Le 3 septembre dernier, dans les environs de Mornag, une camionnette
transportant des travailleuses agricoles dérape et occasionne la mort de
deux d’entre elles et les blessures, parfois graves, de quelques autres. Ce
n’est pas la première fois qu’a lieu ce genre de drames – l’année dernière dans
le gouvernorat de Jendouba, on assista presque exactement au même scénario du
côté de Bou Salem – et ce ne sera hélas probablement pas la dernière. Car, les
habitués des routes traversant nos campagnes croisent régulièrement, été comme
hiver, ces camionnettes souvent vétustes, transportant comme du bétail cette
main-d’œuvre bon marché, en l’absence des règles minimales de sécurité. Malheureusement,
ce drame, qui est censé interpeller les consciences, notamment celles dites
progressistes, a fini par occuper la rubrique faits-divers. A l’exception
notable, il faut le souligner, d’un communiqué de l’AFTURD qui a appelé, à
juste raison, à revoir les conditions de travail et de transport de ces
travailleuses et insisté sur la nécessité de leur fournir une protection
sociale et ce, conformément à notre nouvelle Constitution promouvant le travail
digne.
Cet appel est juste et nous le partageons. Toutefois, nous pensons que
ce genre de drame doit interpeller la gauche tunisienne – et les forces
progressistes en général – de manière encore plus profonde : il doit
représenter pour elle l’occasion de réinterroger ses grilles de lecture de la
société, ici et maintenant, et d’élaborer une vision cohérente des luttes et
des dynamiques sociales qui la traversent. Cette vision sera la base sur
laquelle se fondera le projet de société, naîtra le discours et se déclinera le
programme de la gauche. Dans cet effort, c’est Gramsci, plus que Marx, qui lui
sera d’un grand secours ou, si l’on veut, Marx revu et poursuivi par Gramsci.
Car en rompant avec l’essentialisme ouvriériste de son prédécesseur, ce dernier
a l’avantage d’introduire une plus grande souplesse et, partant, une plus
grande richesse dans la pensée du conflit social et dans la perspective d’un
projet d’émancipation. Ce qui lui permet de ne pas se limiter au conflit classique
opposant les capitalistes aux salariés et de saisir, d’une manière plus globale,
celui opposant les classes dominantes aux classes subalternes. Cette dernière
notion englobant les prolétaires mais aussi, les paysans, les femmes, les
minorités ethniques et religieuses, etc.
C’est d’ailleurs dans cette perspective gramscienne que le philosophe
italien Domenico Losurdo vient tout récemment de revisiter la théorie de la
lutte des classes de Marx et Engels[1],
montrant que le pluriel dans cette expression célèbre ne signifiait pas la répétition
du même, mais plutôt la pluralité. Car, à bien l’analyser et en revenant à la
littérature large et variée des deux auteurs, la lutte avait trois
formes : celle admise entre travailleurs et propriétaires des moyens de
production, mais également celle opposant les nations dominées aux puissances
impérialistes et celle des femmes contre la domination des hommes. Cette thèse
s’appuie d’abord sur les positions connues de Marx sur la question
irlandaise comme un exemple de l’apparition de la question sociale sous la
forme d’une question nationale.
Elle repose ensuite sur les écrits d’Engels sur la question féminine et la
reprise à son compte, dans son Anti-Dühring,
de la position de Fourier affirmant que « dans une société donnée, le
degré d'émancipation de la femme est la mesure naturelle de l'émancipation
générale ».
Or, que trouverait-on si l’on appliquait cette théorie générale du
conflit social à l’économie et à la société tunisiennes d’aujourd’hui ? Il
va de soi qu’au niveau mondial l’économie tunisienne est une économie dominée,
occupant dans la division internationale du travail, un segment de la
production de faible contenu technologique et basé essentiellement sur un
travail non qualifié. Mais cette économie est elle-même structurée par d’autres
types de domination : celle exercée par le capital sur le travail, certes,
mais aussi, celle de l’industrie sur l’agriculture, celle de la ville sur la
campagne, qui recoupent, plus ou moins exactement, celle du littoral sur
l’intérieur du pays. C’est d’ailleurs pourquoi, il nous semble, la question
sociale en Tunisie prend la forme de la question régionale – comme on l’a vu
clairement durant le mouvement social du 17 décembre / 14 janvier. A cela, il
faudra bien sûr ajouter la domination exercée par l’homme sur la femme en vertu
de la logique de la société patriarcale.
Dès lors, si on a à l’esprit ces différentes dominations qui
structurent la société tunisienne et qui expliquent la division du travail à
laquelle elles donnent naissance, il est facile de deviner que les
travailleuses agricoles, travaillant nos champs, dans des conditions très
dures, sous le soleil en été, dans la boue et le froid l’hiver, transportées sur
le lieu de travail sans aucun respect des règles de sécurité, ne bénéficiant
pas de la moindre protection sociale et percevant des salaires de misère,
destinés d’ailleurs pour l’essentiel au père ou au mari, représentent chez nous
le degré ultime de la domination et de l’exploitation. Elles représentent le
point de la société sur lequel viennent s’articuler toutes les dominations. Elles
sont, par excellence, les dominées parmi les dominés, les subalternes parmi les
subalternes !
Ainsi, si la gauche tunisienne veut élaborer un vrai projet d’émancipation
qui lui soit propre, qui tienne compte des caractéristiques de la réalité
nationale, elle doit, à l’image de Gramsci dans ses Cahiers de Prison, « porter l’exigence d’une recherche
pratique et théorique, qui sache penser du côté des exploités et des
subalternes, qui sache élaborer une lecture du monde aussi articulée que le
sont les formes actuelles de la domination, qui soit capable de donner du sens
à ce qui se passe »[2].
Et c’est cette recherche pratique et théorique qui doit donner à la gauche sa
vision, son projet, son programme. En attendant qu’un tel projet puisse être
mené à bien, il faut d’ores et déjà être attentif aux différentes dominations qui
ont cours dans la société tunisienne, et, surtout, aux modalités de leur
articulation. Ce faisant, on verra que divers types de domination s’exercent
sur les travailleurs, sur les paysans et sur les femmes et que les
travailleuses agricoles cumulent ces trois dominations. Elles sont ainsi les
victimes d’une triple domination.
De même que, dans Le Manifeste
Communiste, Marx et Engels écrivaient que « Le prolétariat, couche
inférieure de la société actuelle, ne peut se mettre debout, se redresser, sans
faire sauter toute la superstructure des couches qui constituent la société
officielle », de même on pourrait dire qu’aujourd’hui les travailleuses
agricoles, couche inférieure de la société tunisienne, ne pourront améliorer
leur sort et accéder à un minimum de droits sans une remise en question des vieilles
dominations urbaine et masculine. Qui ne voit là l’énormité et la difficulté de
la tâche ?
Baccar
Gherib
Attariq Aljadid, le 20 septembre 2014
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