vendredi 5 février 2010

LA SITUATION POLITIQUE EN TUNISIE: DEREGLEMENTS… ET INCERTITUDES (fin)

Dans les deux premières parties de son analyse de la situation politique en Tunisie (Attariq n°161 et 163) Samir Taïeb passait en revue les dérèglements d’ordre politique, moral voire sécuritaire et les incertitudes qui en découleraient. Dans cette dernière partie, il pose le problème du gouvernement du pays, mettant à l’ordre du jour la question du dialogue national.


2- L’incertitude liée à la « gouvernementalisation » de l’Etat. C’est au nom du «développement» et du «bien être social» qu’a été entreprise l’étatisation de la société tunisienne par Bourguiba. La conquête du territoire par la modernité étatique s’était faite par une mobilisation descendante, orientée du «politique» vers le «social» par le biais de l’Etat-parti. Et c’est au nom de «l’Etat moderne» (ad-Dawla al Haditha) qu’un ordre politique répressif a été instauré pour pouvoir mener à bien une œuvre de modernisation par le haut qui visait l’affaiblissement du fondement même de la société traditionnelle. L’effort moderniste va se déployer dans le sens d’une redéfinition de la place de la femme dans la société, de celle de la religion dans l’espace public. Il passera également par le recul des formations sociales traditionnelles et l’apparition de nouvelles formations, notamment grâce à l’unification de la justice et la réforme de l’enseignement. Et c’est grâce à ces acquis que la Tunisie s’était distinguée pendant un demi-siècle, durant lequel, grâce à la conception «Etato-centriste» de Bourguiba -l’Etat se situant dans un rapport transcendantal et d’extériorité vis-à-vis de la société- a atteint, seul maître à bord, non sans quelques crises, les objectifs du développement économique et social.

Aujourd’hui, le modèle, complètement «amorti», a atteint ses limites. Le triomphe dans le domaine économique du «modèle tunisien» a conduit, faute de réformes politiques réelles, paradoxalement à un affaiblissement du pouvoir et à un début de crise de légitimité. L’étatisation de la société étant achevé depuis plus de trois décennies, il aurait fallu passer à la phase cruciale de ce que M..Foucault appelle la «gouvernementalisation» de l’Etat. Les instruments de la modernisation de la société doivent, à leur tour, subir l’épreuve de l’auto- modernisation, sous le regard critique de la société. La gouvernementalisation appelle l’espace public et la démocratie et signifie la montée en puissance d’une politique rationnelle, sous le regard d’un jugement rationnel: ce sera la naissance de «l’espace public». Ce processus est aussi important, voire plus important, que l’étatisation elle-même. Foucault en est le premier convaincu, lui qui avait écrit: «peut être ce qu’il y a d’important pour notre modernité, c'est-à-dire notre actualité, ce n’est pas l’étatisation de la société, c’est ce que j’appellerai plutôt la «gouvernementalisation» de l’Etat.» (1994, t.III, 656). De la sorte, la société n’est pas exclusivement gouvernée par le gouvernement, car celui-ci s’insère dans une trame complexe d’interactions avec des institutions et des groupes et que «les institutions publiques ne forment que la partie visible de l’iceberg de la gouvernance» (G.Marcou).

Mais un pouvoir autoritaire, qui a réussi à neutraliser ses élites et à réduire l’espace public, voudra-t-il réaliser cette œuvre tant attendue? Le pourra-t-il? Ma réponse sera double: négative d’abord, positive ensuite.

NON, le pouvoir n’est pas en mesure de déconstruire les mécanismes de l’autoritarisme et de construire de nouvelles structures réceptives et ouvertes sur la société, et ce pour les raisons suivantes:

- un gouvernement autoritaire «n’a permis, la plupart du temps, ni auto réforme en cas de blocage ni mobilisation populaire sur la durée, et a surtout provoqué, après le temps de l’espérance des débuts, un désenchantement total.» (P.R.Baduel). Or, le problème du pouvoir aujourd’hui, c’est qu’il croit détenir la vérité, il n’aime pas le dialogue, il lui préfère les monologues. Mais, si nos progrès, si réels soient-ils, n’arrivent pas à balayer les frayeurs des jeunes sur leur présent et les inquiétudes des parents sur l’avenir de leurs enfants, c’est qu’ils ne sont pas suffisants, et qu’il faudrait faire mieux, et autrement;

- la neutralisation des élites favorise la régression, du fait de la démobilisation et du découragement qui affectent une grande partie de ces élites. En effet, le pouvoir donne l’impression de n’être pas à l’écoute de ses élites ni d’une grande partie de la société, l’autre partie préférant garder le mutisme par peur ou par «khobzisme»;

- l’autoritarisme a tellement marqué le système politique qu’il engendrera à court terme une crise de légitimité qui dérèglera les comportements et les attitudes. Or, tant que le pouvoir réfléchit aux problèmes que pose le gouvernement du pays en fonction de ses intérêts spécifiques (et ceux des groupes proches ou alliés) et non en fonction de l’intérêt général, sa capacité de gouverner -et donc de faire passer ses politiques- s’affaiblira, et le gouvernement du pays n’en sera que plus difficile.

OUI, le pouvoir peut engager un processus de rénovation institutionnelle si les conditions suivantes se trouvent réunies :

- l’arrêt immédiat des mesures répressives à l’encontre des acteurs de la société civile peut aider à la décrispation de l’atmosphère lourde et pesante qui règne en Tunisie depuis quelques années, le meilleur moyen pour réaliser ce prélude est l’adoption d’une loi d’amnistie générale;

- les signes encourageants de travail commun entre les forces progressistes, décelés à l’occasion des élections d’octobre 2009, sont encore insuffisants ; ils doivent s’intensifier pour pouvoir faire passer un double message: le premier à l’endroit de la société, pour lui administrer la preuve, en dépit du black out, de l’existence d’une mouvance porteuse d’un projet différent de celui qui est en cours, le second à l’endroit du pouvoir, pour lui montrer, par la persévérance, que l’attachement au dialogue n’est pas un signe de faiblesse ni un appel pour des offres «compromissoires» et des accommodements;

- la mise en place par le gouvernement, avant qu’il ne soit trop tard, d’un dialogue national entre tous les acteurs politiques et associatifs, sur un pied d’égalité, en vue d’instituer un partenariat pour la rénovation institutionnelle et le changement démocratique.

Il va de soi que la TUNISIE sera l’unique vainqueur de ce processus de rénovation par le dialogue. Accepter ce processus, certainement long et difficile, est un acte de courage ; le faire aboutir est un acte de patriotisme, car cela évitera au pays une crise sans précédent, contenant des ingrédients explosifs en rapport avec la légitimité et la succession, et mêlant la violence et la contre-violence, sources de désordre et d’instabilité.

SAMIR TAIEB


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