Le Centre Mohamed Ali de Recherches, d’Etudes et de Formation (CEMAREF) et son animateur Habib Guiza ont eu l’excellente initiative de réunir un groupe d’universitaires et d’intellectuels en vue de penser le renouvellement du projet moderniste tunisien. Il s’agit, en l’occurrence, de se pencher sur le bilan de la mise en œuvre de ce projet depuis l’indépendance et, dans un deuxième temps, de réfléchir aux modalités de sa relance pour qu’il prospère et s’affirme à l’orée de 2040! La réflexion qui nous a été présentée les 22 et 23 janvier derniers à Tunis avait donc deux moments: la rétrospective et la prospective.
L’initiative est excellente, avions-nous dit, car tout en montrant que ce projet moderniste a aujourd’hui des héritiers et des défenseurs, elle répond à un besoin profond des élites tunisiennes attachées aux valeurs de la modernité qui voient dans certaines récentes évolutions de la société et – fait nouveau – du pouvoir politique de réels motifs d’inquiétude… Elle part donc du constat, partagé par tous les intervenants, de l’essoufflement de ce projet ou des lourdes menaces qui le guettent pour mieux penser les voies de son renforcement. Il était dès lors de bonne méthode de commencer par définir le concept de modernité et d’identifier les principales étapes du processus historique qui a été couronné, en Tunisie, par les réformes modernistes de l’indépendance. C’est ce dont s’acquitta fort bien Professeur A. Zghal.
Une généalogie de la modernité tunisienne
Celui-ci commença, d’abord, par rappeler que la modernité est une création de l’Occident, qui émergea grâce à la substitution des théories du droit divin par des théories du droit naturel prônant l’autonomie de l’individu et fondant les relations sociales sur le contrat. Elle se concrétisa ainsi autour de quatre principes qui ont parfois des relations conflictuelles: l’Etat Nation, la citoyenneté, le peuple (égalité sociale) et l’identité (culture nationale).
Il passa, ensuite, à la présentation des moments clés du processus historique menant à la modernité tunisienne. Des dates, des hommes et des groupes sociaux ont été ainsi identifiés en vue d’illustrer ce long cheminement: 1) Ahmed Bey et la réforme de l’Etat; 2) le congrès du Destour en 1919 qui, en regroupant notables musulmans et juifs, esquissa le principe de citoyenneté; 3) l’alliance au milieu des années 20 entre l’intellectuel organique Haddad et le syndicaliste révolutionnaire Hammi; 4) le congrès du néo-destour à Ksar Hellal qui donna à une élite francophone une base sociale et 5) le congrès de Sfax en 1955 qui, scellant l’alliance du politique et du syndical, fit pencher la balance en faveur du camp moderniste.
Cet exercice de généalogie appliqué à notre modernité a un intérêt certain car non seulement il donne à voir l’accumulation sur un siècle environ d’apports divers à la construction de l’édifice de la modernité, mais il donne aussi tout son poids à la volonté et à l’engagement d’hommes et de femmes qui ont cru en ces valeurs dans des contextes sociaux et mentaux qui ne leur étaient nullement favorables[1].
Cependant, ces différents moments clés du processus moderniste ne sont justement que des jalons. Selon A. Zghal, le couronnement du processus ou le basculement vers l’hégémonie du projet moderniste a eu lieu quand les élites tunisiennes qui ont conquis l’indépendance optèrent clairement pour le principe de l’Etat territorial, c’est-à-dire quand elles prirent leurs distances avec les utopies arabistes et islamistes qui sont, par définition, porteuses de principes trans-territoriaux, voire impériaux. L’identité culturelle de la nation ayant fraîchement acquis son indépendance a été donc définie, souligne A. Zghal, de façon à ce que la Tunisie soit appréhendée comme appartenant au Monde arabo-musulman et ouverte sur le reste du monde et non pas comme société arabe ou islamique tout court. Et c’est logiquement que ces élites popularisèrent alors la notion de tunisianité ancrée dans l’histoire plurimillénaire du pays et dans ses milieux géographiques et culturels : maghrébin, méditerranéen, arabe, islamique et africain.
La problématique modernité/identité
Cette question n’est pas anodine, on s’en doute. Car, c’est autour d’elle que se sont cristallisées, dans le passé, et se cristallisent, aujourd’hui encore, toutes les résistances au projet moderniste tunisien. Celui-ci a certes réussi à devenir hégémonique, grâce à la foi des élites de l’indépendance, à un contexte historique éminemment favorable et à l’efficacité de sa pédagogie qui n’était pas le moindre des talents d’un Bourguiba. Mais les adversaires de la modernité qui estiment, à tort ou à raison, en avoir fait les frais, sont toujours là et ne désespèrent pas, à la faveur de cet essoufflement, de pouvoir infléchir le sens du projet, voire de le remettre en cause.
Or, cet essoufflement a essentiellement trois causes qui sont forcément en partie liées. Il y a, d’abord, le fait que le pouvoir actuel, pourtant héritier des élites destouriennes de l’indépendance, ne porte plus avec la même conviction le discours moderniste et, comme l’a noté le sociologue R. Boukraâ, il lui préfère plutôt le discours économique. Mais «cette attitude favorise le développement du mouvement intégriste qui profite du vide idéologique ambiant»[2].
Ensuite, il est clair que le projet moderniste subit les contrecoups du repli identitaire des Tunisiens qui sont de plus en plus nombreux à considérer les progrès de la modernité comme les signes d’une occidentalisation – honnie, cela va sans dire – de leur société et, par conséquent d’une perte d’identité (arabe et, surtout, islamique)! Mais il ne faut pas se leurrer: ce à quoi nous assistons aujourd’hui est moins un retour de la religion (on y aurait gagné en spiritualité, en vertu et en moralité) que la manifestation d’une profonde crise identitaire (c’est pourquoi on tient à ce que ce retour du « religieux » soit visible, affiché voire exhibé).
Ce point est important et mérite que l’on s’y arrête. Il faut d’abord affirmer clairement que la modernisation n’est pas une occidentalisation. La modernité est, certes, née en Occident mais, comme la révolution néolithique il y a dix mille ans, elle a une portée universelle. Et qui mieux que Hichem Djaït, spécialiste de la question de la personnalité arabe et islamique, peut nous éclairer sur le danger potentiel que la modernité ferait peser sur notre identité? Ecoutons ce qu’il nous dit à ce propos: «Toute la problématique de l’identité, de la modernité, du patrimoine, du nationalisme et de l’islam politique n’est d’aucune valeur du point de vue intellectuel». Et, plus loin, «Quant à l’identité, elle ne pose aucun problème, car elle est bien ancrée, quoiqu’elle puisse évoluer dans sa composition, mais le fait de l’envisager comme une notion problématique, ou l’accent exagéré mis sur elle sont l’indice de sa faiblesse dans la sphère de l’imaginaire»[3].
Cette mise au point est importante pour prévenir les hésitations des modernistes et leurs doutes devant le mouvement identitaire qui leur fait face. Car ces doutes (ou mieux cette mauvaise conscience) étaient tangibles lors de la présentation des travaux de l’équipe de Tunisie 2040 et du débat qui a suivi et ils se sont exprimés surtout à travers un appel réitéré à «rompre avec l’imaginaire social français». Entendez par là avec le modèle d’une sécularisation abrupte et d’une approche conflictuelle avec la religion! Or, cet appel est tout à fait étonnant. Tout simplement, parce que la méthode de la réforme moderniste telle qu’elle a été fondée par Haddad, en 1929, reprise et appliquée par Bourguiba en 1956 et poursuivie et approfondie par Charfi dans Islam et liberté en 1999 est celle d’une lecture historiciste du texte coranique. Elle part clairement d’une réinterprétation du texte sacré et certainement pas d’une coupure avec lui!! On l’a dit avant[4], on le répète: la méthode mise au point par Haddad – homme de religion, faut-il le rappeler – est la bonne. On n’en a pas trouvé d’autre!
Cependant – et nous abordons là la troisième cause de l’essoufflement du projet moderniste tunisien –, s’il est souhaité que les modernistes d’aujourd’hui affichent haut leurs convictions et défendent les acquis décrochés par les élites de l’indépendance, ils doivent tout aussi bien pointer du doigt le péché originel de celles-ci: la poursuite de la démarche autoritaire bien au delà de ce que l’on pouvait justifier… Et ici, on doit poser la question fondamentale du lien (absent jusque-là) entre modernité et démocratie.
Modernité et démocratie
En effet, les intervenants au débat ont souligné que, pour Bourguiba, la démarche était claire: «l’Etat, d’abord! Les libertés, on verra par la suite»… Et cette démarche pouvait, à la limite, se justifier pendant un certain temps. Toutefois, il est assez rapidement apparu que les initiateurs du projet moderniste étaient, dans le même temps, les tenants d’un gouvernement autoritaire. La nature anti-démocratique du pouvoir destourien se révéla clairement dans les années 70: abrogation du congrès de Monastir en 71, présidence à vie en 75 et répression sanglante du mouvement syndical – pourtant allié stratégique dans la défense de l’option moderniste – en 78. Mais ce sont surtout les élections de 1981 qui mirent définitivement à nu l’incapacité du régime destourien à négocier le tournant démocratique que les Tunisiens appelaient de leurs vœux et pour lequel ils avaient montré assez de maturité!
Depuis, nous vivons dans un double paradoxe: l’Etat qui se dit gardien des acquis de la modernité est incapable de mettre en œuvre une des composantes fondamentales de celle-ci: la démocratie. Une incapacité qui s’avère porteuse de dangers réels sur ces mêmes acquis! Et des adversaires de la modernité appellent à une consultation démocratique du peuple en vue de revenir sur ces acquis! Ce n’est donc pas par hasard que la gauche démocratique renvoie dos à dos ces deux adversaires en choisissant une troisième voie exprimée par le slogan «Pas de modernité sans démocratie! Et pas de démocratie sans modernité!».
Au moment où les héritiers du néo-destour avalent des couleuvres de plus en plus grosses et où des signaux sont lancés pour brouiller le message moderniste et installer une certaine ambiguïté dans le discours du pouvoir en vue de laisser la voie ouverte à divers scénarios futurs possibles, il est clair que c’est la gauche démocratique qui porte aujourd’hui avec le plus de cohérence le projet moderniste tunisien. Ce rappel n’est pas fortuit. Car, pour défendre ce projet, il est très bien que des intellectuels montent au créneau, mais il est aussi fortement recommandé que des forces politiques et sociales le prennent en charge avec honnêteté et conviction.
Baccar Gherib
[1] Ainsi que l’a très bien montré le film Thalâthoun de Fadhel Jaziri.
[2] R. Boukraâ, Acteurs sociaux et changements sociaux en Tunisie, in Amri L. (dir), Les changements sociaux en Tunisie (1950-2000), L’Harmattan, 2007, 186.
[3] H. Djaït, La crise de la culture islamique, Cérès, 2005, 39 et 40.
[4] Baccar Gherib, T. Haddad ou la méthode de la réforme en islam, Attariq Aljadid, 15 mars 2009.
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