Le film Thalathoun, de Fadhel Jaziri, est l’occasion, pour beaucoup d’entre nous, de découvrir une période clé de notre histoire récente. En effet, les années trente du siècle dernier ont été, en Tunisie, une période d’effervescence qui a vu se développer, aux côtés d’un incontestable dynamisme intellectuel, l’éveil des Tunisiens à la conscience syndicale et politique et, d’une façon plus générale, à la modernité.
Le film nous présente, ainsi, une galerie de personnalités d’exception dont l’œuvre et l’action ont participé à façonner les principaux traits de la Tunisie indépendante et, donc, d’une certaine manière, de notre présent. Parmi les principaux protagonistes de l’époque, il choisit de s’intéresser à un trio d’amis inséparables : Aboulkacem Chebbi, le poète, Ali Douagi, l’écrivain et nouvelliste, et Tahar Haddad, le penseur de l’émancipation des travailleurs et des femmes. C’est ce dernier qui est la figure centrale du film en tant qu’acteur et/ou témoin privilégié des principaux épisodes intellectuels, syndicaux et politiques de cette période – de la fondation de la Confédération Générale Tunisienne du Travail avec Mohamed Ali Hammi à l’accueil fait à imra’atouna fi ech-charîaa wal mojtamaa en passant par le congrès eucharistique de Tunis et les événements du Jellaz.
Et c’est avec un œil bienveillant et complice que le réalisateur filme les aventures du poète, de l’écrivain et, surtout, du penseur, montrant par ce choix qu’il accorde plus d’importance, dans son approche de cette «période matrice», au rôle joué par les artistes et les intellectuels qu’à celui – pourtant important – joué par les politiques, aussi habiles fussent-ils. Et les politiques ne sont pas, il est vrai, présentés sous leur plus beau jour. C’est surtout le cas de Mouhieddine Klibi qui est, dans le film, de tous les combats d’arrière-garde et qui apparaît, ainsi, comme le chantre du conservatisme. Son image en sort fortement écornée. C’est le cas aussi, mais à un degré moindre, du jeune Habib Bourguiba présenté sous les traits du politicien opportuniste – «prêt à se salir les mains, s’il le faut» pour atteindre ses objectifs – et pragmatique – il ménage les sentiments religieux du peuple, pour mieux les utiliser.
Au contraire, A. Chebbi, poète génial fortement épris d’une jeune beauté russe, et A. Douagi, écrivain talentueux et ami fidèle, ressortent, eux, comme des personnalités sympathiques et attachantes. Hammi et Haddad, quant à eux, sont les plus admirables, eu égard au lourd tribut qu’ils ont payé pour défendre leurs convictions progressistes, l’un, face au colon, l’autre, face à une société réfractaire et hostile. Ces derniers apparaissent alors comme les vrais héros de cette époque fondatrice, les vrais héros de notre modernité.
C’est là que réside, à notre avis, un des grands mérites de ce film qui a d’incontestables vertus pédagogiques sur le lien entre notre pays (et donc notre identité) et la modernité. A l’heure où le repli identitaire fait percevoir les acquis de cette modernité comme des corps étrangers, à l’heure où ses conquêtes semblent menacées par certains courants conservateurs qui rêvent de prendre une revanche historique, ressusciter cette mémoire équivaut à ressusciter l’espoir.
Car cette terre qui, à un moment de son histoire, a enfanté une telle avant-garde capable de mener à bien des luttes et des combats bien improbables, devrait pouvoir abriter les héritiers à même d’apprécier ce legs et de le défendre. Le public, où les jeunes étaient nombreux, ne s’y est pas trompé, qui a fortement applaudi à la fin de la représentation. Le film a réussi à les toucher. De ce point de vue, Thalathoun est, aujourd’hui, une œuvre essentielle et salutaire !
Baccar Gherib
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