La fin des élections a été marquée par des signes de nervosité voire de crispation de la part du pouvoir, crispation qui a surpris, de par sa violence, les observateurs les plus avertis. Mais des signes avant-coureurs sont apparus bien avant et ont visé, sans distinction aucune, tout discours ou démarche un tant soit peu critique à l’égard de telle ou telle mesure du pouvoir. Le pic de cette nervosité a été atteint au lendemain des élections à un moment ou on aurait pu, au contraire, voir les «vainqueurs» tenter une ouverture vers leurs contradicteurs. Mais les velléités de revanche sur tous ceux qui l’ont critiqué l’ont emporté sur l’esprit d’ouverture d’un pouvoir qui s’est proclamé champion d’élections qu’il a, lors de la campagne, vidées de tout sens.
Des dérèglements…
C’est à un dérèglement du comportement sécuritaire qu’on est entrain d’assister, qui pourrait cacher un dérèglement d’ordre politique, de plus grande ampleur. Deux exemples attestent de ce dérèglement sécuritaire :
- Les élections dans le contexte tunisien sont un moment de pur formalisme démocratique à l’intention du pays certes, mais surtout des bailleurs de fonds internationaux et de l’Occident. Or, les élections de 2009 ont, de l’avis des observateurs et des acteurs, dérogé à cette règle tant les tracasseries et les divers contrôles ayant entravé la campagne électorale de l’opposition (Ettajdid/Initiative, le Forum, les listes indépendantes «Réforme et développement») ont rendu ce formalisme inopérant car inacceptable pour le pouvoir, engendrant du coup le rétrécissement d’un espace de liberté déjà très exigu.
- Les lendemains des élections sont généralement des moments d’accalmie voire de détente et même quelquefois de lancement de quelques promesses. Or, le 26 octobre et les jours suivants ont été marqués par une crispation sectaire qui a pris une tournure chauvine et pseudo-nationaliste avec le retour d’une vieille rengaine, celle du prétexte colonial, qui avait fait tant de mal aux Etats du sud au lendemain de la vague des indépendances. Les nouveaux dirigeants de ces Etats, pour cacher leur incompétence, leur corruption et la tyrannie, invoquaient le prétexte facile du colonialisme. Bourguiba nous en avait épargné. C’est ce qui explique, en partie, l’avance prise par la Tunisiesur les autres Etats nouveaux, envahis par l’idéologie/alibi de l’anticolonialisme. Mais voilà qu’on remarque, ébahi, l’émergence de concepts antédiluviens tels que le colonialisme, les suppôts du colonialisme…, développés par l’appareil idéologique de l’Etat (RCD, ATCE, presse, télés…) et relayés par les petits rentiers, tenanciers des boutiques de la mouwalat et par des pseudo-nationalistes arabes. Le thème du «patriotisme» est utilisé à tort et à travers pour vilipender les opposants, coupables «de connivence avec des milieux étrangers hostiles à la Tunisie». Le RCD, parti hégémonique, se comporte comme le seul détenteur d’une «légitimité patriotique», distribuant des cartes de «bon patriote» et qualifiant les opposants de «traîtres» par-ci, organisant une rencontre sur la notion de «patriotisme» par-là. Pour ce faire, le RCD a dû changer de registre: de la politique il verse dans la politicaillerie.
L’apparition soudaine de ce discours, qui procède par digressions et raccourcis, vers la fin de la campagne électorale, cache un malaise réel dans le pays et dans les cercles du pouvoir mais tente surtout de «légitimer» maladroitement la campagne de harcèlement et de répression à l’encontre de tout postulant à l’exercice d’une liberté: les partis politiques, les journalistes, les associations indépendantes, les militants des droits humains et les étudiants; tout l’arsenal répressif a été utilisé, de la bastonnade aux lourdes peines de prison sans oublier les saisies de journaux, officielles ou déguisées.
La substance de ce dérèglement sécuritaire indique que le pouvoir semble incapable de tolérer aujourd’hui ce qu’il tolérait il y a vingt ans. C’est ce qu’on appelle la régression. Car un pouvoir peut exercer son autorité de diverses manières sans avoir besoin de recourir chaque fois à la force et à la contrainte. La réussite et l’échec ne sont pas déterminés par le nombre de policiers, le quadrillage du pays ou le contrôle à chaque coin de rue. La sécurité est un facteur parmi d’autres, ni plus ni moins important que le développement à tous les niveaux, politique, économique, social, culturel et moral.
Avant de clore ces développements sur le dérèglement sécuritaire, j’aimerais m’arrêter sur un phénomène nouveau mais très inquiétant, il s’agit de la «criminalisation» du syndicalisme estudiantin auquel on a assisté ces derniers jours. Je trouve scandaleux pour un pays comme le nôtre, dépourvu de richesses naturelles, ne comptant que sur la richesse humaine que n’a cessé de produire un enseignement public de plus en plus paupérisé, de condamner de jeunes étudiants à de lourdes peines de prison pour la simple raison qu’ils ont organisé un sit-in de soutien à des étudiantes, de condition modeste, privées de leur droit à un logement dans les foyers universitaires publics. Le simple fait d’avoir mis le doigt sur les défaillances de la politique de logement du ministère de l’enseignement supérieur ne fait pas de ces étudiants syndicalistes des criminels; au contraire, ce sont de jeunes héros habités par l’intérêt général. Dans cette affaire, plus que d’intolérance ou d’autoritarisme, le pouvoir a fait preuve d’insensibilité.
De façon concomitante, cette vague répressive s’est accompagnée d’une campagne de propagande d’un autre âge, au goût douteux, contenant deux volets, l’un pour vanter le régime par des discours auto-glorificateurs, plus obséquieux les uns que les autres, fêtant tout et n’importe quoi, mais dont le point commun est qu’ils mettent le cap sur une période lointaine, celle de «la Tunisie de demain», de la Tunisie après 2014 (une façon pour le pouvoir de préparer l’opinion à des décisions qui vont dans le sens d’une reproduction peu évidente), l’autre volet d’une rare agressivité, pour vouer les opposants à la détestation et au mépris publics, mené par des pseudo-journalistes dans des feuilles qui puent la haine et suscitent le dégoût. Le «tort» de ces Tunisiens est d’avoir osé exprimer une autre Tunisie plus variée et mieux colorée. A suivre ces haineux, la Tunisie, «ce serait une personne et une seule, univoque, intouchable, irremplaçable et inamovible: le chef de l’Etat». Soit. Mais, les adeptes d’une vision plurielle sont tout autant légitimes à exprimer une autre Tunisie, tolérante et apaisée.
Le recours par le pouvoir à «l’effet de démonstration» par la mobilisation de moyens inconsidérés et illimités et par une «agitation maniaque» qui frôle la fabulation pour démontrer, en toute circonstance, sa toute puissance, crée un sentiment réductionniste à l’égard des opposants, coupables de faiblesse, et fait que la politique devient, pour reprendre Jean Charlot, «extraordinairement plate et ennuyeuse [et] mène à la dépolitisation généralisée des citoyens». Georges Burdeau qualifie ce danger qui guette les systèmes politiques «d’anémie graisseuse».
Au-delà de la dimension politique qu’elle contient, cette campagne pose un vrai problème moral annonciateur d’un dérèglement moral qui se présente de la façon suivante: au début de son règne, le pouvoir abusait de sa propension à transformer sa conscience morale en instrument d’hégémonie (faites ceci, ne faites pas cela), aujourd’hui la campagne qui se déploie sous nos yeux, suscitée et entretenue par le pouvoir, est révélatrice d’une indigence de la conscience morale de certains cercles du pouvoir. «La fin justifie les moyens», se disent-ils; mais ce qu’ils oublient c’est que tout pouvoir, quelque soit sa nature, doit avoir une prééminence morale. Celle-ci s’étiole quand la légitimité s’érode. Alors, de grâce, faites attention et ne jouez pas avec le feu!
SAMIR TAIEB
(A suivre)
La crispation ne vient-elle pas plutôt de la part de l'opposition qui, désormais avec le double du nombre de députés (53), est obligée de rendre compte aux citoyens d'une véritable implication dans les "dossiers" concrets de l'Etat ??
RépondreSupprimerIl faut arrêter ces discours de victimisation et se concentrer sur le terrain, aller au contact des électeurs, faire un vrai travail de fourmis, silencieuses et efficaces à convaincre et à construire.. Toujours est-il que l'opposition doit sortir d'une logique de micro-partis idéologiques vers un vrai positionnement national et pragmatique.. l'électeur tunisien a changé, pas l'opposition..
Cher Penser et Agir, il semble que vous soyez passé à côté du sujet de l'article qui se propose d'analyser une nouvelle donne concernant le comportement du pouvoir ces derniers temps qui a été notée par tous ceux qui s'intéressent à la chose publique en Tunisie. Ces "dérèglements" sont répertoriés et un début d'analyse est ébauché qui sera développé dans la deuxième partie de l'article.
RépondreSupprimerToutefois, et pour répondre à tes remarques concernant l'opposition, il faut faire un distinguo entre "l'opposition de connivence" à laquelle va l'écrasante majorité des sièges et l'opposition indépendante" (Ettajdid, PDP et Forum) qui n'en a recueilli que 2 (Ettajdid). Et l'opposition de connivence n'est nullement crispée par le nombre de sièges qui lui est dévolu, au contraire, ça l'incite à soutenir encore plus les choix du pouvoir et à en faire les éloges.
Pour l'opposition indépendante, c'est vrai qu'elle est tout à fait harcelée (réunions interdites médias inaccessibles, journaux saisis, police devant les locaux etc.) Mais vous avez raison, il ne faut pas jouer la victimisation. Il faut travailler même dans les pires conditions et c'est ce que font les partis de cette opposition indépendante, malgré la faiblesse des moyens matériels et humains.
Une dernière remarque: ça fait un bon bout de temps que ces partis ont abandonné la perspective idéologique; il suffit de suivre leurs positions et de lire leurs journaux ou le programme de M. Ahmed Brahim pour les présidentielles. Excusez-moi, mais il s'agit là d'un cliché que répètent les gens qui ne veulent pas s'investir dans la lutte politique dans notre pays.
Merci pour votre passage!
@Penser et Agir, je suis electeur et puisque vous dites "aller au contact des électeurs, faire un vrai travail de fourmis, silencieuses et efficaces à convaincre et à construire.. "
RépondreSupprimerdonc vous ne connaissez pas la Tunisie
Puisqu'il semblerait que j'ai "raté" le sujet principal sur lequel vous avez souhaité attirer l'attention, je reste attentif au contenu de la seconde partie..
RépondreSupprimerIl y a donc une "bonne opposition", celle d'Ettajdid, qui n'a pu gagner que 2 sièges, et du PDP, qui s'est retiré des élections et, en face, une "mauvaise opposition", celle qui a participé et eu 51 sièges..
Franchement, combien y-a-t-il de militants affiliés Ettajdid en Tunisie ? Ettajdid est-il crédible ? pourquoi Ettajdid et le PDP s'obstinent à travailler chacun de son côté s'il s'agit de 2 partis non idéologiques et de surcroît, qui font de la "bonne" opposition ???
Cher penser et agir, la distinction à faire n'est pas entre une "bonne" et une "mauvaise" opposition, mais entre une opposition au pouvoir et sa clientèle.
RépondreSupprimerConcernant votre 2ème remarque, pourquoi Ettajdid ne serait-il pas crédible? Quels sont, pour vous, les attributs de la crédibilité?
Enfin, je comprends votre souhait d'un rapprochement entre Ettajdid et le PDP et, si vous suivez avec attention la scène politique, vous aurez remarqué quelques actions communes entre les deux partis notamment à l'occasion de la lutte contre les entraves à la diffusion de leurs journaux et récemment à l'occasion de la formation du comité national pour la défense de la liberté d'expression et d'information.
Merci pour l'intérêt que vous manifestez pour l'opposition.