Lors de la séance «Compromis politiques, politiques de compromis», et sous le titre de Salariat stabilisé–Pouvoir: le compromis néo-corporatiste, le Professeur Mahmoud Ben Romdhane a abordé le phénomène de la stabilité de l’autoritarisme en Tunisie, à travers la problématique générale qui lie le dénouement démocratique au positionnement et à l’action des différentes classes sociales. Le conférencier a choisi de parler des rapports entre le pouvoir tunisien et la centrale syndicale (l’UGTT), essentiellement pour deux raisons. D’abord, parce qu’à la différence des autres organisations (du patronat, des agriculteurs ou de la paysannerie), l’UGTT a un poids politique important, lié à son rôle historique dans le mouvement de libération nationale et qu’il lui est arrivé, dans des contextes souvent durs, de défendre hargneusement son autonomie vis-à-vis du pouvoir politique et … d’en payer le prix fort. Ensuite, parce que les rapports actuels entre les deux entités relèvent vraisemblablement du compromis au sens où il semble y avoir des concessions mutuelles librement consenties entre les deux parties.
Le conférencier a commencé par mettre la question dans son cadre théorique, rappelant que, dans les sciences politiques, le passage à la démocratie était considéré comme le fait de la bourgeoisie (Barrington Moore) ou bien comme celui du salariat (l’école libérale américaine). Plus centrée sur les pays en développement est la contribution d’A. Gershenkron, qui explique que la bourgeoisie potentielle des pays du Tiers-monde a besoin de l’Etat en tant que protecteur, à l’extérieur, face aux bourgeoisies plus performantes, et, à l’intérieur, face aux masses. Elle est donc logiquement pour l’Etat autoritaire. Mais la référence pour la Tunisie en la matière reste, incontestablement, le travail d’Eva Bellin, notamment son ouvrage «Stalled democracy; Capital, labor and the paradox of state-sponsored development», qui s’efforce de montrer pourquoi, en Tunisie, ni la bourgeoisie, ni le salariat ne se proposent de porter le projet démocratique. Pour elle, les deux classes ont intérêt au maintien du statu quo, car dépendantes de l’Etat et bénéficiant de privilèges qu’elles cherchent à sauvegarder.
Cette approche peut être affinée à travers la notion-clé de néo-corporatisme. Il s’agit, en fait, d’une gestion des affaires à laquelle l’Etat cherche à associer les grands groupements d’intérêt (syndicats de patrons et de salariés), afin de désamorcer toute velléité de résistance sociale à la mise en œuvre de ses politiques. Il est évident qu’il ne s’assure la bienveillance de ces forces sociales qu’en contrepartie de certaines concessions. Ce schéma s’applique-t-il aux relations, en Tunisie, entre le pouvoir et l’UGTT en tant qu’organisation représentative des intérêts du salariat stabilisé (qui ne tient donc pas compte des salariés du secteur informel et du secteur privé) ?
Pour répondre à cette question, Mahmoud Ben Romdhane scrute l’évolution comparée du salaire moyen et de la productivité du travail depuis les années soixante jusqu’à nos jours. Cette mise en perspective historique lui permet de distinguer deux phases.
De 1961 à 1985, le compromis entre le pouvoir et le syndicat est éminemment chaotique, suivant des hauts (de fortes augmentations salariales en 77-78 et 83-84) et des bas (une compression des salaires dans les années 60 et en 71-72).
De 1985 à nos jours, au contraire, et grâce notamment aux négociations collectives triennales, on constate une évolution quasiment parallèle de la productivité du travail et du salaire moyen. Ce qui fait dire au conférencier que, durant cette seconde phase, la répartition du revenu n’est plus inégalitaire. Si on ajoute à ce phénomène, celui du prélèvement à la source de la cotisation des adhérents, l’autorisation des détachements et, surtout, la garantie du monopole de la représentation syndicale, on mesure ce que donne l’Etat au représentant du salariat stabilisé. De son côté, ce dernier doit se contenter uniquement de grèves défensives (pour obliger les patrons à respecter la loi), accepter sa dépolitisation, voire faire acte d’allégeance au pouvoir, comme on le voit à l’occasion de chaque élection présidentielle.
Tels sont les termes du «compromis néo-corporatiste», depuis plus de vingt ans en Tunisie, entre le pouvoir politique et la centrale syndicale, selon notre conférencier qui rappelle à l’assistance, non sans malice, que le néo-corporatisme est une régulation de la société qui se distingue de la régulation démocratique. Mieux : parce qu’il se substitue à la démocratie, le néo-corporatisme ne peut logiquement y mener… Bien au contraire !
Baccar Gherib
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