Ce livre part d'un constat : les faiblesses politique et théorique de la gauche tunisienne et, plus largement, arabe. Celle-ci, contrairement à ses homologues latino-américaine et chinoise, n'aurait, en effet, apporté aucune contribution notable au marxisme et à la pensée critique en général et serait restée éternellement consommatrice des mots d'ordre et des analyses venus d'ailleurs, sans parvenir à penser par soi-même son propre vécu ni, en conséquence, à y apporter des solutions originales. Il y aurait donc là un déficit de pensée chez les politiques de gauche qu'il convient d'urgence de combler. L'auteur le dit sans ambages : son livre, pédagogique, se veut une invitation pour ceux qui parlent au nom de la gauche à lire, à se cultiver. Car le monde évolue et, avec lui, évolue la pensée critique porteuse des projets d'émancipation, et on a peu de chances de saisir ce monde avec des schémas inadaptés et obsolètes, de surcroît.
Actualiser le marxisme
Le livre part aussi d'un postulat : malgré certaines limites intrinsèques à la pensée de Marx et d'autres dues à l'évolution du capitalisme et aux changements sociaux qui l'ont accompagnée, le marxisme conserve une actualité. Il reste "l'horizon indépassable de notre temps", pour reprendre la célèbre formule de Sartre, notamment pour tous ceux qui militent pour l'instauration d'une justice sociale radicale. Il s'agit donc de renouveler le projet socialiste, ce qui passe par un renouvellement et une actualisation du marxisme. Celui-ci doit être enrichi, voire fécondé, par l'ouverture sur d'autres apports de la gauche radicale, dont la caractéristique commune est le rejet du capitalisme. Cette fécondation pouvant même aller jusqu'à une véritable hybridation. Le marxisme peut et doit, en effet, être actualisé d'autant mieux que, comme le rappelle Derrida, il était conscient de son historicité et de son vieillissement possible.
Or, cette opération d'actualisation et de renouvellement ne pouvait logiquement se faire sans commencer par un retour critique sur l'expérience historique qui s'est réclamé du marxisme, la révolution d'octobre, à laquelle est consacrée le premier chapitre du livre. L'auteur résume son regard sur cette expérience par une expression : "fierté critique". Fierté en rapport avec ce qu'a pu réaliser cette révolution, première importante tentative de mettre en œuvre une justice sociale radicale, mais également en rapport avec son universalisme et sa générosité. Mais cela ne doit pas en faire oublier les dérives ni les errements : le parti qui se mue en nomenclature et en classe dominante, le dogmatisme, la bureaucratisation, la politique de russification, le stalinisme et ses victimes, la perte de la course au développement des forces productives, etc. Ces dérives doivent être regardées en face, évitant ainsi toute vision romantique de la révolution. Ce bilan critique débouche ainsi, sans surprise, sur l'interrogation sur l'origine de ces dérives : sont-elles la conséquence de la nature du projet bolchevique ou le résultat des contraintes historiques auxquelles il a dû faire face? Or, à ce niveau, si l'auteur rappelle que le marxisme conserve toute son attractivité en ce qu'il est à la fois pensée et engagement, tendu à la fois vers la compréhension et la transformation du monde, il nous invite aussi à identifier ses limites et à connaître les différents apports visant à les dépasser.
C'est ce à quoi s'attelle la deuxième partie du livre qui présente d'importantes réflexions ayant porté sur onze thématiques : les contradictions du capitalisme, les études postcoloniales, la réalité sociale, pouvoir et anti-pouvoir, la démocratie, médias et publicité, l'écologie politique, le post-féminisme, la religion, la nation, la postmodernité. Nous choisissons, pour notre part, de présenter ces apports selon qu'ils traitent des faiblesses intrinsèques du marxisme classique ou qu'ils abordent des évolutions du capitalisme postérieures à l'achèvement de celui-ci et qui rendent ainsi caduques certaines de ses analyses et conclusions. Or, ces évolutions nous invitent à penser la politique et à la faire autrement.
A propos de déterminisme, productivisme, religion et nation
Pour ce qui est des limites intrinsèques au marxisme classique, on trouve d'abord une conception déterministe de l'histoire fondée sur une idéologie du progrès foncièrement productiviste. On identifie, ensuite, le traitement déficient de deux phénomènes sociaux et politiques importants : la religion et la nation. Ainsi, la conception scientiste et positiviste de l'histoire, promue par le marxisme "officiel" dès le début du vingtième siècle, qui croit au déterminisme, avec l'existence de lois du développement historique, et à l'idée d'une fin de l'histoire (dans les deux sens du terme) a essuyé de fortes critiques venant du camp marxiste lui-même. On en veut pour preuve les positions de Rosa Luxemburg promouvant le rôle de l'individu dans l'histoire en lieu et place des forces productives et celles de Walter Benjamin déconstruisant l'idéologie du progrès sous-jacente à la vision marxiste de l'histoire. Plus près de nous, Cornélius Castoriadis réaffirma, contre cette même vision, que l'histoire n'est pas prédéterminée et qu'elle est, au contraire, le résultat de l'activité sociale créatrice des hommes et Michaël Lowy a mis en exergue le contenu téléologique et hégélien de la vision marxiste de l'histoire.
Par ailleurs, au moment où apparaît une prise de conscience aiguë du caractère fini des ressources naturelles et dégâts énormes sur la nature de l'activité productive capitaliste, le productivisme du marxisme classique ne passe plus. Il a déjà été pointé du doigt, en son temps, par Rosa Luxemburg et, plus récemment, par Moishe Postone qui considère que le message de Marx vise à libérer les hommes du travail, non à généraliser la condition de travailleur. Ce souci écologique a poussé Michaël Lowy à appeler à concilier marxisme et écologie et Alain Lipietz à revendiquer une intégration des deux courants. Surtout que, selon lui, les écologistes sont, eux aussi, progressistes puisqu'ils refusent que les hommes deviennent de simples pièces de la machine capitaliste. Il n'y aurait pas ainsi de salut pour les forces de progrès en dehors d'une réforme lente et prudente du paradigme marxiste. Cette intégration est possible d'autant plus que, pour Elmar Altvater, le capitalisme abrite non seulement une lutte des classes, mais également une lutte autour de l'énergie et que, pour cela même, il serait génétiquement incapable d'avoir des relations rationnelles ou raisonnables avec la nature et de préserver ainsi les intérêts des générations futures.
Pour ce qui est de la religion, on sait que la conception marxiste n'y voyant que "l'opium du peuple" est un peu courte. Car, à l'instar de la philosophie des Lumières, elle ne voit dans le phénomène religieux que sa dimension sociale, faisant totalement l'impasse sur sa dimension anthropologique. En effet, donnant des réponses à des inquiétudes et angoisses existentielles, la religion ne peut être saisie simplement comme justificatrice de l'exploitation économique. Cette dimension de l'aliénation religieuse existe, il n'y a pas de doute là-dessus, comme le rappelle Samir Amin, dans les sociétés précapitalistes où l'exploitation économique était transparente. Le capitalisme, quant à lui, donnera naissance à l'aliénation marchande qui réussit, elle, à voiler les rapports d'exploitation. Toujours est-il que la survivance des religions, voire la combativité dont elles ont fait preuve dans des batailles politiques a convaincu des philosophes issus du marxisme comme Alain Badiou, Hardt et Negri, notamment, à dépasser la posture classique vis-à-vis de la religion et à voir en celle-ci une composante de la reconstruction du projet d'émancipation. Cela dit, il faudra souligner, comme le fait Samir Amin, que les fondamentalismes ne représentent nullement une saisie moderne de la religion, mais une réponse régressive aux problèmes du capitalisme.
Enfin, le traitement du phénomène de la nation représente, à n'en pas douter, un important point faible du marxisme classique qui n'y voyait qu'un produit du capitalisme appelé à être dépassé par l'internationalisme ouvrier. L'auteur considère, dès lors, que le marxisme a tout intérêt à combler cette lacune et à renforcer son analyse de la nation en retournant à des travaux classiques sur la question. Comme ceux d'Ernst Gellner, qui considèrent la nation comme une invention imaginaire où symboles et croyances jouent un grand rôle, mais qui s'avère être source d'intégration et de cohésion, et de Benedict Anderson qui insiste, lui aussi, sur le phénomène de nation comme communauté politique imaginée.
Baccar Gherib
Actualiser le marxisme
Le livre part aussi d'un postulat : malgré certaines limites intrinsèques à la pensée de Marx et d'autres dues à l'évolution du capitalisme et aux changements sociaux qui l'ont accompagnée, le marxisme conserve une actualité. Il reste "l'horizon indépassable de notre temps", pour reprendre la célèbre formule de Sartre, notamment pour tous ceux qui militent pour l'instauration d'une justice sociale radicale. Il s'agit donc de renouveler le projet socialiste, ce qui passe par un renouvellement et une actualisation du marxisme. Celui-ci doit être enrichi, voire fécondé, par l'ouverture sur d'autres apports de la gauche radicale, dont la caractéristique commune est le rejet du capitalisme. Cette fécondation pouvant même aller jusqu'à une véritable hybridation. Le marxisme peut et doit, en effet, être actualisé d'autant mieux que, comme le rappelle Derrida, il était conscient de son historicité et de son vieillissement possible.
Or, cette opération d'actualisation et de renouvellement ne pouvait logiquement se faire sans commencer par un retour critique sur l'expérience historique qui s'est réclamé du marxisme, la révolution d'octobre, à laquelle est consacrée le premier chapitre du livre. L'auteur résume son regard sur cette expérience par une expression : "fierté critique". Fierté en rapport avec ce qu'a pu réaliser cette révolution, première importante tentative de mettre en œuvre une justice sociale radicale, mais également en rapport avec son universalisme et sa générosité. Mais cela ne doit pas en faire oublier les dérives ni les errements : le parti qui se mue en nomenclature et en classe dominante, le dogmatisme, la bureaucratisation, la politique de russification, le stalinisme et ses victimes, la perte de la course au développement des forces productives, etc. Ces dérives doivent être regardées en face, évitant ainsi toute vision romantique de la révolution. Ce bilan critique débouche ainsi, sans surprise, sur l'interrogation sur l'origine de ces dérives : sont-elles la conséquence de la nature du projet bolchevique ou le résultat des contraintes historiques auxquelles il a dû faire face? Or, à ce niveau, si l'auteur rappelle que le marxisme conserve toute son attractivité en ce qu'il est à la fois pensée et engagement, tendu à la fois vers la compréhension et la transformation du monde, il nous invite aussi à identifier ses limites et à connaître les différents apports visant à les dépasser.
C'est ce à quoi s'attelle la deuxième partie du livre qui présente d'importantes réflexions ayant porté sur onze thématiques : les contradictions du capitalisme, les études postcoloniales, la réalité sociale, pouvoir et anti-pouvoir, la démocratie, médias et publicité, l'écologie politique, le post-féminisme, la religion, la nation, la postmodernité. Nous choisissons, pour notre part, de présenter ces apports selon qu'ils traitent des faiblesses intrinsèques du marxisme classique ou qu'ils abordent des évolutions du capitalisme postérieures à l'achèvement de celui-ci et qui rendent ainsi caduques certaines de ses analyses et conclusions. Or, ces évolutions nous invitent à penser la politique et à la faire autrement.
A propos de déterminisme, productivisme, religion et nation
Pour ce qui est des limites intrinsèques au marxisme classique, on trouve d'abord une conception déterministe de l'histoire fondée sur une idéologie du progrès foncièrement productiviste. On identifie, ensuite, le traitement déficient de deux phénomènes sociaux et politiques importants : la religion et la nation. Ainsi, la conception scientiste et positiviste de l'histoire, promue par le marxisme "officiel" dès le début du vingtième siècle, qui croit au déterminisme, avec l'existence de lois du développement historique, et à l'idée d'une fin de l'histoire (dans les deux sens du terme) a essuyé de fortes critiques venant du camp marxiste lui-même. On en veut pour preuve les positions de Rosa Luxemburg promouvant le rôle de l'individu dans l'histoire en lieu et place des forces productives et celles de Walter Benjamin déconstruisant l'idéologie du progrès sous-jacente à la vision marxiste de l'histoire. Plus près de nous, Cornélius Castoriadis réaffirma, contre cette même vision, que l'histoire n'est pas prédéterminée et qu'elle est, au contraire, le résultat de l'activité sociale créatrice des hommes et Michaël Lowy a mis en exergue le contenu téléologique et hégélien de la vision marxiste de l'histoire.
Par ailleurs, au moment où apparaît une prise de conscience aiguë du caractère fini des ressources naturelles et dégâts énormes sur la nature de l'activité productive capitaliste, le productivisme du marxisme classique ne passe plus. Il a déjà été pointé du doigt, en son temps, par Rosa Luxemburg et, plus récemment, par Moishe Postone qui considère que le message de Marx vise à libérer les hommes du travail, non à généraliser la condition de travailleur. Ce souci écologique a poussé Michaël Lowy à appeler à concilier marxisme et écologie et Alain Lipietz à revendiquer une intégration des deux courants. Surtout que, selon lui, les écologistes sont, eux aussi, progressistes puisqu'ils refusent que les hommes deviennent de simples pièces de la machine capitaliste. Il n'y aurait pas ainsi de salut pour les forces de progrès en dehors d'une réforme lente et prudente du paradigme marxiste. Cette intégration est possible d'autant plus que, pour Elmar Altvater, le capitalisme abrite non seulement une lutte des classes, mais également une lutte autour de l'énergie et que, pour cela même, il serait génétiquement incapable d'avoir des relations rationnelles ou raisonnables avec la nature et de préserver ainsi les intérêts des générations futures.
Pour ce qui est de la religion, on sait que la conception marxiste n'y voyant que "l'opium du peuple" est un peu courte. Car, à l'instar de la philosophie des Lumières, elle ne voit dans le phénomène religieux que sa dimension sociale, faisant totalement l'impasse sur sa dimension anthropologique. En effet, donnant des réponses à des inquiétudes et angoisses existentielles, la religion ne peut être saisie simplement comme justificatrice de l'exploitation économique. Cette dimension de l'aliénation religieuse existe, il n'y a pas de doute là-dessus, comme le rappelle Samir Amin, dans les sociétés précapitalistes où l'exploitation économique était transparente. Le capitalisme, quant à lui, donnera naissance à l'aliénation marchande qui réussit, elle, à voiler les rapports d'exploitation. Toujours est-il que la survivance des religions, voire la combativité dont elles ont fait preuve dans des batailles politiques a convaincu des philosophes issus du marxisme comme Alain Badiou, Hardt et Negri, notamment, à dépasser la posture classique vis-à-vis de la religion et à voir en celle-ci une composante de la reconstruction du projet d'émancipation. Cela dit, il faudra souligner, comme le fait Samir Amin, que les fondamentalismes ne représentent nullement une saisie moderne de la religion, mais une réponse régressive aux problèmes du capitalisme.
Enfin, le traitement du phénomène de la nation représente, à n'en pas douter, un important point faible du marxisme classique qui n'y voyait qu'un produit du capitalisme appelé à être dépassé par l'internationalisme ouvrier. L'auteur considère, dès lors, que le marxisme a tout intérêt à combler cette lacune et à renforcer son analyse de la nation en retournant à des travaux classiques sur la question. Comme ceux d'Ernst Gellner, qui considèrent la nation comme une invention imaginaire où symboles et croyances jouent un grand rôle, mais qui s'avère être source d'intégration et de cohésion, et de Benedict Anderson qui insiste, lui aussi, sur le phénomène de nation comme communauté politique imaginée.
Baccar Gherib
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