bénisse mes parents. Leur mule a appris dans la forêt." (87). Il réalise également qu'il ne pourra jamais plus redevenir celui d'avant : "Après un jour ou plus, je serai sur pieds? Je redeviens Zakaria Mersenelli tel qu'il était? Non, pas tout à fait lui. Je ne veux pas cela, et même si je le voulais je ne le serai pas" (129). Il sait qu'il a changé définitivement : il est attendri par le spectacle de l'amour, il renonce au projet de tuer le gardien du phare, il se rend compte qu'il a un cœur dans sa poitrine (104). Mieux, il est attendri par sa propre image, qu'il voit finalement pour la première fois après sa fuite : "Mais regarder dans l'eau m'a fait peur à moi aussi. ça m'a révélé ma misère, ça a fait en sorte que j'aie pitié de moi-même, que je m'aime. J'aime Zakaria Mersenelli, le misérable, l'affamé, le fugitif et sa tristesse m'attriste au point d'éclater en sanglots..." (95).
On peut considérer ici que ce n'est pas seulement son image reflétée dans l'eau que Zakaria voit, mais qu'avec l'avènement de sa conscience, il a pu se dédoubler, en quelque sorte, et voir de manière lucide, le Zakaria qu'il était avant... Zakaria, la bête.

Zakaria, la bête
Après sa (re)naissance, Zakaria se rend compte, en effet, qu'il n'était qu'une bête. Une vraie force de la nature, certes, mais sans cœur ni raison. Un animal en somme. Une brute épaisse qu'il décrit d'ailleurs volontiers en recourant à différents noms d'animaux. Il se voit ainsi, tour à tour, comme un animal, un âne, une mule, un buffle, une hyène ivre, un éléphant, un sanglier, un taureau et, pour couronner le tout, comme un monstre : "Zakaria Mersenelli, le monstre, celui qui était monstre, est devenu homme. Il a été éduqué. Les jours lui ont appris" (138). Il vivait simplement en suivant ses besoins physiques, ses instincts. Il vivait de plain-pied, sans se compliquer l'existence, sans se poser de questions. Car il pensait n'avoir ni "foie" ni cerveau : "Qu'est-ce que la peur? Qu'est-ce que le courage? Qu'est-ce que la vertu? Qu'est-ce que le vice? Je ne me suis jamais occupé de ça. Je vis comme je vis. Il se peut que je n'aie pas de cerveau dans ma tête, ni de foie dans ma poitrine". (40).
Zakaria était véritablement un être primaire et primitif, souvent en état d'ivresse : "Mais que serait ce monde, cet enfant de putain, s'il n'y avait pas de tavernes?" (31). Et quand il lui arrivait de "réfléchir", il se posait des questions naïves : "Quand je pêche, je chante, j'insulte, je m'enivre et parfois je réfléchis ... Je m'interroge : qui a creusé la mer, par exemple? Pourquoi il y a des milliers et milliers de gens et qu'ils ont tous deux yeux, un nez, deux lèvres et deux oreilles, mais chacun différent de l'autre? Et d'où est venu le grand-père du grand-père du grand-père de mon grand-père Adam?" (54). Mais s'il ne réfléchissait pas, ce n'était pas vraiment de sa faute. Car, chez lui, on n'aimait pas qu'il posât des questions et, jeune enfant, il était souvent battu quand il se hasardait à interroger son père sur le sens de certaines observations qu'il faisait. Et il comprend, rétrospectivement, que le problème se trouvait dans cette éducation, qui l'a rendu incapable de réfléchir et dépendant de la réflexion d'un ami pour comprendre le monde : "C'est la raison pour laquelle mon cerveau ne s'est pas occupé de réfléchir, et que j'avais besoin du cerveau de Ab'oub pour qu'il pense à ma place" (55).
Et c'est sans doute dans la sexualité que l'animalité de Zakaria s'exprimait le plus explicitement. Il confesse ainsi que, dans le rapport sexuel, : "J'étais comme celui qui paye, qui viole ou qui exerce son droit conjugal, sans sentiments ... l'autre ne m'intéressait qu'en tant que corps, qu'en tant que machine, qu'en tant qu'ouverture dotée de chaleur, que j'aurais remplacée si je l'avais trouvée dans le sable" (60). C'est pour cela qu'il se permettait d'accomplir l'acte sexuel souvent totalement ivre, parfois sale et contre le gré de ses partenaires, qu'il se permettait de violenter et de mordre pendant l'acte. Un comportement bestial et une attitude égoïste, sans aucun égard pour la femme, qui correspondaient à la vision étriquée et primaire qu'il se faisait des deux sexes et de ce qui fondait leurs différences : "Quant à moi, l'âne, je ne savais de l'homme que le fait qu'il avait cette chose-là, et je ne savais de la femme que le fait qu'elle avait cette chose-là, et pour cela, c'est l'homme qui est le plus fort, celui qui l'emporte, celui qui ordonne, celui qui est au-dessus, et la femme, le plus faible, celui qui est en-dessous. Et j'ai passé ma vie ratée avec cette triste conviction..." (170).
Une conviction qui va éclater en mille morceaux avec la rencontre d'une jeune villageoise et la découverte de l'amour à plus de quarante ans...

Eduqué par l'amour
Dans la forêt, Zakaria surprend d'abord un jeune couple dans son intimité. Il est embarrassé d'être le témoin de leurs échanges, car il n'aime pas espionner. Mais il continue de les observer, attiré par le porte-monnaie que la jeune fille a laissé tomber. Il s'attend à assister à un coït, mais bizarrement "l'affaire traine". Le jeune homme se contente de dire des mots d'amour, de caresser les cheveux de la jeune fille. A un certain moment, il se jette sur elle, mais, contrairement au pronostic de celui qui les observe, il ne la "monte" pas. Au début, Zakaria est irrité par ce manège qui s'éternise, mais il finit par être attendri par le spectacle de l'amour, au point de s'avouer qu'il n'aurait pas interrompu leurs échanges même s'ils s'étaient poursuivis jusqu'à la tombée de la nuit. Et tant pis pour le porte-monnaie! Mieux, ce spectacle, qui l'a étonné au début, le marque fortement et le pousse à réfléchir à sa vie, passée "sans amour" : "J'ai pensé aux deux jeunes amoureux et je les ai enviés. Ils étaient insouciants, sans problèmes ni poursuivants à leurs trousses. La fille a pris la tête du garçon entre ses mains et lui a demandé : "tu m'aimes?". Moi, personne n'a jamais pris ma tête entre ses mains et ne m'a posé cette question. J'ai raté ma vie, sans amour, sans des paroles telles que j'ai entendues." (119).
Mais, à la vérité, cette expérience a été précédée par une autre : la rencontre avec une jeune bergère turkmène, Chekiba, qui a abouti à un accouplement où Zakaria n'a pas été le même qu'avant. Il s'abstient de mordre sa partenaire pendant l'acte et reconnaît que c'est la première femme à laquelle il accorde le statut d'humanité (62) et que ce qu'il a vécu avec elle, lui sobre et elle humaine, n'a rien à voir avec ce qu'il a vécu avec toutes les autres femmes qu'il a connues jusque-là (69). Mais l'affaire n'allait pas s'arrêter là. Zakaria s'en rend compte quand Chekiba ne revient pas au lieu où il l'a longuement attendue. Il comprend alors qu' "elle n'était pas un besoin physique, ni une compagne dans ma solitude, ni une "belle prise". Elle était peut-être tout cela, mais plus encore. C'était un être aimé dont il est difficile de se séparer..." (178).
D'ailleurs, cette jeune femme, qu'il a considérée comme un être humain quand lui-même accédait à l'humanité, lui aura donné auparavant une bonne leçon de vie, en lui montrant qu'il ne pouvait l'acheter contre du poisson, bien qu'elle fût pauvre et dans le besoin. Elle l'obligea, ce faisant, à revoir tous ses préjugés à l'égard de la femme en général et surtout sa conception de la femme comme objet : "C'était une femme, et je croyais que la femme avait la moitié d'une raison, ou pas de raison, voire qu'elle était moins que rien, tel un melon ou un plat, si j'ai faim, j'en mange et adieu" (163).
Et c'est justement dans le changement radical de l'attitude de Zakaria vis-à-vis de la sexualité et de la femme qu'on mesure le mieux son passage de l'animalité à l'humanité. D'abord, lui, qui avait une approche éminemment égoïste du sexe et pour qui le partenaire n'est qu'un corps ou qu'une machine nécessaire à l'accomplissement de l'acte, se met à penser à l'autre et cherche à être au service de son plaisir : "J'aimerais être gentil avec elle. Gentil comme si je la traitais avec mon âme. Non pas mon âme des jours anciens, mais mon âme d'aujourd'hui. Et cette chose-là, je la ferai pour elle. Mon Dieu, aide-moi à bien la faire pour elle, pour qu'elle soit contente..." (152). Ensuite, si l'ancien Zakaria percevait la femme comme moins que rien, comme un objet, le nouveau Zakaria, lui, la met sur un piédestal, comme le suggère l'une des dernières scènes du roman : "Soudain, elle est descendue à la mer. Ses jambes pendaient du rocher. J'ai ôté ses chaussures et j'ai pris l'eau dans ma paume pour lui laver les pieds. Je les ai lavés et je les ai embrassés. Mon geste était risible, mais c'était pour moi le seul geste possible..." (186).
Ainsi, Zakaria Mersenelli est devenu homme d'abord par le biais du repentir puis par celui des tourments de l'amour. En somme, il aura été éduqué par l'amour. Ce dont il est parfaitement conscient quand il affirme, à propos du jour où est née sa passion pour Chekiba, que : "Ce jour-là, j'ai quitté mes langes et j'ai grandi. J'ai mis mon doigt sur le feu et je me suis brûlé. j'ai alors compris que le feu brûle ... J'ai appris sur le tard" (174). Un amour qui sera paisiblement vécu dans la forêt pendant quelque temps. Jusqu'au jour où Zakaria, ameuté par des pêcheurs apeurés, apprend qu'une autre baleine s'est attaqué au port de sa cité. Malgré son statut de criminel et de fugitif, il n'hésite pas une seconde. Il court en direction de la cité pour lui porter secours dans le malheur qui s'abat sur elle...
En refermant le livre, on ne peut s'empêcher de penser que, à travers la formidable aventure intérieure de Zakaria Mersenelli, Hanna Mina nous aura livré, nous humains, ses trois commandements : "Tu ne tueras point, tu aimeras et tu secourras tes semblables..."

Baccar Gherib

* Dans l'édition de 2014 de Dâr al Janoub, collection 'Oyoun el Mou'asara.
Les extraits ont été traduits de l'arabe par l'auteur.

vendredi 5 janvier 2018

Les limites d'un témoignage à charge : Quelques remarques sur la biographie de M'hamed Ali par Ahmed Ben Miled

Pour tous ceux qui s'intéressent à cette formidable aventure que fut la fondation, pendant la colonisation, d'un premier syndicat ouvrier tunisien, la 1ère CGTT, et à ses artisans et leaders, notamment M'hamed Ali el Hammi, tout document, tout témoignage historique est un véritable trésor. Surtout quand il est consacré à ce dernier, tant les données dont nous disposons sur sa vie, son itinéraire et son action sont rares et qu'il est le fait d'un militant, lui aussi, qui l'a côtoyé et connu de près, comme c'est le cas du Dr Ahmed Ben Miled. Dès lors, c'est avec une grande joie mêlée de curiosité, voire d'avidité, que je me suis plongé dans son petit livre "M'hamed Ali. La naissance du mouvement ouvrier", publié en 1984, par les éditions Salambo. Toutefois, si le lecteur y trouve quantité de faits importants et intéressants sur cette période cruciale de l'histoire de la Tunisie, relatés par surcroît par un de ses acteurs, connu par ailleurs pour son engagement et sa probité intellectuelle, il reste toutefois quelque peu perplexe face au ton général de cette biographie, vouée presqu'entièrement à contester voire à remettre en cause la valeur de l'homme et de son action.
Certes, on peut comprendre que, agacé par une légende qui s'est probablement développée de manière progressive, au fur et à mesure que l'on s'éloignait des faits dans le temps et que se dissipait la mémoire historique, et qui a abouti à construire un personnage qui diffère sensiblement de ce qu'a véritablement été l'acteur historique M'hamed Ali, l'auteur, son contemporain, s'est senti mû par le souci de rétablir certaines vérités à propos de faits qu'il a vécus ou dont il a été témoin. Quitte à écorner la légende! Un projet tout à fait légitime. Mais on peut considérer hélas que, porté par cet élan, par ce souci de rétablir la vérité, il a fini par tordre le bâton un peu trop loin dans l'autre sens, allant jusqu'à dénier à M'hamed Ali d'évidents et incontestables mérites. Ainsi, ce ne sont pas tant les faits qui sont contestables que les analyses et les appréciations que le biographe en tire. Celles-ci s'avèrent en effet souvent incohérentes voire contradictoires. En effet, l'écriture se veut objective, révélatrice de vérités méconnues, mais ce "témoignage à charge" n'est pas exempte de contradictions qui, dans la fougue de la dénonciation, ne sont sans doute mêmes pas apparues au biographe. Un ensemble de contradictions qui affaiblit incontestablement les principales thèses de Ben Miled, et qui fait en sorte finalement que même si ce témoignage vise à casser un mythe, à dissiper une aura indue, en évoquant les faiblesses, les défauts et les erreurs de M'hamed Ali, il aboutit paradoxalement à mettre en valeur la grandeur de l'œuvre réalisée.
Dès lors, on se propose de présenter les principales critiques formulées par Ben Miled à l'encontre de M'hamed Ali, puis de les discuter en mettant au jour, pour chacune d'entre elles, les contradictions qu'elles portent en elles ou les conclusions différentes que l'on peut en tirer. Ben Miled conteste, d'abord, à M'hamed Ali son statut de grand leader syndicaliste. A cet égard, il lui reproche, pêle-mêle, de ne pas avoir une bonne formation politique et syndicale, de ne pas avoir l'étoffe d'un syndicaliste et encore moins d'un chef syndicaliste, d'avoir commis à cet égard de graves erreurs tactiques dans la direction des grèves et, par-dessus tout, de ne pas être un théoricien ou un intellectuel, outre le fait qu'il n'avait nullement le projet de fonder un syndicat tunisien. Ensuite, il exprime des doutes et des interrogations sur l'identité de l'homme, de ses idées et de ses projets et finit par le décrire comme un dictateur potentiel.
Commençons donc par la remise en question du statut de M'hamed Ali comme syndicaliste. Ben Miled affirme d'emblée : "J'ai connu M'hamed Ali et discuté avec lui en 1923, 1924 et 1925. J'avais à l'époque une formation politique et syndicaliste qu'il n'avait certainement pas" (1) et il ajoute plus loin que son syndicalisme n'était pas soutenue par une idéologie et que son discours était centré sur la pitié, uniquement : " (M'hamed Ali) était sensible à la misère, avait écrit Tahar el Haddad. Or, la pitié n'est pas une doctrine syndicaliste, c'est un sentiment affectif. Aucune idéologie socialiste ou syndicaliste ne transpire dans les discours de M'hamed Ali. Le thème principal de ses allocutions était la pitié" (72). Pour cette raison même, on ne saurait le considérer comme un intellectuel ni a fortiori comme théoricien, ni le comparer à Bourguiba sur ce plan : "Les rédacteurs de la presse écrite et les sociologues nous montrent M'hamed Ali qui, délaissant les protestations à coups de pétitions, s'adresse aux masses populaires ... premières tentatives du genre avant Bourguiba et le Néo-destour. Peut-on logiquement soutenir une comparaison entre Bourguiba et M'hamed Ali? L'un a un passé et une doctrine, on lui a fait des critiques, mais il a conduit son embarcation à bon port : l'indépendance; tandis que l'autre n'avait pas de doctrine, son passé est sujet à controverses et il a fait naufrage en l'espace de cinq mois" (93). D'ailleurs, existe-t-il un théoricien qui n'a jamais écrit? : "Je suis étonné de voir certains soutenir qu'il était un théoricien du syndicalisme. Il n'a jamais écrit un article de presse en arabe ou en français" (93).
Arrêtons-nous instant à ces critiques et remarques. Elles trahissent involontairement la perception, teintée d'un complexe de supériorité, que peut avoir un intellectuel, doté d'un bagage théorique, d'un leader populaire. Le passage où Ben Miled minimise voire ridiculise la sensibilité à la misère et la pitié pour ceux qui souffrent est particulièrement éloquent. Car il ne voit pas que c'est dans ce sentiment sincère que réside l'origine d'une possible fusion entre un leader et les masses populaires. Gramsci voyait même dans cette empathie la condition nécessaire pour éviter de faire des erreurs en politique. Celles-ci étant dues moins à un défaut d'intelligence qu'à "l'absence de profondeur spirituelle, l'absence de sentiment, l'absence d'empathie humaine" chez des politiques insensibles à la nation "faite d'hommes qui vivent, travaillent, souffrent et meurent"[1].
Pour ce qui est du rejet de la légitimité d'une comparaison, entre M'hamed Ali et Bourguiba, sur leur manière de faire de la politique préférant le contact direct avec les masses à la rédaction de communiqués et pétitions, nous disposons, malheureusement pour Ben Miled, d'un écrit du deuxième faisant l'éloge du premier à propos de ce point très précisément, dans un bel article consacré au syndicalisme tunisien, peu après l'assassinat de Farhat Hached : "L'homme qui, le premier, jeta les bases d'un syndicalisme national en Tunisie est M'hamed Ali ... Délaissant les cénacles, les palabres sans lendemain, il alla aux ouvriers, se mit en devoir de les éduquer et de les organiser, il alla les trouver sur les chantiers, dans les mines, dans les carrières. Il leur parla dans leur langue et réussit à se faire comprendre ... C'était commencer par le commencement, c'est-à-dire par la base ... Ce fut son trait de génie"[2].
Seulement, pour son biographe, dénué d'une formation politique et syndicale, fonctionnant uniquement à l'empathie, mal ou pas du tout conseillé, M'hamed Ali ne pouvait être qu'un piètre syndicaliste : "On peut contester à M'hamed Ali la qualité de syndicaliste, et encore plus celle de chef syndicaliste. Car on ne peut prétendre qu'il était entouré de cadres capables d'apporter des critiques valables, de dénoncer des erreurs ou de corriger des situations compromises le cas échéant" (99). Ce qui explique les graves erreurs tactiques qu'il aurait commises dans sa direction des deux grandes grèves de Hammam-Lif, qu'il aurait imposées et qui auraient abouti à un échec lamentable : "Ainsi se terminèrent deux grèves imposées par M'hamed Ali à quatre-cent ouvriers, malgré la volonté de ses collaborateurs. En faut-il davantage pour montrer qu'il ignorait ce qu'est le syndicat et le syndicalisme?" (82). Or, indépendamment de l'appréciation de ce grand mouvement de lutte sociale qu'a représentée cette grève et du fait qu'elle ait été décidée démocratiquement ou non, il est évident que Ben Miled se contredit quant à la qualité des cadres entourant M'hamed Ali, il évoque, en effet, quelques pages auparavant, la présence parmi eux d'un syndicaliste chevronné : "Ceux qui étaient dans son entourage pour l'organisation de coopératives et des syndicats étaient tous destouriens (...) Il faut tout de même ajouter Mokhtar el Ayari, un communiste et syndicaliste chevronné" (96).
D'un autre côté, ce qui confirme pour Ben Miled que M'hamed Ali n'était pas syndicaliste et n'avait pas de formation en sens, c'est que son projet initial n'était nullement celui de fonder un syndicat, mais plutôt de mettre sur pieds des coopératives selon une démarche assez utopique (68). C'est le déclenchement de la célèbre grève des dockers de Tunis, l'été 1924, qui l’amena à modifier son projet : "J'étais présent à la bourse du travail lorsqu'il s'était présenté vers le 18 août pour proposer aux dockers en réunion son projet de coopératives. Ils lui avaient unanimement répondu : "Aidez-nous à gagner la grève, nous en reparlerons après." C'était logique" (76).
Passant au registre des caractéristiques de la personnalité de M’hamed Ali, l'auteur insiste sur la prédominance de la passion sur la raison, insistant sur son caractère violent, têtu et ambitieux. Il a recours pour le décrire à un témoignage d'Ahmed Taoufik Madani : "Ahmed ed-Doraï m'avait présenté un jour un home brun, de petite taille, éloquent, nerveux, têtu, entreprenant, violents, ses sentiments l'emportaient sur son raisonnement" (76). Puis, plus loin, il nous dévoile son propre jugement sur le personnage : "Ce qui est sûr, c'est que M'hamed Ali s'était montré ambitieux. Il cherchait à se constituer une force et une clientèle pour lui-même, et ne l'avait pas caché. (...) Ne faisait-il pas la sourde oreille aux émissaires du Destour qui lui recommandaient de se séparer des communistes?" (104). On retiendra au passage que la recherche d'une clientèle n'est pas supposée servir une cause, mais l'homme lui-même et ses ambitions!
Mais ce qui est quelque peu déplorable, c'est que Ben Miled se fonde sur un article des statuts de la CGTT pour faire un véritable procès d'intention à M'hamed Ali comme dictateur potentiel, construisant l'ébauche d'un "parti unique", ce qui est pour le moins curieux s'agissant d'un syndicat : "Mais ce qui jure avec le socialisme c'est l'article 5 des statuts. Celui-ci prévoit que c'est le Congrès National qui choisit les membres de la commission exécutive parmi les membres des syndicats de Tunis et de sa banlieue (...) Il est inutile de souligner que cet article est antidémocratique et anti-socialiste. Est-ce une ébauche du parti unique? Ceci n'est pas étonnant, M'hamed Ali était autoritaire. N'avait-il pas imposé sa décision dans les grèves de Hammam-Lif? N'était-il pas officier dans l'armée turque?" (98).
Et ce qui est encore plus consternant, c'est que l'auteur donne l'impression de surfer sur les "trous" de la biographie de l’homme, faisant allusion à l'hypothèse d'un personnage louche, comme s'il reprenait à son compte les accusations des autorités françaises contre les activistes tunisiens, notamment M'hamed Ali, et qui font d'eux les hommes des Allemands et/ou des Turcs : "Quelle a été au juste sa mission en Libye et aux Balkans? Quelles étaient ses options politiques sur lesquelles Tahar el Haddad est également muet? Comment a-t-il subsisté pendant cinq ans en Allemagne, du temps de la République de Weimar, de la détérioration du Mark et de l'agitation communiste? (99).
Une telle description de la personnalité de M'hamed Ali et les allusions qui suivent nous semblent dénoter d'une attitude pour le moins inamical envers l'homme. Ceci ne laisse pas d'étonner, d'autant plus que vers la fin du livre et après avoir souligné l'impréparation de M'hamed Ali, ses défauts, ses faiblesses et ses erreurs, Ben Miled concède la grandeur de son œuvre, fondamentale pour la prise de conscience de la classe ouvrière en Tunisie : "Pour ma part, je pense que la CGTT s'inscrit dans le cadre des institutions, ou plutôt des événements qui concourent à la formation de la personnalité d'un peuple, ou plus exactement de la prise de conscience de la classe ouvrière en Tunisie, et ceci a été très important" (99). Cette grandeur est encore évoquée plus loin, implicitement, à la faveur de la discussion de la triste motion anti-CGTT du Destour, quand il avoue que les cégététistes avaient réussi à démystifier, excusez du peu, La CGT et l'Union des Syndicats : "Cette motion conseille aux adhérents de la CGTT de dissoudre leur organisation au moment où ils venaient de démystifier la CGT de Jouhaux et son annexe l'Union des Syndicats de Durel. La motion a soulevé l'indignation unanime des ouvriers tunisiens" (103).
Que pouvons-nous conclure de cette étrange biographie? Il est indéniable qu'elle trahit les relents d'une rivalité voire d'une jalousie. Mais ce qu'elle a de plus intéressant, c'est que, entièrement vouée à casser le mythe M'hamed Ali, en cherchant à montrer que tout ne s'est pas passé de manière lisse et programmée, en soulignant l'impréparation du leader et de ses compagnons, les hésitations ou l'effet des circonstances et de leur évolution sur l'action, cette biographie nous aide à nous défaire du personnage mythique et nous donne à voir l'homme avec ses qualités mais également ses faiblesses et réussit, paradoxalement, à en souligner encore mieux les mérites.
M'hamed Ali n'a pas été envoyé par la Providence au peuple tunisien, ployant sous le joug colonial, et à sa classe ouvrière, tel un prophète, bardé de diplômes, d'un grand savoir économique, avec son projet de syndicat tunisien en poche. Non l'affaire est bien plus complexe. M'hamed Ali était un patriote, plein d'empathie pour le peuple qui souffre et qui avait pour objectif de l’aider. Il avait également les caractéristiques d'un grand leader qui a réussi une aventure bien improbable : fonder un syndicat national qui a réussi à réunir six mille adhérents, entre dockers, mineurs, artisans et autres ouvriers, en moins de cinq ans. Une perception des choses, en dehors de la légende, qui n'enlève rien à la grandeur de l'homme. Bien au contraire!
Baccar Gherib
[1] Gramsci A., Pourquoi je hais l'indifférence, Payot et Rivages, 2012, p 61-63.
[2] Bourguiba H., Le syndicalisme tunisien de M'hamed Ali à Farhat Hached, Les Temps Modernes, novembre 1953.