lundi 11 août 2014

L'heure des bilans

«Pour une refondation de la gauche tunisienne» de Baccar Gherib
Par Tarek Ben Chaâbane
Le titre du second ouvrage de l'universitaire et cadre du parti Al Massar, Baccar Gherib, sonne comme un programme. A la lecture, il s'avère être bien plus que cela...
«Pour une refondation de la gauche tunisienne» est une véritable petite machine à générer des interrogations et des propositions qui interpellent par leur acuité tous ceux qui se revendiquent de la grande famille de la gauche. Grande famille, certes, mais famille divisée et minée par ses querelles byzantines et autres luttes fratricides...
Entre son premier ouvrage, «Chronique d'un pays qui couvait une révolution» où il recueillait ses textes parus sur Attariq Aljadid (Editions Diwen, 2012), et ce nouvel essai, il y a eu une désillusion. Les résultats des élections de la Constituante où la gauche a été la grande perdante ont sonné le glas des songes révolutionnaires qui ont pris, depuis, les allures de cauchemars égotistes !
Défaite d'autant plus difficile à accepter que la gauche est la force politique naturellement au diapason des revendications révolutionnaires. Qui plus que la gauche a lutté et consenti des sacrifices pour la justice sociale et l'égalité ? De Mohamed Ali Hammi à Chokri Belaïd, ces idéaux ont été ce que Gherib appelle «l'étoile polaire» de cette famille politique...
Qui plus que la gauche a posé les jalons d'une pensée progressiste et d'une lecture éclairée de l'Islam ? De Tahar Haddad à Mohamed Charfi, ce sont des gens de gauche qui ont ouvert les voies des réformes. Tout, donc, concourait pour une ascension de la gauche, mais le grand soir — électoral — n'a pas eu lieu !
La gauche a été débarquée du train d'une révolution qu'elle a couvée (rendre justice, comme le fait l'auteur, au rôle de l'Ugtt est une vérité historique bonne à rappeler par les temps improbables qui courent), il lui faudrait faire, maintenant, sa révolution interne, suggère l'auteur.
Voici donc le résultat des élections et voici le miroir qui renvoie à la gauche une image peu reluisante : fractionnée, narcissique, politiquement velléitaire, embourbée dans l'idéologie et coupée de ce qui devait former sa base naturelle, organique : le peuple !
Et c'est en partant de ces errements et en se revendiquant du pragmatisme que l'auteur construit son argumentation. Une pensée marxiste faibliste se déploie. Une réflexion où les grands récits des épopées ouvriéristes, des luttes de classes structurantes et des révolutions à la Potemkine ne représentent plus qu'un référent affectif commun...
Dogmes et légèreté
C'est dans ce sens que le livre est parcouru d'une méfiance pour tout ce qui est système d'interprétation ou de programmatique totalisant. Baccar Gherib aborde longuement cet attachement aux dogmes du marxisme orthodoxe auxquels se heurtent de nombreuses tentatives de réformes et de renouvellement en termes de propositions théoriques et d'action politique. C'est essentiellement ce discours archaïque face aux questions économiques et religieuses qui est derrière la disjonction entre la gauche et les réalités du pays et une coupure entre la gauche et son propre héritage réformiste !
C'est seulement par un dépassement de ce discours que la « gauche du possible » sera possible.
Comme exemple de ce dogmatisme, Baccar Gherib cite les appels au reniement de la dette odieuse et s'insurge contre «la légèreté avec laquelle la gauche s'attaque à des questions économiques d'importance». L'auteur essaie de montrer ce qu'il y a de cavalier et d'inconséquent dans de telles attitudes, symptomatiques, selon lui, d'un « égalitarisme primaire». L'espoir d'un monde plus juste est-il donc perdu face à la fatalité du néolibéralisme dévastateur ?
L'auteur relève, ensuite, l'inconsistance de la gauche dans son approche des questions identitaires et religieuses. Il critique sa position dogmatique face à la religion alors que les approches éclairées de l'Islam existent. Il s'agit pour les esprits progressistes d'arracher la légitimité de l'exégèse des seules mains des esprits rétrogrades. Concernant l'actualité, l'hypothèse développée est la suivante : la montée des partis d'obédience religieuse n'est pas due à un conservatisme atavique mais à un repli identitaire causé par le choc de la modernité. La démonstration de l'auteur est intéressante et se termine par ce constat cinglant : la modernisation ne se fera pas d'un trait de plume mais consistera en un travail de longue, voire de très longue haleine...
Le réalisme politique dont se revendique l'auteur, et sa définition lâche du concept de gauche, n'entraînent-elles pas un reniement de l'héritage marxiste qui est le liant entre toutes les gauches ?
D'un certain point de vue, ce travail constant de repositionnement est une des exigences du marxisme. Marx n'a-t-il pas confié à Paul Lafargue qu'il n'était pas marxiste si par marxisme on entend une pensée figée qui n'exige pas la reconsidération des principes politiques aux prises avec les contextes ?
C'est aussi à ce niveau, plus généraliste, que cet essai est aussi intéressant. En référence aux travaux de Gramsci, et partant d'un contexte local, Baccar Gherib pose la question de l'historicisme et de la praxis, à une doctrine qui s'est confrontée, avec les résultats que l'on sait, à la pratique de gouvernement. Cet écart vis-à-vis de l'orthodoxie place cet ouvrage dans la mouvance néomarxiste.
Il demeure que ces réévaluations du rôle politique de la gauche risquent de la réduire au rôle du « gestionnaire social du capitalisme ». L'exercice d'équilibrisme entre l'utopie et le réel est une nécessité historique, semble dire Gherib. Ce serait l'unique stratégie pour évite
r le pire (qui serait le «il n'y a pas d'alternative au libéralisme débridé» de la doctrine Thatcher). Mais ce faisant, ne se prive-t-on pas du meilleur ?
La Presse, le 29 - 03 - 2014.
Baccar Gherib, Pour une refondation de la gauche tunisienne, 104 pages, Diwen Editions, 2014. Prix : 7D.

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