Eloge de la politique est un petit livre qu’on lit avec beaucoup de plaisir et de profit. En effet, savamment interrogé par la journaliste Aude Lancelin, Alain Badiou y développe d’intéressantes réflexions à propos du politique, de la démocratie, du communisme, des révolutions, de la gauche et … de Macron. Et bien que ces thèmes soient traités successivement, dans des chapitres distincts, il est clair que, dans la pensée de l’auteur, ils sont fortement reliés.
Ainsi, à la question attendue
« qu’est-ce que la politique ? », posée dès le début du livre,
Badiou nous dit que, historiquement, il y a deux réponses. D’abord, celle qui
considère que la politique s’intéresse à l’exercice du pouvoir et que, par
conséquent, elle développe les techniques menant au pouvoir et permettant de
s’y maintenir. De ce point de vue, Machiavel apparaît comme le plus grand
théoricien de la politique. Toutefois, Badiou propose une deuxième définition
de la politique, celle qui la lie à la justice, qui s’interroge plutôt sur
« qu’est-ce qu’un pouvoir juste ? » et qui milite donc pour une
société plus juste. Et il remarque finement que si la première définition pense
la politique du côté de l’Etat, la seconde la pense, elle, du côté de la
société.
Cette entrée en matière lui permet d’aborder
le thème de la démocratie et la question si, oui ou non, nous vivions en
démocratie. A ce niveau, Badiou rappelle que, depuis le parlementarisme anglais,
la démocratie est une forme de l’Etat et qu’à ce titre on peut la considérer
comme une mécanique électorale et représentative ordonnée au pouvoir d’Etat.
Or, ces rendez-vous périodiques permettant d’élire des
« représentants » du peuple, ne suffisent pas, selon l’auteur, à
faire une démocratie, prise dans son sens étymologique de pouvoir du peuple :
demos (le peuple) kratos (le pouvoir). Surtout, si le vrai pouvoir est
concentré dans d’autres sphères et qu’il n’appartient pas ou peu aux élus qui,
à partir de là, loin de représenter leurs électeurs, se contenteront de
« faire de la représentation ».
Si, par contre, l’on pense la politique en
dehors de l’Etat, il devient possible de la définir comme la vision qu’on a du
devenir de la collectivité, que ce soit à l’échelle d’un quartier, d’une usine,
d’une ville, d’une région ou d’une nation. Et faire de la politique devient
fondamentalement lié à la discussion et aux débats, lors de réunions et
d’assemblées, autour de ce qu’on veut faire, autour de notre devenir commun. Or,
pour Badiou, on ne peut parler de politique et de débat politique que s’il y a
deux voies possibles, ce qui est le cas au niveau de l’Idée depuis la
Révolution française : la voie capitaliste, dominante, et le voie
communiste qui vise, à la fois, à mettre les choses en commun et à se placer
sous l’impératif du bien commun. Dès lors, si les alternances dans les
démocraties se font autour de gestions différentes du capitalisme, force est de
reconnaître que nous ne sommes plus dans la politique à proprement parler, mais
plutôt dans la gestion. D’ailleurs, l’échec du printemps arabe et notamment de
la révolution égyptienne s’explique, aux yeux de Badiou, par le fait que les
« révolutionnaires » n’ont pas été capables de s’inscrire dans une
deuxième voie.
Pour qu’il y ait encore de la politique, dans
son second sens, il faut donc que la deuxième voie, l’hypothèse communiste,
continue d’exister. Or, celle-ci peine à le faire dans un contexte idéologique
hostile, qui, outre la propagande faite autour du caractère non voire anti
naturel d’une organisation communiste de la société, a réussi à associer le
communisme historique au crime. C’est pourquoi Badiou estime qu’il est
fondamental de s’accrocher au mot même de communisme et de faire ainsi face à
la propagande capitaliste à deux niveaux. Il s’agit d’abord de réfuter ce qu’il
appelle « l’hypothèse anthropologique du capitalisme », à savoir que
l’homme est naturellement égoïste, que les rapports avec ses semblables ne
peuvent être régis que par les mécanismes de la concurrence et qu’une
organisation de la société qui se fonderait sur une autre hypothèse, comme
l’altruisme, la générosité ou le partage, serait donc tout à fait utopique. Il
y a là, pour Badiou, un important combat idéologique à mener.
Il s’agit, ensuite, de faire le bilan des
échecs des expériences historiques du communisme, non pas à partir d’un point
de vue extérieur au communisme, comme cela est souvent fait, mais de
l’intérieur même de cette hypothèse. Autrement dit, il faut faire ce bilan, non
pas à partir du postulat implicite qu’une organisation aussi peu naturelle que
le communisme ne pouvait se maintenir que par un haut degré de violence
étatique, voire en recourant au crime d’Etat, mais à partir de l’idée que
l’échec est dû au fait que ces expériences n’aient pas été finalement assez
communistes. Car, pour Badiou, le communisme ne se limite pas à arracher
l’appareil productif à la propriété privée – ce qu’a fait tant bien que mal le
communisme historique – mais qu’il consiste aussi à en finir avec la division
spécialisée du travail, à dépasser l’obsession des identités, en particulier
nationale, et à faire tout cela en diluant progressivement l’Etat – trois
objectifs qu’on n’a pas pu ou voulu atteindre.
Mais Badiou pense que le communisme
historique a été un échec surtout parce que – et c’est là un peu la faute de
Marx lui-même – il s’est fortement mépris à propos de la difficulté de la
tâche. Car, sortir du capitalisme revient à sortir du néolithique, de plusieurs
millénaires d’une organisation foncièrement inégalitaire des sociétés humaines.
Et cela ne peut se faire simplement en s’emparant de l’appareil de l’Etat,
comme l’ont cru Lénine et d’autres révolutionnaires, avant et après lui. Dès
lors, pour Badiou, le renversement communiste du capitalisme n’est pas une
affaire de tactique et encore moins imminente. C’est plutôt une affaire qui
doit être pensée et menée dans la durée et sur le long cours. Surtout que, dans
le contexte idéologique actuel où il est devenu carrément imprononçable, le
communisme se trouve véritablement au creux de la vague. C’est un peu,
suggère-t-il, comme si on en était aux années 1840, peu avant la publication,
par Marx et Engels, du texte fondateur qu’a été le Manifeste communiste.
Néanmoins, et aussi paradoxale que cela
puisse paraître, Badiou considère que les conditions objectives actuelles sont
de loin meilleures que celles qui existaient dans la période de Marx. Car,
contrairement à ce qu’on croit, non seulement le prolétariat n’a pas disparu,
mais les hommes et les femmes qui travaillent ou cherchent à travailler dans
les industries se comptent aujourd’hui en milliards. Ils constituent, en
Europe, aux Etats-Unis et même en Asie du Sud-Est, un prolétariat nomade véritablement
international et cela dans un monde de plus en plus homogène sous l’action uniformisatrice
de la mondialisation capitaliste.
Ce sont les conditions subjectives,
toutefois, qui sont au plus mal. Et la difficulté, nous dit Badiou, n’est pas
identitaire, elle est intellectuelle. Non seulement parce que le mot communisme
est devenu imprononçable, mais également et surtout parce qu’il n’y a plus
d’intellectuels. C’est-à-dire des individus qui ont une vision de ce que doit
être la société et qui vont vérifier la pertinence de cette vision dans la
pratique, dans la discussion et le débat, à l’occasion de mouvements sociaux et
de rassemblements, à des degrés divers, soulevant des questions déterminées, qu’ils
se proposent d’orienter tout en tentant de leur apporter des réponses. Car, pour
Badiou, « une caractéristique vraiment reconnaissable dans la politique
proprement révolutionnaire à toutes les époques de son développement, c’est la
liaison effective, reconnue, assumée, entre des intellectuels et une fraction
plus ou moins étendue des masses populaires » (p106).
Or, les conditions intellectuelles sont
aujourd’hui tellement défavorables à la « deuxième voie » que Badiou
nous invite à reconsidérer la notion même de victoire à ce niveau et à voir
comme telle la simple réussite d’une petite réunion rassemblant trois
intellectuels et une dizaine d’ouvriers en lutte, qui a pu déboucher sur
l’adoption d’un mot d’ordre… N’est-ce pas là, en fin de compte, un très bel
éloge de… la politique ?
Baccar Gherib