Par Hatem M’rad*
Les partis de la gauche tunisienne, comme les autres courants politiques non islamistes, ont été désappointés
par les résultats des élections plurielles et démocratiques de la
constituante du 23 octobre 2011, qui leur sont défavorables. Les
électeurs n’ont pas apprécié la gauche à sa juste valeur. La faute n’incombe ni aux victorieux islamistes, ni à la révolution, mais à la gauche elle-même et à sa dispersion. Plus substantiellement, la faute incombe à l’attachement des militants de gauche à une identité désuète
de leur courant. Un courant bousculé par les grands bouleversements
politiques, économiques, sociaux et technologiques, par l’échec du
communisme, comme idéologie, comme bloc, comme pratique, par la
mondialisation. Le monde a changé, mais la gauche tunisienne se raidit encore et continue de se réfugier dans son confort idéologique.
Les gauches européennes et non européennes ont pris acte de ces bouleversements. Elles ont changé en profondeur, forme et fond, pas la gauche tunisienne. Celle-ci a cru bon de changer d’appellation
pour simuler un changement d’identité. Elle a cru que l’écroulement du
bloc soviétique, la mondialisation, la révolution, l’épreuve
démocratique ne l’autorisent guère encore à subir une mutation, à mûrir,
voire à adapter son identité aux nouvelles réalités
incontournables. Elle a cru encore que pour que les partis de gauche
réussissent politiquement, il suffisait d’être élitiste et avant-gardiste, comme l’enseignaient les pères fondateurs de la gauche universelle. Elle a cru enfin que les communiqués des Bureaux et Comités centraux des partis pouvaient remplacer le travail de proximité.
« Pour Baccar Gherib être de gauche relève
moins du dogme que de l’histoire,
moins de l’idéologique que du politique.
La gauche est principalement un ensemble de valeurs. »
C’est ce qui explique sans doute la faiblesse électorale de la gauche à la constituante, son incompréhension par une opinion tentée de confondre gauche et athéisme, gauche et anti-islamisme, gauche et refus de la prospérité économique. Il y a certainement une crise identitaire
de la gauche tunisienne qui est restée attachée à des dogmes périmés
des années 60 et 70 relevant d’un système autoritaire, d’une autre
conjoncture mondiale, et d’autres modalités de lutte périmées, ne
connaissant ni internet, ni le marketing politique, ni les nouveaux
modes de communication, ni la nouvelle avant-garde que constituent les
sociétés civiles.
C’est le constat qui a amené Baccar Gherib, Professeur
d’économie politique, doyen de la Faculté des sciences juridiques,
économiques et de gestion de Jendouba, et militant de gauche au
Mouvement Ettajdid (ancien parti communiste) depuis 2007, à repenser
l’identité de la gauche tunisienne dans un essai fort utile, didactique
et clair de 103 pages, intitulé « Pour une refondation de la gauche tunisienne » (Diwen Editions, 2014).
La grande question que pose l’auteur est de savoir ce que « la gauche » veut dire aujourd’hui ?
Pour lui, être de gauche relève moins du dogme que de l’histoire, moins
de l’idéologique que du politique. La gauche est principalement un ensemble de valeurs.
Car si l’idéologie socialiste, comme beaucoup d’idéologies, ne
résistent pas à l’épreuve des faits, les valeurs de gauche, elles, en
ont bien résisté.
La gauche s’identifiait, dans un ordre décroissant des
systèmes globaux, au communisme, au socialisme, à la social-démocratie.
Elle est aussi collectivisme, planification, étatisme, justice sociale,
économie sociale de marché, Etat régulateur. Elle s’oppose au capitalisme, à l’impérialisme, à l’exploitation, au libéralisme, à la loi du plus fort, à l’inégalité.
« La gauche doit cesser de se polariser uniquement
sur les considérations sociétales et culturelles
pour englober aussi les questions économiques et sociales,
surtout que ces dernières questions étaient
la préoccupation principale des auteurs de la révolution. »
Mais la gauche, avertit Baccar Gherib, ne peut plus être définie de la sorte. Pour lui, la valeur des valeurs, c’est l’égalité. L’égalité est en effet, dans une expression qui lui tient à cœur, « l’étoile polaire de la gauche ».
Une égalité dans toutes ses dimensions. Une égalité revêtant une
vocation moins idéologique qu’émancipatrice. Dans quelques passages
pertinents sur l’égalité, s’appuyant sur l’analyse du philosophe italien
Norberto Bobbio, notre auteur estime
que : « l’engagement pour l’égalité ne signifie pas l’adoption d’un
égalitarisme simpliste-et irréaliste-postulant « l’égalité de tous en
tout », qui risque facilement de virer en utopie totalitaire… Il peut
signifier, toutefois, un engagement en termes de lutte permanente et continue contre l’inégalité ou les inégalités,
quels que soient les domaines où elles prolifèrent . Autrement dit, si
la gauche est guidée essentiellement par la valeur de l’égalité, elle
est dès lors appelée à lutter contre les inégalités, qu’elles soient
entre les classes sociales, les races, les peuples, les régions ou les
générations ».
En un mot, la gauche est portée par une dynamique de lutte et de combat contre les injustices inégalitaires criantes de toutes sortes. Le combat s’élargit aux
nouvelles inégalités susceptibles d’apparaître dans la société,
suscitées par les interprétations religieuses, les dérives culturelles
ou éducatives, outre les aspects économiques, politiques et sociaux. La
lutte contre l’inégalité ne peut être figée ou ahistorique. En cela,
elle est aussi un projet, puisqu’ un tel combat est continu.
Le combat idéologique n’a plus la primeur, il doit être global. La
gauche, pour incarner la globalité de ces combats, doit impérativement se réconcilier avec l’économie.
Elle doit cesser de se polariser uniquement sur les considérations
sociétales et culturelles pour englober aussi les questions économiques
et sociales, surtout que ces dernières questions étaient la
préoccupation principale des auteurs de la révolution.
D’ailleurs, autant les questions culturelles et sociétales ont une
vertu dissolvante, en raison de la variété des tendances et opinions,
autant les questions économiques et sociales ont des chances de
rassembler la gauche par leur aspect prioritaire.
« L’égalité de la gauche reste teintée d’une
connotation morale, idéologique et romantique,
difficilement réductible au réalisme politique. »
Ainsi, en bon économiste, toujours soucieux des réalités, Baccar Gherib préfère « une gauche du possible » à « une gauche contestataire et protestataire », qui n’a pas toujours entre les mains des alternatives réalisables. Une gauche réconciliée avec un islam
tolérant, humaniste, dépoussiéré de ses vestiges dogmatiques,
anachroniques par rapport à l’esprit de l’époque. Une gauche qui sache
tenir compte et approfondir l’héritage des réformateurs tunisiens
depuis le XIXe siècle, comme Tahar Haddad, Bourguiba ou Mohamed Charfi.
Une gauche qui ne devrait pas se diviser pour des raisons de
leadership.
En fait, l’objectif qu’on peut déceler chez l’auteur, un « réaliste de gauche »
ou un déçu de l’idéologisme et de la praxis de gauche, c’est qu’il
souhaite pour la réussite électorale de son mouvement, que la gauche
puisse aller dans « le monde de la politique », par le
moyen des valeurs de gauche et non par l’idéologie de gauche. Ce
faisant, la gauche tunisienne accepte-t-elle les contraintes et les
logiques de l’action du « monde de la politique », un monde impitoyable,
celui de Machiavel et de Max weber, elle qui a toujours été réconfortée
par les slogans idéologiques et le romantisme révolutionnaire ? Les
valeurs de gauche, notamment le principe d’égalité, ne relèvent-t-elles
pas de l’ordre du combat révolutionnaire ? L’égalité de la gauche reste teintée d’une connotation morale,
idéologique et romantique, difficilement réductible au réalisme
politique. C’est vrai qu’Ettajdid a su modérer sa position de gauche,
notamment à travers le groupe d’Al-Massar, mais les composantes du Front
Populaire ont-elles fait leur mue conformément à l’esprit du temps ?
On ne sait pas comment la gauche va opérer la
distinction entre l’égalité idéologique et l’égalité réalisable ? On ne
sait pas non plus comment l’égalité doit être conciliée avec la liberté, dans l’esprit de l’auteur, pour les besoins de la refondation de la gauche ? Certes, la marche de l’égalité est inéluctable.
Des philosophes libéraux visionnaires, très souvent passés sous silence
par les intellectuels de gauche, l’ont reconnu à juste titre.
« La prospérité et le progrès social ont été réalisés
en Occident par des régimes libéraux et non de gauche.
Depuis le XIXe siècle, la croissance économique
et industrielle a été plutôt un fait libéral. »
Dans sa « Démocratie en Amérique », Tocqueville a
admirablement admis au XIXe siècle « le fait providentiel de
l’égalité », sans adopter une lecture déterministe de type marxiste. Car
il a senti le caractère inéluctable de la démocratisation des sociétés
modernes à partir de son observation empirique du plus grand Etat
capitaliste lui-même : les Etats-Unis. La logique démocratique
tend à la fois à l’égalité sociale et à l’uniformisation des modes et
niveaux de vie. Mais Tocqueville reconnaissait aussi les risques d’une
égalité envisagée au détriment de la liberté. La prospérité et le progrès social ont été réalisés en Occident par des régimes libéraux
et non de gauche. Depuis le XIXe siècle, la croissance économique et
industrielle a été plutôt un fait libéral. Ce sont ces surplus de
richesse qui ont permis l’amélioration du statut et du niveau de vie des
travailleurs eux-mêmes et la montée des classes moyennes. Et c’est la liberté et non l’égalité qui est derrière la prospérité de ces nations.
C’est peut-être ici qu’on touche à l’ambiguïté de l’essai. S’il s’agit
de « refondation de la gauche », la refondation se passe au niveau des principes essentiels,
pas de la politique. Or, la visée politique de l’auteur, le souci du
concret et de la réussite politique de la gauche, ne lui permettent pas
d’approfondir la question des valeurs en rapport avec la refondation.
Passer, comme il le dit, « de l’idéologique au politique, du normatif au positif, de la théorie à la pratique », est-ce une refondation ou une nouvelle stratégie politique de la gauche ? L’auteur nous laisse sur notre faim à ce niveau. Est-ce qu’il nous propose une refondation ou un changement politique en profondeur de la gauche ? Cela est peut-être dû au fait que l’auteur ne définit pas la « refondation »
sur le plan conceptuel. Avant d’évoquer la refondation de la gauche, il
aurait été préférable de cerner les contours du concept de
« refondation » sur un plan théorique. Seule « la gauche » est définie.
« La gauche, elle, n’a jamais gouverné en Tunisie.
Même pas à travers l’association de l’UGTT
de temps à autre au pouvoir sous Bourguiba.
C’est ce qui explique sans doute l’aspect
contestataire frontal du discours de gauche... »
On doit reconnaitre aussi qu’en tant que militant de gauche, l’auteur
souhaite certainement que la gauche cesse d’exister dans la pensée, et
qu’elle apprenne à exister comme pouvoir. En cela, il
n’a pas tort. Il est vrai que le discours de gauche n’est pas une
réalité dans l’action politique et économique au même titre que le
discours libéral qui a, lui, une empreinte indiscutable dans la réalité
politique, économique et sociale.
En effet, en Tunisie, des trois grands courants politiques historiques,
les réformistes libéraux, l’islam et la gauche, seuls les deux premiers
ont eu l’occasion de gouverner et d’exercer le pouvoir : les
réformistes (destouriens) sous Bourguiba et Ben Ali, les islamistes
durant deux ans et demi après la révolution. Mais la gauche, elle, n’a jamais gouverné en Tunisie.
Même pas à travers l’association de l’UGTT de temps à autre au pouvoir
sous Bourguiba. C’est ce qui explique sans doute l’aspect contestataire frontal
du discours de gauche, qui rebute l’auteur. Un discours qui n’est pas
tempéré par la conscience des difficultés de l’exercice du pouvoir, que
connaissent en général les seuls partis qui ont connu des
responsabilités politiques.
Il reste que l’essai de Baccar Gherib est une nouvelle pierre apportée à l’édifice de la science politique tunisienne,
encore en quête de repères, encore assoiffée d’écrits, d’essais,
d’œuvres en la matière. Ce livre, bien écrit, sortant en outre de la
plume d’un militant de gauche convaincu, ne manquera pas non plus
d’alimenter les débats théoriques des partis de la gauche
tunisienne. L’auteur a le sens de la clarté et de la concision
synthétique, tout comme du débat théorique. On apprécie sa culture
multidisciplinaire. Mais, on aimerait le voir, dans une suite
à cet essai, approfondir encore la question théorique de la refondation
de la gauche en prenant le temps qu’il faut, et en ajoutant d’autres
expériences étrangères de refondations de gauche, réussies et non
réussies. La question en vaut la peine.
Le courrier de l'atlas, le 2 mai 2014
Le courrier de l'atlas, le 2 mai 2014
* Professeur de science politique