vendredi 8 mars 2019

La nouvelle gauche mondiale de Hedi Timoumi (II); De l’éclipse du prolétariat

Le prolétariat n'est plus au centre de la transformation sociale
 
Mais venons-en, maintenant, à la deuxième raison qui rend nécessaire une actualisation du marxisme, à savoir la transformation et la complexification du capitalisme qui, de ce fait, ne ressemble plus beaucoup, au système économique analysé par Marx, dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, ou par Lénine, dans le premier quart du vingtième siècle. L'auteur rappelle, d'abord, que la technique, les médias et la publicité ont désormais envahi notre vécu. Pour Jacques Ellul, la technique, en particulier, qui se développe à grande vitesse, y occupe une place prépondérante. Elle est même en train de créer une véritable société technique gouvernant la vie des consommateurs qui obéissent aveuglément à ses directives. Ce qui fait dire à Günther Anders que les prolétaires ne sont plus les seuls dominés puisque l'humanité entière a désormais perdu sa liberté à cause de la technique. Mais en plus d'avoir donné une place prépondérante à la technique, le capitalisme contemporain a vu le développement quasi-cancéreux des médias et de la publicité. Or, ce phénomène a des conséquences importantes, comme le montre Chomsky, sur la soumission des hommes. 

Aussi, Baudrillard souligne-t-il que, contrairement à la situation analysée par Marx, l'aliénation ne se situe plus dans la sphère de la production, mais plutôt dans celle de la consommation, où une publicité envahissante ôte aux hommes toute capacité à se révolter contre l'ordre capitaliste. L'action des médias modernes est, pour Anders, si massive et si efficace qu'elle a réussi à créer un homme si docile qu'on n'a plus à chercher à aliéner puisqu'il est devenu capable d'auto-aliénation! Pour ce qui est des mutations du capitalisme, on doit commencer par noter que si Marx a été sans doute le premier à saisir la dimension mondiale de ce système économique et à prévoir une dynamique qui mènerait à une économie de monopoles, il a quand même élaboré sa théorie en réfléchissant sur les contradictions d'une économie à l'échelle nationale et à partir d'un modèle concurrentiel. 

Ce fut donc à des économistes marxistes du vingtième siècle, comme Baran et Sweezy, qu'échut la responsabilité de théoriser le capitalisme monopoliste d'Etat. Ce sont également des penseurs tiers-mondistes comme Wallerstein, Arrighi et Samir Amin qui eurent le mérite de montrer qu'il fallait désormais saisir la contradiction principale du capitalisme, non pas à l'échelle d'une société, entre bourgeois et prolétaires, mais à l'échelle de l'économie mondiale, entre centre développé et périphérie sous-développée. Samir Amin, en particulier, montre que, grâce au développement inégal - aux dépens des économies de la périphérie - qu'un modus vivendi a pu s'installer entre les deux classes antagoniques du centre. La nécessité de penser le capitalisme d'abord à partir de sa dimension mondiale est devenue telle que Wallerstein et Arrighi en sont venus à revendiquer un internationalisme méthodologique! Par ailleurs, l'approfondissement de la mondialisation ayant pour conséquence le dépérissement de l'Etat-nation et le transfert du pouvoir aux grandes sociétés multinationales, Hardt et Negri ont remplacé l'idée de centre par celle d'empire qui n'aurait pas, lui, de centre ni d'entité territoriale. 
De même, la force et l'agressivité actuelles du capitalisme et les différentes caractéristiques du "néolibéralisme sauvage" sont, pour Brenner, dues à la phase B (de récession) d'un quatrième Kondratiev. Ce sont ces difficultés qui rendent comptent le mieux du comportement agressif du capitalisme voyant, entre autres, dans la privatisation de pans entiers du secteur public une sorte de nouvelle accumulation primitive qui, pour Harvey, n'est pas limitée à la préhistoire du système, comme le pensait Marx, mais représente une de ses constantes.

Toutefois, les mutations du capitalisme ne se limitent pas seulement à la place de plus en plus grande qu'y occupent la technique et les médias et à l'approfondissement de la mondialisation et du pouvoir des multinationales, elles concernent également - et c'est là un point très important - la place congrue laissée au travail industriel dans le système productif. Ainsi, dans les sociétés développées, la proportion des employés dans les services a égalé, sinon dépassé, celle des employés de l'industrie. On a, en effet, assisté à une véritable tertiarisation de l'économie, qui a non seulement limité le poids du prolétariat dans la société, mais également favorisé la forte progression de la classe moyenne, contrairement aux prévisions de Marx qui destinaient la "petite bourgeoisie" à la disparition. De même, l'apparition d'un chômage de masse structurel, pas simplement saisissable à travers la catégorie marxiste de l'armée de réserve industrielle, complique encore plus la donne.

Plusieurs auteurs marxistes ou postmarxistes ont ainsi saisi l'ampleur de ces changements et l'importance de leur impact théorique et politique. 

Ainsi, Lipietz souligne que, dans toute lutte contre la domination, il faut prendre acte qu'aux côtés du prolétariat est apparue désormais la catégorie des exclus. Laclau note, pour sa part, l'incontestable complexification du social à laquelle on assiste et, notamment, l'importance de la place prise par un lumpenprolétariat dépourvu d'une mission historique. Il en déduit que le prolétariat ne peut plus assumer le rôle historique que Marx lui avait accordé et que les acteurs historiques ne peuvent être, aujourd'hui, que des volontés collectives, à déterminer après avoir compris la réalité des luttes sociales et identifié leur solution. Ce constat du dépassement de la classe ouvrière que Hardt et Negri attribuent au fait que, dans l'économie contemporaine, la valeur savoir a supplanté la valeur travail, les conduit à affirmer que la transformation révolutionnaire de la société est, aujourd'hui, dévolu, non au prolétariat, mais à la multitude où ce dernier côtoie d'autres catégories dominées dans le capitalisme, comme les femmes, les noirs, les minorités, etc. Ces changements ont, on le voit, de formidables conséquences sur les options politiques des pensées de l'émancipation.

Dès lors, il s'agit sans doute de réinventer la politique. D'autant plus qu'au moment même où l'idéologie dominante se gargarise de l'idée que la démocratie bourgeoise incarne la fin de l'histoire, on assiste à une crise profonde de la démocratie représentative dans les pays du capitalisme occidental, augurant, pour certains, d'un véritable dépérissement du politique. En tout cas, face à l'obsolescence des anciens schémas des luttes émancipatrices autour de la classe d'avenir, le prolétariat, la gauche radicale est sommée de repenser la politique et les modalités de luttes. Ainsi, Jacques Rancière développe l'idée que la politique c'est en fin de compte l'opposition menée par ceux qui n'ont pas voix au chapitre. Dans leurs revendications, ces opposants ne doivent pas se limiter à demander leur part, mais agir en vue d'une redistribution des richesses bénéficiant à toute la communauté. Une position qui ne manque pas de rappeler celle de Gramsci soulignant que la supériorité des Jacobins sur les autres groupes lors de la révolution française s'expliquait justement par le fait qu'ils ont su incarner un programme tenant compte des intérêts d'autres groupes sociaux que le leur. On retrouve une position similaire chez Laclau estimant qu'il est illusoire de faire aboutir un changement en misant sur l'action d'une seule classe, fût-elle le prolétariat, et qu'il faut plutôt veiller à créer une chaîne d'équivalences, c'est-à-dire une alliance entre différentes catégories de la population, une sorte de convergence des luttes, en somme. Pour ces penseurs de la gauche radicale, l'essence de la politique se retrouve dans la notion d'égalité (Rancière) ou celle de résistance (Anders).
 
Quel agenda pour la petite bourgeoisie?
 
Riche de toutes ces connaissances théoriques, l'auteur en arrive à la troisième partie de l'ouvrage où il souligne qu'il s'agit, pour les penseurs de la gauche tunisienne et arabe, qui sont mieux placés que quiconque pour élaborer une théorie correspondant à leur réalité, de contribuer, à partir de leurs propres positions, au grand effort visant à faire revivre le socialisme sur de nouvelles bases et de créer ainsi des occasions de changement de la réalité tunisienne. Ce qui revient à maîtriser le devenir de leur société en la dirigeant vers la réalisation d'une justice sociale radicale. Pour cela, ils sont invités à rester proches des classes opprimées et à compter sur la théorie marxiste tout en s'inspirant de l'apport des grands théoriciens de la gauche radicale dans le monde. Et, bien évidemment, toute cette revue de la littérature n'aurait pas un grand intérêt si elle n'aboutissait pas à donner une vision claire des objectifs à atteindre avec la stratégie correspondante et les tâches historiques à réaliser.

Or, pour l'auteur, on ne peut parler de changement si on n'a pas déterminé la contradiction principale qui est, à ses yeux, celle opposant les peuples de la région aux pôles du capitalisme expansionniste. Faisant un bref historique de la situation des pays arabes, il estime que le capitalisme occidental y a installé dans des rapports de production et des forces productives défigurées ne correspondant nullement aux caractéristiques de l'idéaltype de ce mode de production. Et même s'il remarque que les indépendances ont permis une marge d'autonomie pour la réalisation d'un développement économique et social en faveur des peuples, celle-ci a disparue à cause du tour de vis de impérialiste, à l'issue de la guerre israélo-arabe de 1967. La conséquence directe de la perte de l'autonomie postindépendance a été que les économies arabes soient demeurées non autocentrées.

Mais qui, socialement parlant, serait habilité à s'engager dans la résolution de la contradiction principale, portée par les pays arabes, identifiée plus haut? A cet égard, l'auteur souligne que même si le marxisme se défiait de la petite bourgeoisie, classe inconsistante et destinée à disparaître, l'histoire a montré, au contraire, que ce sont des éléments radicaux de la classe moyenne qui ont dirigé la plupart des changements révolutionnaires dans le monde contemporain. Et tout en soulignant l'intérêt que revêt pour un leadership sa position sociale intermédiaire, il considère la petite bourgeoisie doit résoudre la contradiction principale en "normalisant" les formations sociales défigurées héritées par sa nation. Ce qui veut dire : 1) Créer des capitalismes arabes autocentrées, ce qui revient à imposer une souveraineté nationale populaire et non bourgeoise; 2) Installer un socialisme démocratique radical dans un cadre capitaliste; et 3) Mettre en place un développement national et populaire à l'instar de l'URSS et de la Chine populaire, c'est-à-dire installer un capitalisme d'Etat sans capitalistes, ce qui représenterait, à l'en croire, la voie royale vers un nouveau socialisme.

En le découvrant, on ne peut que remarquer le flou et, finalement, l'absence de grande nouveauté du programme qui nous est ainsi proposer, sans oublier des interrogations profondes quant à sa faisabilité. Mais, sans doute conscient des réserves qui ne manqueront pas de surgir, à l'annonce de tels objectifs, l'auteur affirme que ceux-ci ne sont pas du tout utopiques, pourvu que l'on se dote de l'audace et de l'imagination politiques nécessaires, et que l'on s'inspire des réalisations des élites petites bourgeoises de la Tunisie indépendante...
 
Baccar Gherib






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