samedi 19 mars 2011

L'économie politique d'un demi-siècle de notre histoire



Mahmoud Ben Romdhane, Tunisie: Etat, Economie et Société, Sud Editions, 2011.

Pour les raisons que l’on connaît, rares étaient les chercheurs qui osaient affronter de manière non complaisante l’histoire politique, économique et sociale du pays. Et ceux qui se sont adonné à cet exercice, n’osaient pas manier leur esprit critique au-delà de l’ère bourguibienne, la période allant de 1987 jusqu’à nos jours restant en dehors de leur champ de réflexion. Elle était, pour ainsi dire, de l’ordre du tabou. Certes, des recherches ont été réalisées sur des questions qui fâchent comme celles du chômage, des inégalités ou du modèle de développement adopté et ses limites, mais elles demeuraient toutes dans une certaine confidentialité. Elles n’osaient pas migrer – comme c’est leur vocation – des cercles restreints des universitaires vers ceux, plus larges, de la société civile et politique. On peut dès lors parler, à ce sujet et à de très rares exceptions près, d’une démission des clercs. L’évitement systématique de cette thématique a ainsi créé un vide énorme et a suscité la frustration des universitaires, des jeunes chercheurs ou des intellectuels en général, obligés de se contenter du regard extérieur – pas toujours très bien informé, ni exempt de préjugés.
C’est ce vide énorme que le dernier ouvrage du professeur Mahmoud Ben Romdhane (Tunisie : Etat, économie et société) est venu combler. Il offre ainsi au lecteur non seulement une grande quantité de faits et de données sur la politique, l’économie et la société tunisiennes sur la période d’un demi-siècle, mais aussi des analyses rigoureuses qui se proposent d’expliquer la permanence de l’autoritarisme dans une société qui a pourtant atteint les standards économiques et sociaux permettant une transition démocratique. Les trois livres qui forment l’ouvrage sont donc la réponse à la problématique de l’auteur, énoncée dès la première page : « pourquoi, plus d’un demi-siècle après l’indépendance, la Tunisie continue-t-elle de vivre sous le régime autoritaire ? Dans quelle mesure et comment a-t-elle engendré des richesses, des revenus ? Dans quelle mesure et comment a-t-elle assuré une distribution et une redistribution des revenus ? ». Autrement dit, la thèse développée réfute aussi bien l’explication de l’autoritarisme par la seule coercition que celle, fataliste, qui l’attribue à certains traits de la société tunisienne, telle que la « tunisianité » chère à Camau et Geisser*.
Ainsi, pour développer sa thèse, l’auteur doit, d’un côté, montrer la logique néo-corporatiste qui lie le pouvoir autoritaire aux représentants du capital et surtout ceux du travail tout en explicitant les rapports clientélistes qu’il entretient avec les classes dites périphériques. Mais il doit, d’un autre côté, réfuter une à une et point par point les thèses essentialistes expliquant l’absence de démocratie par une spécificité culturelle. Ce qui lui permet d’expliquer la permanence de l’autoritarisme par l’histoire, en revenant sur des épisodes clés de l’histoire tunisienne qui vont de la lutte (violente) pour le pouvoir dès l’aube de l’indépendance à la grande occasion perdue des élections  pluralistes de 1981.
On l’aura compris, ce livre est celui d’un universitaire: comme le montrent sa rigueur, son plan, son souci du détail, les auteurs cités et discutés, notamment dans les deux premiers livres. Ce qui dévoile son incontestable ambition théorique. Mais c’est aussi l’œuvre d’un démocrate, d’un intellectuel engagé dans les affaires de sa cité, qui, en quelque sorte, défend sur le terrain de l’analyse le droit de son peuple à la démocratie. N’en déplaise à certaines approches postulant la stabilité des systèmes autoritaires, en effet, celle-ci reste, pour lui, l’horizon auquel peuvent aspirer tous les peuples de la planète, y compris le peuple tunisien. Dans un contexte dominé par le fatalisme et une certaine démission, ce livre, finalisé durant l’été 2010, réhabilite l’espoir (et, a posteriori, la Révolution tunisienne lui a donné raison). Il s’achève, d’ailleurs, sur une conclusion générale au titre prémonitoire : « Demain la démocratie » où l’auteur s’efforce d’anticiper les scénarii possibles d’une sortie de l’autoritarisme – bien que la révolution du 14 janvier les ai déjoué tous, comme il le remarque dans un post-scriptum !
Toujours est-il que, grâce à la révolution, ce livre a pu être édité et distribué en Tunisie. Il sera désormais la référence incontournable aussi bien pour l’honnête homme cherchant à approfondir sa connaissance du pays et de son histoire, que pour les jeunes chercheurs, en sciences politiques ou en économie, réfléchissant sur l’objet « Tunisie ».
Baccar Gherib

M. Camau, V. Geisser, Le syndrome autoritaire ; Politique en Tunisie de Bourguiba à Ben Ali, Presses de Sciences Po, 2003.

Attariq Aljadid, n°218

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