mercredi 31 août 2011

Ettajdid et le renouveau de la gauche tunisienne



L’après 14 janvier constitue, pour la gauche tunisienne, une occasion historique permettant d’arracher, sur un échiquier politique en pleine recomposition, la place – loin d’être négligeable – qui devrait être la sienne. Et ceci pour des raisons objectives. Car, à bien y regarder, les principales problématiques soulevées par la Révolution, les revendications qu’elle a portées et les attentes qu’elle a exprimées sont « de gauche ». C’est clairement le cas, en particulier, des fractures territoriale et sociale qu’elle a dévoilées de manière crue aux yeux de tous et qui appellent, toutes deux, des politiques visant à réduire les inégalités croissantes entre régions (en termes de développement) et entre groupes sociaux (en termes de répartition du revenu, d’accès à la santé et au logement, et d’exposition au chômage, notamment). Etant entendu qu’être de gauche, ainsi que l’a rappelé dans un ouvrage magistral[1] le philosophe italien Norberto Bobbio, c’est essentiellement lutter contre les inégalités sociales et les discriminations.
Toutefois, cet appel du pays à gauche voit, paradoxalement, une sorte de « glissement vers la droite » de deux des trois partis – à l’origine, catalogués « de gauche » –  de l’opposition historique, ce repositionnement étant perceptible dans leurs discours et, surtout, dans leurs programmes économiques et sociaux. Cet appel doit aussi, et surtout, composer avec un préjugé tenace chez nos concitoyens, qui accolent à la notion de gauche une connotation nettement péjorative, car souvent associée à des attitudes idéologiques  « radicales » et, pour ainsi dire, peu rassurantes s’agissant de la gestion du pays. Dès lors, il est clair que la demande objective de politiques de gauche se heurte à la méconnaissance et à la défiance que soulève cette dernière notion et qui, hélas ! ne peuvent que se renforcer à la découverte d’un certain discours extrémiste et sclérosé, sorti tout droit des années soixante du siècle dernier.
Il est donc impératif de faire la distinction entre deux types d’approches se réclamant de la gauche.
La première est idéologique. Elle véhicule un discours dogmatique, sans prise sur le réel, favorisant, ainsi que le montrait Bourdieu à propos d’un certain basic marxism, un « langage automatique, qui tourne tout seul, mais à vide » et qui « permet de tout parler à l’économie, avec un tout petit nombre de concepts simples, mais sans penser grand-chose »[2]. Ce discours est particulièrement nocif et peu responsable, on l’a vu, quand il s’agit d’aborder certaines questions économiques comme, par exemple, celles de la dette extérieure ou celle du chômage. Car, il lui suffit d’agiter de vieux fantômes et de prononcer les paroles clés d’impérialisme ou de course au profit, pour ensuite prôner rien moins que le reniement de la dette ou le retour au tout étatique dans la gestion de l’économie ! Cette gauche-là est hors histoire – pour ne pas dire hors sujet – et, pour cela, elle n’est malheureusement pas en mesure d’apporter des ébauches de solution aux problèmes des Tunisiens.
La seconde approche est, par contre, celle d’une gauche vivante, qui a su évoluer en dépassant la posture idéologique et les réponses totales – et totalitaires ? – qu’elle donnait aux problèmes économiques et sociaux. C’est une gauche qui a su se remettre en question, soumettre à la critique les dogmes qui l’ont longtemps nourrie et se hisser au niveau politique, qui la somme de donner des réponses concrètes à des questions concrètes. Ce dépassement de l’idéologie ne signifie nullement, pour elle, un abandon des valeurs et des principes qui fondent son identité, notamment la défense de l’idéal égalitaire. Cette défense devra se poursuivre par la traque intelligente de tous les foyers d’injustice et d’inégalité qui prospèrent dans notre système économique et social. Elle devra se faire aussi en veillant à ne pas casser les ressorts de la croissance, c’est-à-dire en tenant compte des contraintes de l’économie mondiale et de celles de l’entreprise.
Or, cette approche d’une gauche moderne et politique, c’est, à mon avis, Ettajdid qui a, aujourd’hui, la vocation de l’incarner. D’abord, parce qu’il n’a pas, pour des raisons électoralistes, renié son ancrage à gauche. Ensuite, parce qu’il a su, depuis longtemps, faire son aggiornamento idéologique, dépasser les grilles de lectures obsolètes et s’ouvrir à des pans entiers de la mouvance progressiste tunisienne. Enfin, parce qu’il s’est attelé, depuis son congrès de 2007, à construire une alternative économique et sociale sur la base d’un diagnostic approfondi des problèmes du pays.
A cet égard, la responsabilité du Mouvement Ettajdid est grande, historique même. Il doit pouvoir produire l’offre politique adaptée aux revendications de la révolution, contribuer à détruire des clichés qui ont la vie dure en montrant que la gauche peut être aux affaires pour le bien du pays et, pourquoi pas, réconcilier les Tunisiens avec cette part d’eux-mêmes - qu’ils méconnaissent - qui penche à gauche. En menant à bien cette œuvre de renouvellement, Ettajdid pourra contribuer à mettre fin à un malentendu qui n’a que trop duré et mériter, plus que jamais, le nom qu’il porte depuis 1993.

Baccar Gherib
Attariq Aljadid, n°246



[1] Norberto Bobbio, Droite et Gauche. Essai sur une distinction politique, Seuil, 1996.
[2] Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, Cérès, 1993, p38.

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