Pour tous ceux qui s'intéressent à cette formidable
aventure que fut la fondation, pendant la colonisation, d'un premier syndicat
ouvrier tunisien, la 1ère CGTT, et à ses artisans et leaders, notamment M'hamed
Ali el Hammi, tout document, tout témoignage historique est un véritable
trésor. Surtout quand il est consacré à ce dernier, tant les données dont nous
disposons sur sa vie, son itinéraire et son action sont rares et qu'il est le
fait d'un militant, lui aussi, qui l'a côtoyé et connu de près, comme c'est le
cas du Dr Ahmed Ben Miled. Dès lors, c'est avec une grande joie mêlée de
curiosité, voire d'avidité, que je me suis plongé dans son petit livre
"M'hamed Ali. La naissance du mouvement ouvrier", publié en 1984, par
les éditions Salambo. Toutefois, si le lecteur y trouve quantité de faits
importants et intéressants sur cette période cruciale de l'histoire de la
Tunisie, relatés par surcroît par un de ses acteurs, connu par ailleurs pour
son engagement et sa probité intellectuelle, il reste toutefois quelque peu
perplexe face au ton général de cette biographie, vouée presqu'entièrement à
contester voire à remettre en cause la valeur de l'homme et de son action.
Certes, on peut comprendre que, agacé par une légende
qui s'est probablement développée de manière progressive, au fur et à mesure
que l'on s'éloignait des faits dans le temps et que se dissipait la mémoire
historique, et qui a abouti à construire un personnage qui diffère sensiblement
de ce qu'a véritablement été l'acteur historique M'hamed Ali, l'auteur, son
contemporain, s'est senti mû par le souci de rétablir certaines vérités à
propos de faits qu'il a vécus ou dont il a été témoin. Quitte à écorner la
légende! Un projet tout à fait légitime. Mais on peut considérer hélas que,
porté par cet élan, par ce souci de rétablir la vérité, il a fini par tordre le
bâton un peu trop loin dans l'autre sens, allant jusqu'à dénier à M'hamed Ali
d'évidents et incontestables mérites. Ainsi, ce ne sont pas tant les faits qui
sont contestables que les analyses et les appréciations que le biographe en
tire. Celles-ci s'avèrent en effet souvent incohérentes voire contradictoires.
En effet, l'écriture se veut objective, révélatrice de vérités méconnues, mais
ce "témoignage à charge" n'est pas exempte de contradictions qui,
dans la fougue de la dénonciation, ne sont sans doute mêmes pas apparues au
biographe. Un ensemble de contradictions qui affaiblit incontestablement les
principales thèses de Ben Miled, et qui fait en sorte finalement que même si ce
témoignage vise à casser un mythe, à dissiper une aura indue, en évoquant les
faiblesses, les défauts et les erreurs de M'hamed Ali, il aboutit paradoxalement
à mettre en valeur la grandeur de l'œuvre réalisée.
Dès lors, on se propose de présenter les principales
critiques formulées par Ben Miled à l'encontre de M'hamed Ali, puis de les
discuter en mettant au jour, pour chacune d'entre elles, les contradictions
qu'elles portent en elles ou les conclusions différentes que l'on peut en
tirer. Ben Miled conteste, d'abord, à M'hamed Ali son statut de grand leader
syndicaliste. A cet égard, il lui reproche, pêle-mêle, de ne pas avoir une
bonne formation politique et syndicale, de ne pas avoir l'étoffe d'un
syndicaliste et encore moins d'un chef syndicaliste, d'avoir commis à cet égard
de graves erreurs tactiques dans la direction des grèves et, par-dessus tout,
de ne pas être un théoricien ou un intellectuel, outre le fait qu'il n'avait
nullement le projet de fonder un syndicat tunisien. Ensuite, il exprime des
doutes et des interrogations sur l'identité de l'homme, de ses idées et de ses
projets et finit par le décrire comme un dictateur potentiel.
Commençons donc par la remise en question du statut de
M'hamed Ali comme syndicaliste. Ben Miled affirme d'emblée : "J'ai connu M'hamed Ali et discuté avec
lui en 1923, 1924 et 1925. J'avais à l'époque une formation politique et
syndicaliste qu'il n'avait certainement pas"
(1) et il ajoute plus loin que son syndicalisme n'était pas soutenue par une
idéologie et que son discours était centré sur la pitié, uniquement : " (M'hamed Ali) était sensible à la
misère, avait écrit Tahar el Haddad. Or, la pitié n'est pas une doctrine
syndicaliste, c'est un sentiment affectif. Aucune idéologie socialiste ou
syndicaliste ne transpire dans les discours de M'hamed Ali. Le thème principal
de ses allocutions était la pitié"
(72). Pour cette raison même, on ne saurait le considérer comme un intellectuel
ni a fortiori comme théoricien, ni le comparer à Bourguiba sur ce plan : "Les rédacteurs de la presse écrite et
les sociologues nous montrent M'hamed Ali qui, délaissant les protestations à
coups de pétitions, s'adresse aux masses populaires ... premières tentatives du
genre avant Bourguiba et le Néo-destour. Peut-on logiquement soutenir une
comparaison entre Bourguiba et M'hamed Ali? L'un a un passé et une doctrine, on
lui a fait des critiques, mais il a conduit son embarcation à bon port :
l'indépendance; tandis que l'autre n'avait pas de doctrine, son passé est sujet
à controverses et il a fait naufrage en l'espace de cinq mois" (93). D'ailleurs, existe-t-il un théoricien qui
n'a jamais écrit? : "Je
suis étonné de voir certains soutenir qu'il était un théoricien du
syndicalisme. Il n'a jamais écrit un article de presse en arabe ou en français" (93).
Arrêtons-nous instant à ces critiques et remarques.
Elles trahissent involontairement la perception, teintée d'un complexe de
supériorité, que peut avoir un intellectuel, doté d'un bagage théorique, d'un
leader populaire. Le passage où Ben Miled minimise voire ridiculise la
sensibilité à la misère et la pitié pour ceux qui souffrent est
particulièrement éloquent. Car il ne voit pas que c'est dans ce sentiment
sincère que réside l'origine d'une possible fusion entre un leader et les
masses populaires. Gramsci voyait même dans cette empathie la condition
nécessaire pour éviter de faire des erreurs en politique. Celles-ci étant dues
moins à un défaut d'intelligence qu'à "l'absence de profondeur spirituelle, l'absence de
sentiment, l'absence d'empathie humaine"
chez des politiques insensibles à la nation "faite d'hommes qui vivent, travaillent,
souffrent et meurent"[1].
Pour ce qui est du rejet de la légitimité d'une
comparaison, entre M'hamed Ali et Bourguiba, sur leur manière de faire de la
politique préférant le contact direct avec les masses à la rédaction de
communiqués et pétitions, nous disposons, malheureusement pour Ben Miled, d'un
écrit du deuxième faisant l'éloge du premier à propos de ce point très
précisément, dans un bel article consacré au syndicalisme tunisien, peu après
l'assassinat de Farhat Hached : "L'homme qui, le premier, jeta les bases d'un
syndicalisme national en Tunisie est M'hamed Ali ... Délaissant les cénacles,
les palabres sans lendemain, il alla aux ouvriers, se mit en devoir de les
éduquer et de les organiser, il alla les trouver sur les chantiers, dans les
mines, dans les carrières. Il leur parla dans leur langue et réussit à se faire
comprendre ... C'était commencer par le commencement, c'est-à-dire par la base
... Ce fut son trait de génie"[2].
Seulement, pour son biographe, dénué d'une formation
politique et syndicale, fonctionnant uniquement à l'empathie, mal ou pas du
tout conseillé, M'hamed Ali ne pouvait être qu'un piètre syndicaliste : "On peut contester à M'hamed Ali la
qualité de syndicaliste, et encore plus celle de chef syndicaliste. Car on ne
peut prétendre qu'il était entouré de cadres capables d'apporter des critiques
valables, de dénoncer des erreurs ou de corriger des situations compromises le
cas échéant" (99). Ce qui explique les graves
erreurs tactiques qu'il aurait commises dans sa direction des deux grandes
grèves de Hammam-Lif, qu'il aurait imposées et qui auraient abouti à un échec
lamentable : "Ainsi
se terminèrent deux grèves imposées par M'hamed Ali à quatre-cent ouvriers,
malgré la volonté de ses collaborateurs. En faut-il davantage pour montrer
qu'il ignorait ce qu'est le syndicat et le syndicalisme?" (82). Or, indépendamment de l'appréciation de
ce grand mouvement de lutte sociale qu'a représentée cette grève et du fait
qu'elle ait été décidée démocratiquement ou non, il est évident que Ben Miled
se contredit quant à la qualité des cadres entourant M'hamed Ali, il évoque, en
effet, quelques pages auparavant, la présence parmi eux d'un syndicaliste
chevronné : "Ceux
qui étaient dans son entourage pour l'organisation de coopératives et des
syndicats étaient tous destouriens (...) Il faut tout de même ajouter Mokhtar
el Ayari, un communiste et syndicaliste chevronné" (96).
D'un autre côté, ce qui confirme pour Ben Miled que
M'hamed Ali n'était pas syndicaliste et n'avait pas de formation en sens, c'est
que son projet initial n'était nullement celui de fonder un syndicat, mais
plutôt de mettre sur pieds des coopératives selon une démarche assez utopique
(68). C'est le déclenchement de la célèbre grève des dockers de Tunis, l'été 1924,
qui l’amena à modifier son projet : "J'étais présent à la bourse du travail lorsqu'il
s'était présenté vers le 18 août pour proposer aux dockers en réunion son
projet de coopératives. Ils lui avaient unanimement répondu : "Aidez-nous
à gagner la grève, nous en reparlerons après." C'était logique" (76).
Passant au registre des caractéristiques de la
personnalité de M’hamed Ali, l'auteur insiste sur la prédominance de la passion
sur la raison, insistant sur son caractère violent, têtu et ambitieux. Il a recours
pour le décrire à un témoignage d'Ahmed Taoufik Madani : "Ahmed ed-Doraï m'avait présenté un jour
un home brun, de petite taille, éloquent, nerveux, têtu, entreprenant,
violents, ses sentiments l'emportaient sur son raisonnement" (76). Puis, plus loin, il nous dévoile son
propre jugement sur le personnage : "Ce qui est sûr, c'est que M'hamed Ali s'était montré
ambitieux. Il cherchait à se constituer une force et une clientèle pour
lui-même, et ne l'avait pas caché. (...) Ne faisait-il pas la sourde oreille aux
émissaires du Destour qui lui recommandaient de se séparer des communistes?" (104). On retiendra au passage que la recherche
d'une clientèle n'est pas supposée servir une cause, mais l'homme lui-même et
ses ambitions!
Mais ce qui est quelque peu déplorable, c'est que Ben
Miled se fonde sur un article des statuts de la CGTT pour faire un véritable
procès d'intention à M'hamed Ali comme dictateur potentiel, construisant
l'ébauche d'un "parti unique", ce qui est pour le moins curieux s'agissant
d'un syndicat : "Mais
ce qui jure avec le socialisme c'est l'article 5 des statuts. Celui-ci prévoit
que c'est le Congrès National qui choisit les membres de la commission
exécutive parmi les membres des syndicats de Tunis et de sa banlieue (...) Il
est inutile de souligner que cet article est antidémocratique et
anti-socialiste. Est-ce une ébauche du parti unique? Ceci n'est pas étonnant,
M'hamed Ali était autoritaire. N'avait-il pas imposé sa décision dans les
grèves de Hammam-Lif? N'était-il pas officier dans l'armée turque?" (98).
Et ce qui est encore plus consternant, c'est que
l'auteur donne l'impression de surfer sur les "trous" de la
biographie de l’homme, faisant allusion à l'hypothèse d'un personnage louche,
comme s'il reprenait à son compte les accusations des autorités françaises
contre les activistes tunisiens, notamment M'hamed Ali, et qui font d'eux les
hommes des Allemands et/ou des Turcs : "Quelle a été au juste sa mission en Libye et aux
Balkans? Quelles étaient ses options politiques sur lesquelles Tahar el Haddad
est également muet? Comment a-t-il subsisté pendant cinq ans en Allemagne, du
temps de la République de Weimar, de la détérioration du Mark et de l'agitation
communiste? (99).
Une telle description de la personnalité de M'hamed
Ali et les allusions qui suivent nous semblent dénoter d'une attitude pour le
moins inamical envers l'homme. Ceci ne laisse pas d'étonner, d'autant plus que
vers la fin du livre et après avoir souligné l'impréparation de M'hamed Ali,
ses défauts, ses faiblesses et ses erreurs, Ben Miled concède la grandeur de
son œuvre, fondamentale pour la prise de conscience de la classe ouvrière en
Tunisie : "Pour
ma part, je pense que la CGTT s'inscrit dans le cadre des institutions, ou
plutôt des événements qui concourent à la formation de la personnalité d'un
peuple, ou plus exactement de la prise de conscience de la classe ouvrière en
Tunisie, et ceci a été très important"
(99). Cette grandeur est encore évoquée plus loin, implicitement, à la faveur
de la discussion de la triste motion anti-CGTT du Destour, quand il avoue que
les cégététistes avaient réussi à démystifier, excusez du peu, La CGT et
l'Union des Syndicats : "Cette motion conseille aux adhérents de la CGTT de
dissoudre leur organisation au moment où ils venaient de démystifier la CGT de
Jouhaux et son annexe l'Union des Syndicats de Durel. La motion a soulevé
l'indignation unanime des ouvriers tunisiens"
(103).
Que pouvons-nous conclure de cette étrange biographie?
Il est indéniable qu'elle trahit les relents d'une rivalité voire d'une
jalousie. Mais ce qu'elle a de plus intéressant, c'est que, entièrement vouée à
casser le mythe M'hamed Ali, en cherchant à montrer que tout ne s'est pas passé
de manière lisse et programmée, en soulignant l'impréparation du leader et de
ses compagnons, les hésitations ou l'effet des circonstances et de leur
évolution sur l'action, cette biographie nous aide à nous défaire du personnage
mythique et nous donne à voir l'homme avec ses qualités mais également ses
faiblesses et réussit, paradoxalement, à en souligner encore mieux les mérites.
M'hamed Ali n'a pas été envoyé par la Providence au
peuple tunisien, ployant sous le joug colonial, et à sa classe ouvrière, tel un
prophète, bardé de diplômes, d'un grand savoir économique, avec son projet de
syndicat tunisien en poche. Non l'affaire est bien plus complexe. M'hamed Ali
était un patriote, plein d'empathie pour le peuple qui souffre et qui avait
pour objectif de l’aider. Il avait également les caractéristiques d'un grand
leader qui a réussi une aventure bien improbable : fonder un syndicat national
qui a réussi à réunir six mille adhérents, entre dockers, mineurs, artisans et
autres ouvriers, en moins de cinq ans. Une perception des choses, en dehors de
la légende, qui n'enlève rien à la grandeur de l'homme. Bien au contraire!
Baccar Gherib
[2] Bourguiba H., Le syndicalisme tunisien de M'hamed Ali à
Farhat Hached, Les
Temps Modernes, novembre 1953.
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