samedi 20 septembre 2014

Les travailleuses agricoles victimes d’une triple domination



Le 3 septembre dernier, dans les environs de Mornag, une camionnette transportant des travailleuses agricoles dérape et occasionne la mort de deux d’entre elles et les blessures, parfois graves, de quelques autres. Ce n’est pas la première fois qu’a lieu ce genre de drames – l’année dernière dans le gouvernorat de Jendouba, on assista presque exactement au même scénario du côté de Bou Salem – et ce ne sera hélas probablement pas la dernière. Car, les habitués des routes traversant nos campagnes croisent régulièrement, été comme hiver, ces camionnettes souvent vétustes, transportant comme du bétail cette main-d’œuvre bon marché, en l’absence des règles minimales de sécurité. Malheureusement, ce drame, qui est censé interpeller les consciences, notamment celles dites progressistes, a fini par occuper la rubrique faits-divers. A l’exception notable, il faut le souligner, d’un communiqué de l’AFTURD qui a appelé, à juste raison, à revoir les conditions de travail et de transport de ces travailleuses et insisté sur la nécessité de leur fournir une protection sociale et ce, conformément à notre nouvelle Constitution promouvant le travail digne.
Cet appel est juste et nous le partageons. Toutefois, nous pensons que ce genre de drame doit interpeller la gauche tunisienne – et les forces progressistes en général – de manière encore plus profonde : il doit représenter pour elle l’occasion de réinterroger ses grilles de lecture de la société, ici et maintenant, et d’élaborer une vision cohérente des luttes et des dynamiques sociales qui la traversent. Cette vision sera la base sur laquelle se fondera le projet de société, naîtra le discours et se déclinera le programme de la gauche. Dans cet effort, c’est Gramsci, plus que Marx, qui lui sera d’un grand secours ou, si l’on veut, Marx revu et poursuivi par Gramsci. Car en rompant avec l’essentialisme ouvriériste de son prédécesseur, ce dernier a l’avantage d’introduire une plus grande souplesse et, partant, une plus grande richesse dans la pensée du conflit social et dans la perspective d’un projet d’émancipation. Ce qui lui permet de ne pas se limiter au conflit classique opposant les capitalistes aux salariés et de saisir, d’une manière plus globale, celui opposant les classes dominantes aux classes subalternes. Cette dernière notion englobant les prolétaires mais aussi, les paysans, les femmes, les minorités ethniques et religieuses, etc.
C’est d’ailleurs dans cette perspective gramscienne que le philosophe italien Domenico Losurdo vient tout récemment de revisiter la théorie de la lutte des classes de Marx et Engels[1], montrant que le pluriel dans cette expression célèbre ne signifiait pas la répétition du même, mais plutôt la pluralité. Car, à bien l’analyser et en revenant à la littérature large et variée des deux auteurs, la lutte avait trois formes : celle admise entre travailleurs et propriétaires des moyens de production, mais également celle opposant les nations dominées aux puissances impérialistes et celle des femmes contre la domination des hommes. Cette thèse s’appuie d’abord sur les positions connues de Marx sur la question irlandaise comme un exemple de l’apparition de la question sociale sous la forme d’une question nationale.  Elle repose ensuite sur les écrits d’Engels sur la question féminine et la reprise à son compte, dans son Anti-Dühring, de la position de Fourier affirmant que « dans une société donnée, le degré d'émancipation de la femme est la mesure naturelle de l'émancipation générale ».
Or, que trouverait-on si l’on appliquait cette théorie générale du conflit social à l’économie et à la société tunisiennes d’aujourd’hui ? Il va de soi qu’au niveau mondial l’économie tunisienne est une économie dominée, occupant dans la division internationale du travail, un segment de la production de faible contenu technologique et basé essentiellement sur un travail non qualifié. Mais cette économie est elle-même structurée par d’autres types de domination : celle exercée par le capital sur le travail, certes, mais aussi, celle de l’industrie sur l’agriculture, celle de la ville sur la campagne, qui recoupent, plus ou moins exactement, celle du littoral sur l’intérieur du pays. C’est d’ailleurs pourquoi, il nous semble, la question sociale en Tunisie prend la forme de la question régionale – comme on l’a vu clairement durant le mouvement social du 17 décembre / 14 janvier. A cela, il faudra bien sûr ajouter la domination exercée par l’homme sur la femme en vertu de la logique de la société patriarcale.
Dès lors, si on a à l’esprit ces différentes dominations qui structurent la société tunisienne et qui expliquent la division du travail à laquelle elles donnent naissance, il est facile de deviner que les travailleuses agricoles, travaillant nos champs, dans des conditions très dures, sous le soleil en été, dans la boue et le froid l’hiver, transportées sur le lieu de travail sans aucun respect des règles de sécurité, ne bénéficiant pas de la moindre protection sociale et percevant des salaires de misère, destinés d’ailleurs pour l’essentiel au père ou au mari, représentent chez nous le degré ultime de la domination et de l’exploitation. Elles représentent le point de la société sur lequel viennent s’articuler toutes les dominations. Elles sont, par excellence, les dominées parmi les dominés, les subalternes parmi les subalternes !
Ainsi, si la gauche tunisienne veut élaborer un vrai projet d’émancipation qui lui soit propre, qui tienne compte des caractéristiques de la réalité nationale, elle doit, à l’image de Gramsci dans ses Cahiers de Prison, « porter l’exigence d’une recherche pratique et théorique, qui sache penser du côté des exploités et des subalternes, qui sache élaborer une lecture du monde aussi articulée que le sont les formes actuelles de la domination, qui soit capable de donner du sens à ce qui se passe »[2]. Et c’est cette recherche pratique et théorique qui doit donner à la gauche sa vision, son projet, son programme. En attendant qu’un tel projet puisse être mené à bien, il faut d’ores et déjà être attentif aux différentes dominations qui ont cours dans la société tunisienne, et, surtout, aux modalités de leur articulation. Ce faisant, on verra que divers types de domination s’exercent sur les travailleurs, sur les paysans et sur les femmes et que les travailleuses agricoles cumulent ces trois dominations. Elles sont ainsi les victimes d’une triple domination.
De même que, dans Le Manifeste Communiste, Marx et Engels écrivaient que « Le prolétariat, couche inférieure de la société actuelle, ne peut se mettre debout, se redresser, sans faire sauter toute la superstructure des couches qui constituent la société officielle », de même on pourrait dire qu’aujourd’hui les travailleuses agricoles, couche inférieure de la société tunisienne, ne pourront améliorer leur sort et accéder à un minimum de droits sans une remise en question des vieilles dominations urbaine et masculine. Qui ne voit là l’énormité et la difficulté de la tâche ?

Baccar Gherib
Attariq Aljadid,  le 20 septembre 2014






[1] D. Losurdo, La lotta di classe ; una storia filosofica e politica, Laterza, 2013.
[2] R. Mordenti, Gramsci e la rivoluzione necessaria, Editori Riuniti, 2011, p29.

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