Les querelles idéologiques dans lesquelles sont plongés les militants actuels de l’UGET cachent à peine leur désarroi face aux stratégies à élaborer pour redonner sens et vie à l’UGET. Or, cette situation est, dans sa majeure partie, l’aboutissement final d’une stratégie voulue par le régime, de Bourguiba à nos jours, de délabrer de l’intérieur une UGET qu’il n’a pas réussi à contrôler. Cette stratégie a été mise en place dès les années 70 lorsque, après Korba, le pouvoir politique a senti l’UGET lui échapper totalement ; elle a comporté deux phases: en premier, arrêter, emprisonner et exclure durant plusieurs années quelques centaines de militants étudiants en vue de les éloigner du champ des luttes et vider l’UGET de ses éléments les plus combatifs et les mieux formés; en second, maintenir le syndicat dans l’illégalité en vue de l’’isoler de la base estudiantine et «ghettoïser» les militants étudiants, les livrant à leurs conflits idéologiques et les éloignant ainsi des revendications de l’immense majorité des étudiants. La situation dans laquelle se trouve plongée l’UGET d’aujourd’hui n’est sans doute que l’expression la plus extrême de cette ghettoïsation: c’est pourquoi elle interpelle fortement.
Les militants Ugétistes des années 70 reconnaissent volontiers, pour la plupart, que l’une des grandes «dérives» de cette époque est d’avoir chargé l’UGET de mots d’ordres et de revendications politiques qui l’éloignaient de sa mission syndicale: ils considèrent donc cette «dérive» comme une des causes principales de l’isolement du syndicat par rapport à la base estudiantine. Certes, mais n’oublions pas que le Parti au pouvoir, jusqu’au congrès de Korba, considérait l’UGET comme son relai en milieu estudiantin. L’UGET, contrôlée par les militants destouriens, n’avait pour tâche que de répercuter, parmi les étudiants, les choix politiques du régime. C’est pourquoi, dès les années 60, les militants étudiants démocrates s’acharnèrent à redonner à l’UGET sa dimension syndicale et tentèrent de la dégager de l’emprise du parti au pouvoir, le PSD, en défendant l’autonomie syndicale. Cela était suffisant pour placer l’UGET dans l’opposition au régime et faire du mouvement étudiant un mouvement contestataire, à une époque où tout ce qui échappait à l’emprise du PSD était considéré comme subversif et objet des répressions les plus brutales.
En effet, il s’agissait d’asseoir l’idéologie et la politique bourguibiste comme seule alternative possible, moderniste en partie seulement, car opposée à tout processus démocratique pour asseoir un régime fort que nul ne devait contester. La jeune Université devait donc fournir les futurs cadres du pays censés assurer, avec la relève, la pérennité du régime. Le couteau était pourtant à double tranchant, car l’accès aux sciences humaines, au droit et à l’économie, l’ouverture aux autres modes de pensée, en donnant aux étudiants les outils de la réflexion libre et de la critique, donnaient aussi un sens à une contestation qu’ils portaient déjà en eux : se projetant dans la société dans laquelle ils étaient appelés à vivre, il était normal qu’ils y projettent aussi les alternatives à ce qui existait.
La surpolitisation de l’UGET est donc, en premier lieu, celle dont l’a chargée le régime, et le piège dans lequel sont tombés les militants étudiants est sans doute d’avoir répondu à cette surpolitisation par une autre. D’autant que, dès la fin des années 70, le pouvoir politique change de tactique, encourage en milieu étudiant la propagande et l’action des islamistes pour diviser le mouvement, au même moment où il enferme, en les contraignant à l’illégalité, les étudiants «démocrates» dans une UGET-ghetto au sein de laquelle, livrés à leurs divisions internes, ils s’entredéchirent , s’isolant de la base estudiantine, ce qui ne pouvait que servir les intérêts du pouvoir politique.
Le mal était donc déjà là: des cerveaux encombrés, depuis plus d’une décennie, par des connaissances mal ou peu synthétisées, fruits de réformes de l’enseignement qui avaient pour but de formater les esprits plutôt que de les former ; un courant intégriste que le régime avait encouragé à sa naissance, mais qui se retournait à présent contre lui, gagnant du terrain en milieu étudiant en incitant à la haine de la modernité et de l’Occident, incarnées par le pouvoir en place mais aussi par les tendances politiques présentes au sein de l’UGET ; ces tendances, occupées à des luttes internes pour le contrôle du syndicat, prisonnières des mécanismes d’enfermement créés par l’illégalité- dont le plus grave était sans doute l’absence de fonctionnement démocratique et un encadrement de la base estudiantine réduit à des structures de direction sans structures de base; et la répression toujours là, quoique plus insidieuse.
Alors, que faire ?
Cette question devrait se poser pour tous ceux et toutes celles qui luttent pour la démocratie et le progrès. Les problèmes des étudiants ne sont pas que spécifiques, ils sont l’expression directe des carences démocratiques dont souffre le pays et pour la résolution desquelles des luttes sont menées à différents niveaux du mouvement démocratique et progressiste. La répression contre les étudiants sous toutes ses formes est une atteinte à leurs droits humains, les empêchements qui sont faits à leur liberté d’expression et d’organisation sont une atteinte à leurs droits citoyens ; ce qui revient à dire que toute la société civile est concernée par la crise de l’UGET qui relève, en dernière analyse, de la politique répressive du régime et du déni des libertés civiques les plus élémentaires dont souffre tout le peuple tunisien. Non seulement l’UGET est une des composantes, un des partenaires de la société civile tunisienne, mais le mouvement étudiant est un mouvement social au même titre que le mouvement ouvrier ou le mouvement des femmes. Ce mouvement n’existe plus sous la forme qu’il a connue il y a vingt ans, mais des milliers d’étudiants sont bien là, eux. Avec leurs frustrations, leurs révoltes et leurs aspirations à une société juste et égalitaire, aux études et au travail. Si ces aspirations ne trouvent comment s’exprimer ou se réaliser, les étudiants seront la proie facile de tous les discours rétrogrades qui feront d’eux des soldats du fanatisme religieux, de tous les opportunismes politiques qui leur feront miroiter l’aisance matérielle comme le Bien suprême, à moins qu’ils n’aillent chercher dans l’émigration un bonheur problématique.
Il est donc capital de redonner aux étudiants la parole, en arrêtant, en premier lieu, toute répression contre eux, de tout mettre en œuvre pour redonner de la légitimité à l’UGET. Pour cela, il est absolument nécessaire que les différentes composantes de ce syndicat puissent s’unifier autour d’un programme commun de travail en vue d’entrer dans un processus de «relégitimisation» par rapport aux étudiants qu’il doit représenter, à la société civile à laquelle il appartient mais dans laquelle il doit conquérir une place de partenaire crédible, au pouvoir politique afin qu’il accepte de le considérer comme le seul représentant légitime des étudiants. Cela implique une réelle restructuration de l’UGET sur des bases démocratiques et un travail en vue de répertorier les problèmes existants en milieu estudiantin pour définir les priorités. Cela implique aussi la constitution, autour de l’UGET, de ses militants et du mouvement étudiant en général, d’un réseau de solidarités provenant de la société civile en vue de rompre une solitude politique qui fait d’eux des proies faciles de la répression et peut favoriser les plus graves dérives, aux dépens des intérêts de tous les étudiants et, à moyen terme, du peuple tunisien lui-même.
Neila Jrad
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