dimanche 10 août 2014

L’amorce d’un débat salutaire et nécessaire ?




Pour une refondation de la gauche tunisienne
Baccar Gherib (2014, Tunis: Diwen Editions).


Par Sami Zemni*

L’essai de Baccar Gherib sur la gauche tunisienne constitue sans aucun doute un document de réflexion important et crucial pour toutes les forces progressistes de Tunisie. L’idée centrale de l’ouvrage est née du constat amer, comme l’écrit l’auteur, du nombre limité de suffrages obtenus par les différentes formations politiques de gauche lors du premier scrutin tunisien libre du 23 octobre 2011, tandis que l’élan populaire de la révolution tunisienne a indéniablement été animé par un puissant souffle progressiste. Le constat de la très faible emprise du discours politique de gauche sur les masses et son cantonnement aux élites intellectuelles de Tunis a certainement engendré un désarroi chez une gauche en quête de repères nouveaux. Pour l’auteur l’enjeu est de taille car, sans réforme, sans une refondation, la gauche est condamnée à disparaitre comme force politique. L’auteur voit dans le contexte de la Tunisie d’aujourd’hui, après des décennies d’autoritarisme, des opportunités pour la gauche… seulement si celle-ci arrive à se repenser et à reconsidérer les moyens dont elle a besoin pour avancer sur le chemin d’une société plus égalitaire et plus juste. En effet, pour Baccar Gherib, appartenir à la gauche signifie en premier lieu être attaché à la valeur de l’égalité.
Dans un style éloquent, Baccar Gherib nous présente le diagnostic d’une gauche divisée entre une gauche idéologique et dogmatique, sans emprise sur le réel, et une gauche politique réaliste, qui reste encore trop déconnectée des classes populaires dont elle se fait le porte-parole. Néanmoins, en retournant au fil des événements de la révolution tunisienne, l’auteur est persuadé que la Tunisie « penche à gauche, maisqu’elle l’ignore » (p.9).
A partir de ce constat, il propose que la gauche refonde son action en délaissant le carcan dogmatique. Même si l’auteur comprend que l’abandon du récit révolutionnaire anticapitaliste sera peut-être douloureux (p. 90), il défend l’idée qu’il est impératif que la gauche « se libère de la gangue idéologique qui l’enserre et qui gêne son déploiement pour finalement accéder à la posture politique et ‘se salir les mains’ en composant avec le réel, luttant progressivement au sein même du capitalisme mondialisé contre toutes les inégalités » (p. 89). Ceci revient évidemment à dire que la gauche tunisienne ne sera plus et ne pourra plus être révolutionnaire, mais doit être réformiste (p. 90).
Ce réformisme doit se repenser à partir du constat que la gauche tunisienne n’est plus (et d’ailleurs, n’a jamais été) le parti de la classe ouvrière. D’autant plus que l’économie tunisienne – largement ‘tertiarisée’ – a engendré des classes populaires que l’on ne peut réduire à la seule catégorie de l’ouvrier. La mutation de la structure sociale somme la gauche, en d’autres mots, à repenser les catégories sociales qu’elle veut représenter. Pour Baccar Gherib, la gauche doit se positionner solidement autour de la valeur du travail et doit cibler « tous les groupes sociaux vivant de leur travail, que celui-ci soit manuel ou intellectuel, qu’il soit d’exécution ou de direction, qu’il soit de routine ou de conception, qu’il soit celui des cols bleus ou celui des cols blancs, qu’il soit dans le secteur public ou dans le privé, dans l’industrie ou le tertiaire » (p.91). Cette approche en terme de ‘front de classes’ peut néanmoins engendrer des difficultés spécifiquement liées à l’histoire de la gauche en Tunisie. Car, l’alliance entre classes moyennes, ouvriers et employés est envisageable sur les questions socio-économiques mais peut néanmoins produire des tensions sur le terrain des valeurs  et des questions identitaires.
L’auteur attache une grande importance à la question du positionnement de la gauche vis-à-vis de la question du religieux et/ou identitaire. La gauche tunisienne (mais tout aussi bien les gauches arabes en général) a l’inconvénient que son action est facilement associée à une posture laïque voire antireligieuse. Ceci a entravé la pénétration du discours de la gauche dans une société qui, depuis au moins deux décennies, demeure sous l’emprise d’une crispation identitaire. Une problématique spécifique pour la gauche tunisienne devient alors : « comment poursuivre la réforme sociétale, théorisée par Tahar Haddad, continuée par Habib Bourguiba et l’action du Néo-Destour et repensée par Mohammed Charfi, dans le cadre d’une hégémonie idéologique islamo-conservatrice ? » (p.58-59).
La gauche se doit d’investir, dans le contexte idéologique régnant, le terrain de l’identitaire et du religieux. La première démarche consiste à s’arroger le droit d’interpréter les textes religieux et de ne plus laisser cette activité aux forces conservatrices, patriarcales et machistes. La deuxième démarche doit trouver la légitimation de la réforme dans « une réinterprétation des textes fondateurs de l’Islam. La solution serait donc que la pensée progressiste investît la religion ou, plus précisément, qu’on historicisât le Coran » (p.79). En se référant à l’œuvre de Tahar Haddad, Baccar Gherib propose les contours d’une méthodologie réformatrice. En introduisant une distinction entre l’essence du message islamique et ce qui relève du contingent, il ouvre la voie à une approche graduelle dans l’effort de l’interprétation du message coranique, processus qui ne peut être achevé une fois pour toutes. En historicisant l’effort d’interprétation, l’auteur décèle une continuité historique entre Haddad et l’action politique modernisatrice de Habib Bourguiba. L’approche de Mohammed Charfi – en mettant l’accent sur le relativisme historique, la rationalité de l’histoire ainsi que sur la nécessité d’évolution – procure à la gauche une approche moderne de réforme de la pensée religieuse.
En fin de compte, l’essai de Baccar Gherib constitue un document important pour la gauche tunisienne. L’ouvrage n’est peut-être rien moins que le point de départ de la fondation d’un courant social-démocratique bien ancré dans la société tunisienne. On ne peut qu’espérer que l’essai de Baccar Gherib suscite des débats et soulève des questions d’ordre idéologique et stratégique dans les divers courants de la gauche tunisienne. En engageant ce débat, certes difficile, et, dans une phase de l’histoire du pays plein d’enjeux considérables, la gauche tunisienne pourrait s’approprier un bel avenir politique.
Attariq Aljadid, 9 août 2014.
* Directeur du Middle East and North Africa Research Group (Université de Gand/Belgique

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