lundi 10 mai 2021

Utopia d’Ahmed Kh. Tawfiq : Quand l’Egypte se divise en deux

Utopia est une ville. Pas une ville comme les autres. Une ville fortifiée. Une colonie à l’israélienne, construite par les riches, au nord du pays, près de la mer, protégée par de hautes murailles et des soldats américains. Un véritable « paradis artificiel » où l’on dispose de tout, y compris des drogues les plus chères, et où le sexe est libre. Tout y est permis sauf l’atteinte à la propriété privée d’autrui. Malgré – ou à cause de – tout ce confort, on s’y ennuie ferme. Surtout les jeunes, qui ne trouvent plus de sensations fortes que dans un sport très particulier : faire une expédition en dehors de la colonie en vue de chasser et tuer un des « Autres » (aghyar) (la population pauvre qui n’entre dans Utopia que pour travailler dans ses usines) et de rapporter une partie de son corps, une main ou un pied, en guise de trophée.

 

Expédition chez les « Autres »

C’est ce type d’expédition que décide de mener un des deux « héros » du roman ou « le chasseur », comme l’appelle l’auteur. C’est un jeune de seize ans, déjà blasé par ce qu’il a vécu et fasciné par la mort, par l’acte de tuer. Foncièrement sceptique, il ne porte aucune inquiétude métaphysique. Il s’étonne même que, dans la génération des pères, « certains s’entêtent à s’adresser à un être supérieur qu’on ne voit pas ». Il est également cynique : il se doute bien que la situation dans laquelle se trouve le pays est certainement due à un dysfonctionnement, mais « il faut que celui-ci se poursuive, sinon on risquerait de tout perdre ». Enfin, il est surtout lucide – il a beaucoup lu – et il a compris que la richesse des siens vient de l’exploitation des « Autres » : « ils ont construit leurs fortunes à partir de la chair des « Autres », de leurs rêves, de leurs espoirs, de leur orgueil, de leur santé ».

Il convainc sa petite amie Germinal de l’accompagner dans cette aventure. Mais celle-ci s’avère plus compliquée que prévue. Ils se font en effet attraper. Ils sont toutefois momentanément sauvés par un des « Autres », Jabeur, le second « héros » du roman, ou plutôt « la proie », grâce à qui on va mieux connaître ce monde des pauvres, en dehors d’Utopia. D’autant plus que lui aussi a beaucoup lu et qu’il a sa petite idée sur le dysfonctionnement qui a fait en sorte que ces deux classes se séparent et vivent ou survivent dans des lieux différents, éloignés l’une de l’autre. Et ce que les « utopiens » voient durant leur court séjour en compagnie de Jabeur et sa sœur est tout simplement terrible. Une misère extrême, la faim, la saleté, le retour de la tuberculose, des corps en proie aux puces et aux poux, et un incroyable développement de la prostitution. On arrive juste à subsister en mangeant le « plat sacré des Autres » : « foul w taamya », qu’on épice abondamment pour que n’apparaisse pas le goût des ingrédients pourris et faisandés avec lesquels on le prépare. Les utopiens en apprennent encore plus en accompagnant Jabeur dans les rues de sa ville. Des indices montrent, en effet, qu’il fut un temps où il y avait un Etat : comme ce réseau de métro souterrain abandonné où des rames rouillées sont squattées par des bandes rivales. De même, il y avait vraisemblablement une distribution d’eau et d’électricité, des canalisations pour les eaux usées, et il n’y en a plus…  Mais comment en est-on arrivé là ?

 

Comment tout s’est effondré ?

On apprend cela grâce à Jabeur. En fait, cette division du pays en deux classes que tout sépare couvait depuis longtemps, mais ne se voyait pas de manière claire. Le système fonctionnait, en effet, de manière à ce que « les riches deviennent de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres ». Et, dans cette configuration des rapports sociaux, il vient nécessairement un moment où tout peut s’effondrer. Et c’est ce qui s’est passé au cours de la première décennie du 21ème siècle, quand une certaine conjoncture économique a mis à mal l’économie du pays, qui a fini par rompre. Et les finances de l’Etat n’étaient plus en mesure de fournir les services publiques, ni même les salaires des fonctionnaires. Face à l’effondrement de l’Etat, les riches ont pu tirer leur épingle du jeu grâce à leur pouvoir, à leurs monopoles, à leurs comptes à l’étranger. Mais pas la classe moyenne qui est passée à la trappe. Or, c’est son existence qui évitait l’implosion de la société. Car elle joue dans la société « le rôle que joue le graphite dans les réacteurs nucléaires ». Avec sa disparition, plus rien n’empêche la polarisation extrême de la société entre une minorité de très riches et un océan de très pauvres.

Mais, au-delà de la conjoncture qui a amené l’effondrement et la dislocation de la société, comment une logique d’enrichissement des plus riches et d’appauvrissement des plus pauvres a-t-elle pu se mettre en place et se développer sans aucune contestation, sans aucune résistance de la part de ses victimes ? A la décharge des pauvres, il y a le fait que l’appauvrissement est insensible. C’est un processus moléculaire. On en prend difficilement conscience. Ainsi Jabeur raconte-t-il : « Je me rappelle que les choses empiraient continuellement … et, à chaque fois, la différence entre hier et aujourd’hui était infime. Alors, on fermait l’œil chaque nuit en murmurant : ‘‘Quelle existence !’’ … Mais la vie est encore possible … On peut encore trouver de la nourriture, un refuge et quelques soins … Donc, que le lendemain soit ! Puis, tu te réveilles un jour pour réaliser que la vie est impossible et que tu es incapable de trouver la nourriture du lendemain ni son refuge ». Mais cela ne représente nullement une excuse. Les pauvres sont coupables de ne pas avoir pris conscience de ce qui leur arrivait, occupés qu’ils étaient par la recherche de « la femme suivante, le joint suivant, le repas suivant ».

A ce niveau, le ton de Jabeur se fait plus accusateur. Les pauvres sont responsables de ce qui leur arrive – et on comprend que, lorsqu’il s’adresse à eux, le jeune pauvre exprime les pensées de l’auteur : « Pourtant, je vous ai prévenus mille fois, je vous ai parlé des théories de Malthus, Jamal Hamdan, G. Orwell, H. G. Wells… ». Mais vous n’en avez eu cure. La déception donne ainsi lieu à la colère : « Ma colère contre eux ressemble à la colère des prophètes de l’ancien testament contre les leurs. Je vous maudis, abrutis ! ». Et l’accusation donne lieu à un jugement, très sévère : « Vous le méritez, vous êtes un peuple docile, sans orgueil, qui s’incline devant le premier claquement de fouet ».

En fait, tous les ingrédients pour une révolution sont là, sauf l’essentiel : la conscience de classe. Il n’y a pas de révolte contre cette misère extrême. De ce point de vue, le peuple des « Autres » dément Marx. Il ne porte pas l’espoir d’un monde nouveau, car il est aliéné. Comme celui d’Utopia, d’ailleurs. Les deux ne sont pas beaux à voir.

 

Deux mondes aliénés

A Utopia, on l’a vu, l’abondance et l’ennui dissolvent les individus. Il en résulte une perte d’identité. A tel point qu’ « on ne sait plus distinguer l’Américain de l’Egyptien, ni celui-ci de l’Israélien. On ne sait plus distinguer soi-même des autres ». Il en résulte également une véritable perte de sens. Et la notion même de « raisonnable » s’étend et s’élargit pour embrasser des actions et des pratiques qui ne l’étaient pas avant. Car on a d’énormes difficultés à donner un sens à chaque instant qui passe. On essaye alors de s’échapper dans l’alcool et surtout dans la drogue, notamment la « phlogistine » et les moments extatiques qu’elle procure. La morale aussi se distend. Ce qui affecte les rapports familiaux. Les pères, surtout, ne sont plus aimés, respectés. Ils ne sont plus vus qu’en tant que pourvoyeurs d’argent. Toutefois, « les mères à Utopia demeurent des mères, dans le sens où il est difficile de s’en débarrasser », de se libérer de leurs attentions. On continue malgré tout à construire des écoles pour donner aux parents qu’ils tiennent leur rôle en y envoyant leur progéniture. Et on construit également des mosquées. Beaucoup de mosquées. Car, à Utopia, religiosité et richesse font bon ménage. C’est même « le couple inscrit dans la raison des pères égyptiens depuis des lustres ».

Chez les « Autres » également, il y a un processus similaire d’aliénation, même si le contenu de celle-ci n’est pas le même. Ici aussi, l’ancienne morale s’effondre : l’alcool est désormais proposé publiquement par des vendeurs ambulants. La prostitution s’est développée et s’est imposée : « Elle est devenue plus forte que la loi, plus forte que la coutume ». Et tout le monde se drogue en sniffant de la colle. Les pauvres sombrent également dans la violence à cause de la colère refoulée et de la promiscuité. De même, « la pauvreté ne rend pas les pauvres plus cléments, plus humains ». Au contraire, « de jour en jour, ils perdent une partie de leur humanité » et « des années d’oppression en ont fait des quasi-sauvages ». Pourtant, les pauvres font semblant de vivre. Ils font semblant d’être encore des humains. Et ici aussi, on demeure attaché à la religion, mais pour une tout autre raison : elle seule permet l’espoir d’une vie meilleure, dans l’au-delà. Ce qui fait que, chez les riches, comme chez les pauvres, « la religion n’est pas recherchée pour elle-même ».

Finalement, ces deux mondes si différents se ressemblent dans leur perte d’humanité, dans leur aliénation. C’est ce qui amène Jabeur à conclure, de manière lucide, que : « Nous deux, ici et là-bas, adorons la violence… Nous deux, ici et là-bas, aimons la drogue… Nous deux, ici et là-bas, parlons de religion tout le temps… Là-bas, ils se droguent pour fuir l’ennui… Là-bas, ils s’adonnent à la religion parce qu’ils craignent de perdre tout ça et qu’ils ne savent pas pourquoi ni comment ils l’ont mérité… Ici, on se drogue pour oublier le torture de l’instant… Ici, on s’adonne à la religion parce qu’on ne supporte pas que notre souffrance soit inutile, qu’elle n’ait pas de prix… La pensée de l’homme ne peut supporter une idée aussi terrible, sinon elle sombre dans la folie… ».

Dans ce pays, deux mondes aliénés, deux classes aliénées, se font donc face, se regardent des deux côtés des murailles d’Utopia. L’exploitation et l’oppression des uns par les autres génèrent de la haine, mais elles ne suscitent pas de révolte pour autant. Est-ce là le signe de l’échec des intellectuels ? Chaque classe ayant son intellectuel, quel a été le rôle de ces derniers ?

 

Misère de l’intellectuel

Il est intéressant de remarquer que les deux « héros » du roman, le « chasseur » et la « proie » sont tous deux des intellectuels. Les deux ont beaucoup lu : le premier, des livres de la bibliothèque à but décoratif, d’un ami à son père, directeur d’un journal utopien ; le second, des livres et des revues amassés après l’effondrement ou achetés au kilo chez des vendeurs de papier dans la rue. Et les deux ont lu pour la même raison : s’évader du quotidien. La lecture représentant, pour les deux, une drogue de bas-étage, pas chère. L’Utopien confie ainsi qu’il « a lu tout livre qui lui est tombé sous la main, jusqu’à ce qu’il en ait eu assez ». Jabeur avoue aussi qu’il lit beaucoup et ce, pour échapper momentanément à sa conscience et s’étonne qu’ « avant, on lisait, au contraire, pour acquérir une conscience » !

Or, qu’on le veuille ou non, lire génère une conscience du monde. Cela développe, chez le jeune utopien, on l’a vu, une critique implacable de sa classe, de l’origine de sa richesse, de sa religiosité hypocrite et intéressée, des rapports familiaux où ne subsistent que l’intérêt froid. Elle développe d’un autre côté un jugement sévère sur les « Autres », assimilés à des moutons : « Ceux qui sont derrière les murailles sont des moutons… A-t-on jamais entendu parler de moutons en colère ? ». Et son périple chez eux n’a pas modifié son jugement. Après avoir constaté l’insupportable misère dans laquelle ils vivent, il en vient à s’interroger : « pourquoi s’obstinent-ils à survivre ? » et, mieux : « pourquoi cherchez-vous à vous reproduire ? ». Ce à quoi Jabeur répondra respectivement : « Parce que nous sommes comme des bactéries obligées à vivre quoiqu’il leur arrive » et « Parce que se reproduire est le seul plaisir qui nous est resté ». Néanmoins, et même s’il n’arrive pas à accepter toute la misère qu’il a vue, le jeune utopien avoue ne pas être prêt à abandonner le confort dont il jouit dans sa colonie. Il avoue aussi que c’est seulement après son périple, qu’il comprend vraiment les hautes murailles, les soldats américains et l’aéroport construit à l’intérieur de la colonie.

Jabeur aussi est un intellectuel. On apprend, grâce à sa sœur, que c’est un diplômé chômeur, un de « ceux qui sont entrés dans des facultés ou des universités depuis dix ans, puis qui n’ont pas trouvé de travail et n’ont pu rien faire de ce qu’ils ont appris ».  Or, cet intellectuel des pauvres se trouve, lui, dans une situation désespérante. En effet, non seulement les siens ont été sourds à ses appels et mises en garde avant l’effondrement et qu’ils ne risquent pas de se révolter après, mais il constate que la culture l’a changé et a fait en sorte qu’il ne leur ressemble plus : « J’ai beaucoup lu …J’ai tellement lu que je n’appartiens plus aux autres, ni à Utopia ». La culture ne peut, en effet, l’unir au jeune utopien. Parce qu’ « elle n’est pas une religion qui unit  les cœurs … Elle les divise plutôt, car elle instruit les dominés de la gravité de l’injustice qu’ils subissent et instruit les nantis de ce qu’ils risquent de perdre ».

La fin du roman confirme cette affirmation et à défaut de lutte des classes : l’utopien et Jabeur s’affrontent en cherchant chacun à violer la femme de l’autre. Le viol d’une femme, représentant pour eux le viol d’une classe. Et tout se clôt sur une révolte des « Autres » s’attaquant à Utopia et subissant le feu nourri des Marines.

Mais il est peu probable que cette révolte mette fin à la division de l’Egypte en deux classes irréconciliables, en deux peuples, ainsi que l’a douloureusement chanté un poète des « Autres », Abderrahman Abnoudi : «احنا شعبين».

 

Baccar Gherib

 

 

 

 

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