Baccar Gherib, Pour une refondation de la gauche tunisienne, Tunis, Diwen Editions, 2014. 7 D.
par Abbès BEN MAHJOUBA
Sans aucun doute le livre de Baccar Gherib est le fruit de ce souffle de liberté que nous devons à la
Révolution du 14 janvier 2011. Il s’origine dans la déception amère ressentie par l’auteur à la découverte des résultats des premières élections démocratiques organisées le 23 octobre 20011. L’échec cuisant de la gauche progressiste (toutes tendances confondues) et en particulier du parti Ettajdid (depuis peu rebaptisé Al Massar) conduit Baccar Gherib à dépasser l’émotion de la défaite et les explications peu ou prou impressionnistes, pour se livrer à une réflexion profonde sur les raisons de ce que beaucoup considèrent comme un terrible camouflet. Nul recours au bouc émissaire, mais plutôt une lucidité d’un homme qui a le courage de voir dans le langage anachronique, désarticulé à
la réalité et la grille de lecture dogmatique en porte à faux avec les questions socio-économico-politiques, les vrais motifs de la déroute de la gauche. Le salut de celle-ci passe aux yeux de l’auteur par une nécessaire remise en question de sa conception de l’action politique qui aurait la vertu de réparer la cassure entre les élites progressistes et la Tunisie d’en bas.
Par l’essai qu’il publie, Baccar Gherib entend par un certain nombre de propositions contribuer non à la refonte, mais plutôt à la refondation de la gauche. Il fait sienne la définition de Benoît Hamon pour qui « refonder » signifie « vouloir moderniser non pas les principes, les fondements sur lesquels repose l’action de la gauche … mais les moyens devant nous permettre d’avancer sur ces objectifs. » (p. 86). C’est cette prémisse qui préside aux réflexions de l’auteur, effort considérable et
non moins difficile dès lors qu’il s’agit sinon de transfigurer tout au moins de transformer la gauche, de l’affranchir de sa gangue idéologique sans pour autant dénaturer son identité. On l’aura compris : l’auteur est un homme de gauche et sa position repose sur une sorte de profession de foi que
« la Tunisie penche à gauche, mais qu’elle ignore » (p. 9). Conscient qu’il est de l’ampleur de la tâche, l’auteur s’attelle avec finesse à cette fragile équation et qui exige, sans doute, d’inévitables renoncements douloureux, au grand dam des apparatchiks communistes.
La voie de la réforme
Car à dire vrai, l’enjeu est de taille dans la Tunisie postrévolutionnaire : « se réformer ou disparaître », tel en effet le dilemme existentiel de la gauche que Baccar Gherib s’emploie à
résoudre en optant pour la voie de la réforme. Si cette voie commande de tourner le dos à « l’âge
idéologique » et de s’engager dans « l’âge politique », elle doit ce faisant conduire à tordre le cou à certains stéréotypes qui ont fait tellement de mal à la gauche, comme son association à l’athéisme et au collectivisme. Cet objectif explique en partie la posture intellectuelle que l’auteur adopte et qui relève du binarisme : l’opposition entre « gauche dogmatique » et « gauche politique ». L’auteur rejette la première engoncée dans une attitude doctrinaire de protestation et de croyance au Grand Soir, et exalte la seconde mue par des valeurs inaliénables d’égalité et de justice sociale.
C’est essentiellement par le truchement de ces deux valeurs que l’auteur se livre à la lecture de l’histoire contemporaine de la Tunisie, comme pour vouloir nous convaincre de ses effets prodigieux, grâce auxquels précisément notre pays a pu progresser et se moderniser. La plongée archéologique dans la Tunisie depuis l’indépendance jusqu’au déclenchement de la Révolution de la dignité s’accompagne d’une réflexion stimulante sur les motifs qui devaient fatalement aboutir au soulèvement de décembre 2010. Où l’on voit le constant souci de Baccar Gherib d’articuler ses réflexions aux conjonctures historiques qui font que les propositions formulées partent d’une
observation et d’une connaissance quasi parfaites de la réalité tunisienne.
A bien des égards l’essai de B.G s’apparente à un projet de société où la question religieuse est loin d’être occultée. Cette question se situe dans le cadre d’un modèle sociétal que l’auteur inscrit dans ce qu’il appelle l’axe Haddad-Bourguiba-Charfi. L’auteur entend poursuivre ce travail de modernisation
dans ce sillage. Comment ? Aussi recevable qu’elle puisse être, l’approche peut heurter les conservateurs dès lors qu’il s’agit, d’ « historiser » le Coran. Dans cet ordre d’idées, et comme
emporter par une outrecuidance réformatrice, l’essayiste en vient à légitimer par exemple la revendication de l’égalité dans l’héritage entre les hommes et les femmes.
Une fois le livre refermé, l’on ne peut manquer de s’interroger si l’auteur demeure un homme de gauche tant la portée œcuménique de ses idées, de son éthique nous paraît saillante. Ce que l’on peut affirmer en revanche, c’est la vision et le style que donnent à voir cet essai. Une vision remarquable
sous-tendue par un souci pédagogique dans l’analyse et l’explication, le tout servi par une langue de facture classique, qui rend la lecture agréable. Là est
le charme du livre. Qualité rare pour un essai.
(Tunis Hebdo, 7 avril 2014)
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