mercredi 5 juin 2013


Université, contrat social et Révolution

Baccar Gherib[1]

Il ne s’agit pas de défendre ici la thèse hasardeuse que l’université tunisienne ait constitué une force de frappe consciente de la révolution, par la supposée mobilisation des étudiants et leur formation à l’analyse critique de leur société. Bien au contraire, aussi bien les acteurs de l’université que ses observateurs les plus avertis savent très bien que celle-ci n’est plus, depuis les années 1990, un espace de débat et d’initiation à la politique et à la citoyenneté. Car l’ancien régime a réussi, dans une très grande mesure, son entreprise de dépolitisation des masses estudiantines.
La thèse que je voudrais développer est tout autre. Elle consiste à partir des causes profondes de la révolution tunisienne et de montrer qu’une partie de celles-ci gît dans un long processus de perversion et de dégradation de l’Université tunisienne. Autrement dit, l’université aurait été, de manière inconsciente, l’une des principales causes aux origines du déclenchement de la révolution tunisienne. Nous estimons, en effet, que la décision non réfléchie et unilatérale de massifier l’université tunisienne, dès le milieu des années 1990, a mis celle-ci en porte-à-faux par rapport au modèle de développement économique, créant ainsi un chômage de masse inédit parmi les diplômés du supérieur. Elle aura ainsi contribué à rompre l’un des éléments clés du contrat social tunisien fondé sur une mobilité sociale ascendante selon une logique méritocratiequ.

I) Révolution et chômage des diplômés

Revenons au moment initial de la Révolution. Celle-ci se déclenche avec l’immolation, le 17 décembre 2010, du jeune Mohamed Bouazizi. Cet acte désespéré est à l’origine d’un large mouvement de révolte à Sidi Bouzid et dans le gouvernorat limitrophe de Kasserine, qui finit par s’étendre à tout le pays et dont les slogans ont une claire portée économique et sociale, ainsi que le montre celui scandé dès les premiers jours dans les villes de Regueb et Menzel Bouzaiane notamment : Al-tachghîl istihqâq ya iisâbat al-sorrâq ![2]
Ce slogan mérite que l’on s’y arrête quelque peu. Car c’est de son analyse que l’on pourra tirer le sens profond de la révolution tunisienne et l’identité de ses acteurs. Ce qui retient l’attention, c’est sa pertinence politique. Il réussit, en effet, en une phrase très courte, à indiquer les deux grands maux économiques et sociaux dont souffrait la Tunisie de l’ancien régime et à établir le lien entre eux : le chômage endémique et la corruption conjuguée à la prédation des « familles ».
Ainsi, tant la nature de la revendication que la lucidité du diagnostic nous mettent-elles sur la voie de l’identité des initiateurs du mouvement social : ce ne sont pas des pauvres réclamant du pain ; ce sont plutôt des exclus du système réclamant, à travers le droit au travail, les conditions d’une vie digne. Ils ne sont donc pas les membres d’un lumpen prolétariat, mais des chômeurs faisant preuve d’une conscience politique aiguë, très probablement des chômeurs diplômés !
Ce constat nous conduit donc logiquement à nous interroger sur l‘ampleur et la répartition du chômage à la veille de la révolution. Ainsi, fin 2010, le pays comptait un stock d’environ 500 mille chômeurs dont près du tiers (160 mille) sont des diplômés du supérieur ! Une analyse plus poussée du contingent de chômeurs nous montre que le chômage touche plus les jeunes que les adultes, les diplômés plus que les non diplômés ; les habitants des régions de l’intérieur plus que ceux du littoral. Ainsi, le chômage concerne 14% des diplômés vivant sur le Grand Tunis et 17% sur la région de Sfax, tandis que il atteint ses records dans les régions de Kairouan, Sidi Bouzid, Kasserine et Gafsa, avec des taux variant entre 40% et 50% !
Au vu de ces chiffres, on peut considérer qu’il n’est pas surprenant que le foyer de la révolution ait été les gouvernorats de Sidi Bouzid et Kasserine qui abritaient, à l’évidence, une situation économique et sociale sous très haute tension et qu’une simple étincelle pouvait faire exploser. Car, l’origine d’une révolution n’est pas le simple constat de l’inégalité, mais plutôt le sentiment d’injustice découlant de sa propre situation. Or, celle-ci s’avère doublement injuste pour les diplômés chômeurs : d’abord, parce que le diplôme tant convoité n’a pas permis l’accès à l’emploi, et donc aux conditions d’une vie digne. Ensuite, parce que cet échec social se trouve parfois aggravé, dans les milieux populaires, par le fait que ce sont les frères en échec scolaire qui, paradoxalement, subviennent aux besoins des frères diplômés à la recherche d’emploi…
Les sentiments de frustration, de colère et de révolte des jeunes diplômés chômeurs sont ainsi nourris par l’énorme décalage existant entre l’aspiration légitime à un emploi de cadre auquel donne normalement accès le diplôme et la situation effective de chômage et d’une vie aux crochets de la famille. On se trouve dès lors dans une situation qui non seulement induit un blocage de l’ascenseur social, mais qui porte aussi un coup très dur à l’idéal méritocratique, bouleversant ce faisant en profondeur la société tunisienne. Ainsi, si l’on veut comprendre les raisons de la colère de l’hiver 2010-2011 et celles des dysfonctionnements majeurs que nous a légués l’ancien régime, il nous faut, par delà les réponses simples – et simplistes ? – autour du thème de la mauvaise « employabilité » des diplômés, essayer d’identifier les origines de ce phénomène inédit dans la société tunisienne qu’est le chômage de masse des diplômés. Cette question se trouve au carrefour de problématiques éducatives, certes, mais aussi économiques et industrielles.

II) Massification de l’université et  décrochage par rapport à l’économie
Comment la Tunisie est-elle passée, en une vingtaine d’année, d’une situation d’absence d’un chômage des diplômés à un stock de chômeurs diplômés de 160 mille selon les chiffres officiels ? Comment est-on passé d’un taux de chômage des diplômés inférieur à 1% dans les années 1970 et 1980 à un taux dépassant les 35% dans les années 2000 ? Répondre à ces questions exige une analyse de ce qui s’est passé, durant cette période, aussi bien sur le front de l’offre des diplômés (dans l’université) que sur le front de la demande (l’économie en général et l’entreprise en particulier).

1) La fin du système sélectif
Pour ce qui est de l’offre de diplômés, il est clair qu’une telle explosion des chiffres ne peut être due à une pression démographique. Car, le contingent d’étudiants est passé de 40 mille à la fin des années 1980 à près de 400 mille moins de vingt ans plus tard. Cette explosion (une multiplication par dix !) s’explique par un phénomène inédit : la massification de l’université ! Fruit de la volonté politique de l’ancien régime, celle-ci a été obtenue fondamentalement par deux voies : l’escamotage de la voie d’accès à l’université qu’est le baccalauréat et le gonflement factice des taux de réussite tout au long des différents cursus universitaires.
Rétrospectivement, en effet, il devient de plus en plus évident que les années 1990 ont abrité un véritable tournant dans la politique éducative et universitaire du pays, par l’instauration d’une sélection très lâche à l’accès à l’université, grâce surtout à la comptabilisation des fameux 25% de la moyenne annuelle de la 7ème année secondaire dans la moyenne générale du baccalauréat. Ce coup de pouce institutionnel aux candidats a fait en sorte que 50% des étudiants qui peuplent aujourd’hui l’université tunisienne n’y auraient pas eu accès si l’on avait pris en compte uniquement les résultats de leurs examens au bac !
Certes, on pourrait logiquement s’attendre à ce que cette population ainsi parachutée dans l’université, tout en étant dépourvue des outils intellectuels nécessaires à la poursuite d’études supérieures, soit rapidement éjectée des cursus, étant donné son incapacité à franchir les examens annuels. Mais ça n’a pas été le cas ! Car le ministère de l’enseignement supérieur avait mis en place une politique de gonflement artificiel des taux de réussite en maniant à la fois la carotte (en primant les institutions produisant les taux de réussite les plus élevés) et le bâton (en recourant aux pressions vis-à-vis des enseignants coupables de donner de trop mauvaises notes).
Ainsi, ce qui s’est joué par le biais de cette massification à outrance, c’est tout simplement le passage progressif et insensible d’un système bon mais sélectif vers un système donnant lieu à une profusion de diplômes hélas dévalorisés. Une évolution qui, sous couvert d’instituer la démocratie à l’université, y a institué en fait une médiocratie !

2) Quelles logiques derrière la massification ?
Or, quand on considère l’échec patent de cette politique de massification de l’université, qui s’est traduite, d’abord, par la détérioration de la qualité de son produit, ensuite et surtout, par l’extraordinaire potentiel de révolte contre le régime portée par ces milliers de diplômés que le système universitaire vouait chaque année au chômage et qui a fini par lui exploser à la figure, on ne peut que s’interroger sur les motivations économiques et politiques profondes d’une telle option qui s’est finalement avérée suicidaire.
En effet, la massification de l’université n’a pas été, pour le pouvoir politique, une « figure imposée ». Elle n’a pas représenté l’adaptation à une pression émanant de l’enseignement secondaire, mais plutôt, à travers l’élargissement des mailles du filet du bac, l’expression claire d’une volonté politique. Certains observateurs se sont attelés, pour cela, à en identifier les objectifs ou les desseins profonds.
Ainsi, a-t-on voulu voir dans l’option de la massification l’application d’une démarche cynique consistant à concevoir l’université comme un immense hangar destiné à parquer des dizaines de milliers de jeunes gens, avec pour principal objectif de retarder leur rencontre avec le chômage, tout en les maintenant, pour quelques années, dans l’illusion d’un avenir assuré grâce au diplôme universitaire. Toutefois, cette approche s’inscrit dans une logique de court terme, qui ne réussit tout au plus qu’à gagner du temps ! Pire, en reportant la rencontre avec le chômage, la massification ne résout pas le problème, mais elle l’aggrave. Car une psychologie rudimentaire nous enseigne que les attentes des diplômés en matière d’emploi sont autrement plus élevés que celles des non diplômés et que, face au chômage, leur frustration et leur colère sont d’autant plus grandes…
D’autres analyses estiment que l’explosion des effectifs d’étudiants et, partant, de diplômés est due principalement à l’application rigoureuse par les autorités tunisiennes des recommandations de la Banque Mondiale. Véhiculant une vision strictement économique et mercantile de l’enseignement et regardant par là même les redoublements et l’exclusion comme des pertes économiques pour la communauté, celle-ci ne pouvait que prôner l’augmentation, de manière artificielle si nécessaire, des taux de réussite ! Dès lors, il n’est pas étonnant que les autorités aient appliqué avec zèle ces recommandations, d’autant plus que ce faisant on satisfaisait la condition qui permettait de bénéficier de financements tout à fait bienvenus.
Par ailleurs, l’explosion des effectifs d’étudiants pouvait jouer également deux autres rôles intéressants pour l’ancien régime. D’abord, elle accréditait le discours officiel évoquant une Tunisie prospère et conquérante, s’attachant à fonder désormais son développement sur une économie du savoir. Ensuite, elle permettait aussi, à peu de frais, de faire faire au pays un bon en avant dans les classements internationaux en termes d’Indicateur de Développement Humain (IDH), qui dépend, entre autres, du taux des 19-24 ans scolarisés.
Toutefois, quelles que soient les véritables raisons à l’origine de la massification du supérieur, il est indéniable que les cohortes de diplômés ainsi produits chaque année avaient de fortes probabilités de rencontrer à leur sortie de l’université, et pour une période assez longue, le chômage. Et ce, parce que du côté de la demande, le tissu économique tunisien n’était pas objectivement capable de les accueillir.

3) Une massification en porte-à-faux par rapport au modèle de développement

Nous connaissons tous la fameuse antienne, chère au patronat et aux technocrates, sur la « mauvaise d’employabilité » des diplômés de l’enseignement supérieur ? Ce discours, qui s’appuie sur la « mauvaise formation » et son contenu « par trop théorique », qui rendrait les diplômés « en décalage par rapport aux besoins de l’entreprise », dédouane, à peu de frais, l’entreprise tunisienne de ses propres responsabilités dans l’explosion du phénomène du chômage des diplômés et fait l’impasse en tout cas sur les faiblesses, voire les archaïsmes de celle-ci.
En effet, pour bien comprendre la question du chômage des diplômés, il nous faut dépasser cette lecture simpliste et revenir sur les principales caractéristiques du modèle de développement économique en Tunisie depuis la mise en œuvre du Plan d’Ajustement Structurel (PAS) à la faveur de la crise en 1986. Le choix qui est fait alors est celui d’opter pour un modèle tiré par le secteur privé, notamment exportateur, via sur une insertion « par le bas » dans la mondialisation, via une spécialisation dans l’industrie de sous-traitance avec un faible contenu technologique et exigeant essentiellement un travail non qualifié.
Cette caractéristique de l’industrie tunisienne est au demeurant aggravée par la faiblesse du taux d’encadrement dans le secteur privé (qui n’a pas atteint les 10%, tandis qu’il est de 20% dans le secteur public). Or, l’option pour un modèle de croissance tiré par le secteur privé a fait en sorte que, depuis quelques années, les ¾ des emplois créés chaque année le sont par le secteur privé, qui n’est pas hélas à même de créer suffisamment de postes de cadres, sans doute à cause du maintien dans la plupart de nos PME (85% du tissu économique) de procédés de gestion traditionnels. Rétrospectivement, en tout cas, on ne peut que s’interroger sur l’option de la massification universitaire au moment même où l’on optait pour une croissance tirée par un secteur privé faiblement créateur de postes de cadres…
Toujours est-il que tant que le taux d’encadrement dans le secteur privé demeurera aussi faible, tant que l’industrie n’aura pas renforcé le contenu technologique de sa production, l’économie tunisienne demeurera objectivement incapable d’absorber les dizaines de milliers de diplômés du supérieur qui débarquent chaque année sur le marché du travail. Ni la qualité de la formation, ni l’adjonction d’un contenu soi-disant pratique, ne changeront rien à la donne !
Toutefois, le chômage des diplômés ne se déploie pas de manière socialement neutre, car il frappe surtout les régions et les groupes défavorisés. De ce point de vue, l’université qui devait contribuer à atténuer les inégalités sociales et régionales, s’est mise, à cause de sa massification, à les reproduire, voire à les renforcer. Ce faisant, elle a frappé au cœur les principes méritocratiques sur lesquels s’était construite la société tunisienne depuis l’indépendance et a ainsi ébranlé le contrat social tunisien.

III) Chômage des diplômés et rupture du contrat social
Pour comprendre la révolution tunisienne, il faut scruter le dernier demi-siècle de la Tunisie moderne, avec les modèles économiques, sociaux et politiques qui ont été mis en place depuis l’indépendance. Car c’est seulement en revenant à ce moment fondateur que l’on sera à même de prendre la pleine mesure de la profondeur de la rupture que le phénomène de chômage de masse parmi les diplômés du supérieur a réussi à créer au cœur de la société tunisienne, prenant même les allures d’une contre-révolution !
En effet, la fondation du nouvel Etat et de la nouvelle société se fait incontestablement, certes, contre les mœurs archaïques d’une société patriarcale, mais aussi contre les logiques féodales d’une société traditionnelle basée sur une logique de reproduction sociale, où la hiérarchie et la préséance sociales sont fondamentalement déterminées par la naissance et rarement par le mérite. Or, les nouvelles élites étatiques, provenant elles-mêmes dans leur très grande majorité de milieux populaires et ayant réalisé une ascension sociale grâce aux diplômes décrochés dans l’école et l’université modernes, allaient naturellement mettre en place de nouveaux critères d’hiérarchisation et un nouveau mécanisme de mobilité sociales fondés sur la méritocratie liée à la détention de diplômes scolaires et universitaires.
Ainsi, s’est donc mis en place un modèle de mobilité sociale ascendante sur des bases méritocratiques, qui permettait en gros à tout jeune détenteur d’un diplôme universitaire, quelle que soit son origine sociale ou régionale, de devenir membre de la catégorie socioprofessionnelle privilégiée des cadres. Or, on a pu constater que ce modèle a fonctionné correctement tant que, d’un côté, l’économie tunisienne a pu continuer à créer un nombre minimal de postes de cadres, aussi bien dans la fonction publique que dans le secteur public et privé, et que, de l’autre côté, un système éducatif sélectif maintenait la rareté relative des diplômes et, par conséquent, leur valeur sociale. Mais la massification de l’université associée à son décrochage par rapport au modèle de développement adopté depuis le PAS ont signifié sa fin, qui a pris une forme inédite, inquiétante et pénalisante pour les groupes sociaux défavorisés : le chômage de masse des diplômés du supérieur !
Car cette nouvelle donne économique et sociale nous met face à une situation où le capital culturel (le diplôme) n’étant plus suffisant pour accéder à l’emploi convoité, l’accès à celui-ci deviendra nécessairement tributaire du capital social des parents du diplômé (leurs relations). Il va de soi que l’irruption de cette nouvelle logique met fin à la méritocratie en œuvre jusqu’ici et que, en favorisant les « héritiers », elle reconduit des mécanismes de reproduction qui se déploieront en défaveur des plus démunis socialement. Il s’agit là, à l’évidence, d’une rupture du contrat social qui a soudé les Tunisiens, tous groupes sociaux confondus, depuis l’indépendance, et contre laquelle les jeunes des régions de l’intérieur, les plus touchés par le chômage des diplômés, se sont légitimement rebellés.
Aujourd’hui que le nombre de chômeurs diplômés a atteint le record de 230 mille, il serait tout à fait bienvenu, dès lors qu’on s’apprête à réformer l’université tunisienne, d’envisager celle-ci comme une institution au cœur du modèle de développement et du contrat social. Ceux qui ont essayé de « réformer » l’université en ignorant son articulation au modèle de développement et le rôle essentiel qu’elle joue dans les mécanismes de reproduction ou de mobilité sociale, ont finalement joué aux apprentis sorciers et compris, à leurs dépens, que l’on ne pouvait s’y attaquer impunément ou s’amuser à la pervertir…







[1]   Doyen de la Faculté des Sciences Juridiques, Economiques et de Gestion de Jendouba. (Cet article a été publié sur le mensuel Maghreb Magazine du mois d'avril sous le titre "Comment on a perverti l'université).
[2] (Le travail est un droit, bande de voleurs !).

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