La thèse « S’engager en régime autoritaire ; Gauchistes et islamistes dans la Tunisie indépendante », élaborée par Michaël Bechir Ayari sous la direction de Michel Camau et soutenue, l’année passée, à l’Université d’Aix-Marseille III, vaut le détour. D’abord, parce qu’elle se propose de comprendre les mécanismes de l’opposition au pouvoir dans notre pays, depuis l’indépendance, en étudiant minutieusement les origines et les parcours de quelque 244 militants ayant appartenu aux divers courants gauchistes ou au mouvement islamiste. Ensuite, parce qu’elle essaie de démontrer une thèse audacieuse – et stimulante – qui ne se limite pas à expliquer les positionnements des uns et des autres, face au bouleversement des hiérarchies provoqué par l’indépendance, uniquement par l’origine sociale des acteurs, mais aussi par leur origine régionale et professionnelle. Enfin, parce que le retour qu’elle fait sur un demi-siècle d’opposition à un régime autoritaire lui permet de comprendre les ressorts de l’engagement, de livrer une clé de lecture de l’histoire récente du pays et, partant, de jeter un éclairage sur la situation politique actuelle.
Ainsi, la thèse se fonde sur la prégnance en Tunisie des prescriptions identitaires que l’auteur illustre par la «fausse caricature» suivante: dans ce pays, une des questions posées lors d’une première interaction entre individus n’est pas, comme en France: «qu’est-ce que tu fais dans la vie?» ou aux Etats-Unis: «combien gagnes-tu?», mais: «d’où viens-tu» ou: «comment t’appelles-tu?» (38). Cette spécificité de la société tunisienne pousse le chercheur à substituer à la catégorie lourde «origine sociale» une autre, plus riche, qui est à même de rendre compte des différents clivages que la société abrite: l’origine socio-géographico-politique (OSGP) des acteurs (35) et il en identifie quatre.
Il y a d’abord les élites médinales, qui regroupent les parentèles issues de villes de vieille urbanisation (intra-muros) et dont la légitimité n’est pas liée exclusivement à la détention d’un capital scolaire bilingue. Il y a ensuite les médinaux qui, tout en étant considérés beldi, appartiennent à des lignées moins dotées en ressources matérielles et symboliques que les élites médinales. Viennent après les publiciens qui sont, à la faveur de l’indépendance, en pleine mobilité ascendante par et grâce à l’Etat, qui détiennent un capital scolaire bilingue et qui sont essentiellement originaires d’un espace rurbain : les villages côtiers du Sahel et du Cap Bon. En dernier lieu, on trouve, les extra-muros, qui rassemblent tous ceux qui sont caractérisés par le stigmate négatif de afaqiyyin !
Engagement et clivages sociaux et régionaux
Muni de ces catégories, M. B. Ayari revient sur les principaux épisodes d’opposition au régime. La scission youssefiste est ainsi logiquement appréhendée comme la révolte d’élites médinales et de médinaux, rejoints par des tribus du Sud sensibles à la rhétorique traditionaliste de Ben Youssef, contre Bourguiba et les publiciens qui s’apprêtaient à éliminer les sources de leur domination matérielle et symbolique (45). Cependant, ce qui est un peu plus surprenant, c’est que même le mouvement d’extrême gauche des années soixante, Perspectives, s’avère composé dans sa majorité d’élites médinales et de médinaux. Pour M. B. Ayari, le paradoxe n’est qu’apparent. Car, c’est dans ces milieux que l’on a ressenti, plus que les autres, les petites humiliations amenées par le «bouleversement du monde» de l’indépendance. C’est là que l’on avait plus de chances de ressentir le caractère autoritaire du régime (119), ce qui pouvait pousser à s’y opposer, même si de jeunes étudiants francophones imprégnés de culture occidentale ne pouvaient reprendre la grille de lecture de leurs parents. Ils allaient s’opposer à Bourguiba, mais en se proposant de le doubler sur sa gauche, pour ainsi dire. Mais, durant les années soixante-dix, au fur et à mesure que le taux d’extra-muros dans le mouvement augmentait par rapport à celui des médinaux et des élites médinales, on a abouti à la fondation d’el Amel ettounsi et de la choôla, plus sensibles au thème de l’authenticité et au discours panarabe. L’opposition islamiste, quant à elle, et bien qu’elle comprît les quatre OSGP, a vu la grande croissance d’extra-muros parmi ses militants.
Par ailleurs, M. B. Ayari constate que la lecture en termes d’OSGP permet de rendre compte des dissensions intra-partisanes. C’est le cas, on l’a vu, de la scission youssefiste, la veille de l’indépendance. C’est aussi le cas des divisions au sein du PSD, l’aile libérale constituée autour de Mestiri au congrès de 1971 représentant un regroupement autour d’élites médinales et de médinaux. Et même dans la mouvance islamiste, les élites médinales et les médinaux autour d’un Mourou représenteraient l’aile légaliste du mouvement, tandis que les extra-muros nahdaouis représenteraient son aile protestataire et transgressive. L’OSGP a ainsi l’ambition de nous éclairer sur les ressorts de l’engagement. Elle permettrait aussi de saisir le post-engagement, c’est-à-dire la reconversion des militants après la confrontation avec le pouvoir, après la condamnation pour activisme politique.
A propos de reconversion
A ce niveau aussi, les clivages sociaux et régionaux joueraient fortement. Scrutant l’itinéraire des opposants après la confrontation avec le pouvoir, notamment après les condamnations plus ou moins lourdes, M. B. Ayari constate que c’est l’extrême gauche, à travers ses élites médinales, qui réussit les meilleures reconversions, allant même jusqu’à occuper des postes de très hautes responsabilités, tels que ministres de la république. Ceci est possible pour les ex-gauchistes, qui associent à leur capital militant un capital scolaire de haut niveau. De ce point de vue, l’UGET apparaît comme un véritable tremplin vers la cooptation (168).
D’un autre côté, la trajectoire militante, avec ce qu’elle implique comme formation en termes de prise de parole en public, de capacité à débattre au moyen de l’écrit et de l’oral, peut favoriser des reconversions vers le barreau ou bien vers le journalisme. Ce dernier a été le créneau habilement investi par les médinaux islamistes, notamment les «progressistes» d’entre eux.
Cependant, ce sont en majorité les extra-muros – gauchistes, mais surtout islamistes – qui ont été contraints à une reconversion à travers la création d’une entreprise en exil, en Europe, notamment. Les ex-gauchistes continuant à y investir le champ associatif dans le créneau de la défense des droits humains et ceux des immigrés. En exil, les élites médinales sont, elles, quasi-inexistantes ou, en tout cas, sous représentées (355).
Ce constat amène le chercheur à faire sienne la thèse de Camau et Geisser, qui estiment que «Pour être opposant indépendant en Tunisie, il faut d’abord appartenir à l’élite, bénéficiant d’une possibilité de «repli» sur ses sociabilités professionnelles et familiales: la répression policière a un prix que seules certaines élites professionnelles sont en mesure de payer» (356). Le raisonnement se tient. Il apparaît toutefois quelque peu en porte-à-faux avec les prémisses de l’auteur, saisissant l’engagement comme attachement à un collectif où n’entrent nullement des considérations en termes de calcul ni d’intérêt (83). Et ce, d’autant plus qu’il est admis que les parentèles issues de la bourgeoisie traditionnelle ont réussi leur reconversion socioéconomique en partie grâce à l’Etat (302).
Toujours est-il qu’au terme de son travail de recherche, M. B. Ayari estime que l’espace protestataire «visible» (partis légaux et diverses ONGs) est aujourd’hui saturé par les élites médinales et les médinaux (353). Or, la survisibilité de ceux-ci aurait pour corollaire la sous visibilité d’un autre espace contestataire qui serait formé, lui, d’un conglomérat de groupuscules jihadistes, extra-muros pour l’essentiel. Entre ces deux espaces, seule la centrale syndicale serait capable de mobiliser de larges troupes autour de la question sociale, à la faveur de la crise économique (368).
Le travail de M. B. Ayari est mené avec beaucoup de rigueur, sur un échantillon assez large d’opposants, sur cinq décennies, en scrutant minutieusement les logiques de l’engagement et les différents types de reconversion à travers la catégorie de l’origine socialo-géographico-professionnelle (OSGP), qui fait la part belle au clivage intra-muros versus extra-muros. On peut s’interroger, à ce niveau, si ce clivage a une portée explicative au delà des deux premières décennies de l’indépendance, quand la restructuration de la société sur la base de nouvelles logiques était encore à l’œuvre. L’auteur a sans doute raison de reprocher à la sociologie tunisienne d’être passée à côté de ce clivage en le considérant trop rapidement comme une manifestation d’arriération propre à une structure tribalo-communautaire en décomposition (39). Mais, après plus d’un demi-siècle de restructuration, d’évolution (notamment des mentalités), d’éducation, de recul de l’endogamie (si caractéristique de la Tunisie à l’ancienne), de mobilité sociale et régionale, peut-on encore considérer que «ce petit pays demeure largement clivé par des particularismes recomposés»? On peut en douter, et pas seulement par ce qu’on est attaché à une vision simpliste et volontariste en termes de progrès…
Baccar Gherib