dimanche 8 mars 2015

Samir Amin à Tunis : Les changements dans le monde arabe à l’aune de l’histoire mondiale


Samir Amin est un penseur marxiste et tiers-mondiste de premier plan. Ses travaux depuis les années 1970, notamment son célèbre Développement Inégal, ont marqué des générations d’étudiants, dans le Tiers Monde et ailleurs, réfléchissant sur les questions de développement et de systèmes économiques. Il n’était dès lors pas étonnant qu’il fît salle comble, le 27 février dernier au campus universitaire d’el Manar, à l’occasion de sa conférence sur les défis géopolitiques et économiques à la lumière des révolutions arabes, tant chercheurs et étudiants étaient curieux de l’écouter sur cette thématique. De même, il n’était pas surprenant que, en bon marxiste, il commençât son intervention par une mise en perspective historique des récentes évolutions dans le Monde arabe, avant de s’attaquer à la situation prévalant en Tunisie et en Egypte et de terminer, en bon tiers-mondiste, par les problèmes posés aux 85% de lapopulation mondiale vivant dans le « Sud ».


Histoire mondiale et crises du capitalisme
Comprendre ce qui se passe aujourd’hui en Tunisie et en Egypte implique de prendre du recul, de recourir au temps long de l’histoire. Pas simplement à celui des histoires nationales de ces deux pays, ni à celui de leur région : il s’agit de se référer à l’histoire mondiale. Ce faisant, le conférencier fait sienne la position méthodologique de Gramsci soulignant qu’on ne peut penser une histoire nationale abstraction faite de l’histoire mondiale et que, de ce point de vue, « l’histoire ne peut être que mondiale ». Et cette histoire, que nous apprend-elle de fondamental ? Que « le capitalisme a fait son temps ! », au moins depuis la Commune de Paris, selon Samir Amin, et la vague de colonisation enclenchée par les puissances européennes qui l’a suivie. Que faut-il comprendre par cette expression ? Non pas, bien sûr, que le capitalisme soit moribond, que ses jours soient comptés… Mais qu’il ne représente plus un système progressif et conquérant, qu’il a désormais à faire face à des limites, des contradictions et des crises.
Face à ces crises, le capital apporte des réponses d’ordre pratique qui, à leur tour, vont susciter la réaction des peuples qui les subissent. Ainsi, les réponses à sa crise de la fin du dix-neuvième siècle furent-elles : Monopoles, Mondialisation et Financiarisation. Cette évolution du capitalisme a été à l’origine d’une série d’événements (1ère Guerre Mondiale, Révolution bolchévique, montée du nazisme, 2ème Guerre Mondiale, Révolution chinoise, décolonisation, etc.) qui a contribué à façonner le monde de l’après-guerre, notamment celui des Trente Glorieuses.
Celles-ci, comme l’indique leur nom, ne durent pas indéfiniment, et les années 1970 voient le déclenchement d’une deuxième grande crise à laquelle le capitalisme apporte des réponses similaires à celles mises en œuvre un siècle plus tôt : (nouvelle forme de) Mondialisation, (nouvelle) Financiarisation avec, cette fois, l’Abolition de la démocratie bourgeoise, au sens où l’opposition gauche – droite perd tout son sens sur le terrain économique et social, car, en la matière, tout se décide désormais au niveau des institutions financières internationales. Ces réponses à la crise seront à l’origine d’une période de répit pour le capitalisme, une seconde « belle époque » d’une trentaine d’années qui prendra fin en 2008 avec la crise financière mondiale, d’une part, et les réactions populaires en Amérique Latine (victoires électorales de la gauche), en Europe (le mouvement des Indignés) et aux Etats-Unis (le mouvement Occupy Wall Street) qui remettent en question sa suprématie. Et c’est, justement, dans ce cadre de mouvements populaires contestant le capitalisme nouvelle manière et réclamant fondamentalement de la justice sociale, que Samir Amin intègre les « révolutions » tunisienne et égyptienne. Celles-ci, à l’en croire, ont évolué, à quelques différences  près, de façon similaire.

Tunisie/Egypte : entre classes moyennes et classes populaires
Samir Amin a raison, en effet, de considérer les mouvements populaires déclenchés en Tunisie et en Egypte comme des réponses à la crise économique et sociale de la fin de la dernière décennie parce que, outre la condamnation des dictatures corrompues, leurs principaux slogans et revendications ont porté sur la question sociale : droit au travail et à la dignité, rejet des inégalités sociales et régionales, etc. Ce point gagne à être rappelé aujourd’hui, quand on voit que l’évolution politique dans les deux pays semble avoir complètement ignoré ces revendications. Et cette évolution elle-même gagne à être expliquée.
La non réalisation, voire l’éloignement, quatre ans après, des objectifs des deux révolutions s’explique d’abord par l’état de confusion où l’on s’est trouvé après le départ de Ben Ali et de Moubarak. Car si on voyait bien ce dont on ne voulait plus (la dictature) et qu’il y avait accord entre les groupes sociaux à ce sujet, on ne voyait pas distinctement ce qu’on voulait à la place. Elle s’explique, ensuite, par la cristallisation, qui est apparue clairement après le départ des dictateurs, de la position des classes moyennes, principales bénéficiaires du demi-siècle de modernisation, autour de la question démocratique, et ce aux dépens de la question sociale. Enfin, elle apparaît, pour le conférencier comme foncièrement liée, à la réussite de l’opération de détournement, par les forces islamistes, du débat – et de l’attention des classes populaires – vers les « questions fumeuses » de religion et d’identité.
Ainsi, et après avoir fait l’expérience du pouvoir islamiste, les deux pays se retrouvent finalement chacun avec un « libéral » à sa tête. Avec, toutefois, une meilleure négociation par la Tunisie du virage démocratique, tandis que l’Egypte risque, elle, de se retrouver d’une certaine manière à la case départ. Cet avantage de la Tunisie, à ce niveau, s’expliquerait par les différences entre les deux histoires nationales, notamment au niveau du contenu et de la portée de l’œuvre de modernisation opérée par les deux grands leaders qui ont façonné l’histoire contemporaine de leur pays, Nasser et Bourguiba. Le second donnant à son peuple une avance sur le plan démocratique, en allant plus loin dans le processus de sécularisation de la société et de l’Etat et, pourrait-on ajouter, dans le caractère civil de celui-ci en y limitant, voire marginalisant, le rôle de l’armée.
Néanmoins, même si l’évolution politique dans les deux pays peut sembler décevante par rapport aux promesses des révolutions et leurs mots d’ordre, surtout en Egypte, Samir Amin met en relief l’apparition d’un phénomène fondamental issu des mouvements de 2011 qu’il ne faut pas sous-estimer et qui ne disparaîtra pas de sitôt. Celui-ci est très bien illustré par un écrit mural aperçu dans les rues du Caire : « La Révolution n’a pas changé le régime, mais elle a changé le peuple ! ». Les deux peuples ont changé, en effet, ils ont repris confiance en eux et dans la portée de leur action. Les masses sont sorties de leur passivité, aurait dit Gramsci. Ce n’est pas peu et c’est de bon augure pour les luttes à mener, notamment à l’échelle de tout le Tiers Monde.

Soixante ans après Bandung
Car, il ne faut pas oublier que Samir Amin est avant tout le théoricien de « l’accumulation à l’échelle mondiale » et que son intérêt ne peut se limiter aux enjeux dans la région arabe pour se porter sur tout le Tiers Monde, de l’Amérique latine à l’Asie en passant par l’Afrique. C’est en effet à partir de la relation entre centre et périphérie qu’il saisit la logique du capitalisme et c’est notamment à travers les luttes de la périphérie que se jouera l’avenir économique et politique du monde. C’est comme si le conférencier pensait à l’équivalent d’un Bandung, aujourd’hui, soixante ans après celui qui donna au Tiers Monde sa conscience de soi, qui a fait que « on a compté pendant un quart de siècle ». Car « On n’existait pas avant ! », tout simplement.
Or, une conscience tiers-mondiste gît aujourd’hui dans le mouvement altermondialiste. Celui-ci devrait selon Samir Amin relever conjointement trois défis majeurs : celui de la démocratisation de la société, avec une transformation des rapports sociaux, celui du progrès social, avec une autre gestion économique bénéficiant à la grande majorité du peuple, et celui de l’indépendance de la décision nationale. Le programme est consistant : il s’agit d’ « entrer en guerre contre le libéralisme », rien de moins.
On l’aura compris, Samir Amin montre et formalise les problèmes. Il identifie leurs origines. Mais, en bon marxiste, il en appelle aux luttes des victimes du système, pour les résoudre et les dépasser. A travers tout son discours, il y avait, en filigrane, la question des mouvements populaires, des luttes de classes, et de leur importance décisive. L’expression n’a certes pas été prononcée, mais elle a été si fortement suggérée qu’on l’a entendue. Et, ce faisant, on ne forcera pas le discours du conférencier, qui a lancé incidemment à l’assistance : « je suis communiste ! ».
La mise en perspective historique des enjeux actuels dans le monde arabe est un exercice bénéfique qui apporte un éclairage nouveau aux transitions tunisienne et égyptienne – s’il y en a une ! Toutefois, la conférence survole un peu trop rapidement deux questions fondamentales qui méritent, nous semble-t-il, un traitement rigoureux et approfondi. D’abord, à supposer que le capitalisme ait fait son temps, comme l’affirme Samir Amin, il serait judicieux de comprendre pourquoi il est si peu contesté idéologiquement au moment même où il se trouve confronté à une crise. Ensuite, la gauche,notamment marxiste, devrait s’atteler à comprendre comment et pourquoi « le détournement du débat vers des questions fumeuses », comme celle de la religion, est aussi simple et comment il est facile de toucher les classes populaires à travers des thématiques culturelles et identitaires. Deux problématiques où le conférencier semble ignorer l’important et passionnant apport gramscien à la réflexion marxiste. La gauche et les mouvements d’émancipation en général ne pourront pas aller très loin, s’ils sous-estiment la portée des batailles idéologiques et culturelles.

Baccar Gherib
Attariq Aljadid, 7mars 2015

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