En revisitant l'histoire
des gens de la caverne ou la légende des sept dormants d'Ephèse, Tawfîq Al
Hakîm comptait-il vraiment écrire une "pièce religieuse", comme l'ont
soutenu certains? Sûrement pas! Ce qui l'a attiré dans l'histoire de ce
miracle, c'est sans doute cette formidable idée de voyage dans le futur
lointain et ses conséquences sur les pensées et les émotions de ces hommes
ainsi ressuscités. Ce voyage dans le temps est en effet l'occasion, pour
l'auteur, de développer des réflexions profondes et subtiles sur la finitude
des hommes, sur leur rapport au vieillissement et au temps qui passe, sur le
sens de la vie et de la mort, sur les ressorts de la foi dans un au-delà et sur
l'essence de la sainteté. Et loin de se fonder sur un récit religieux, la pièce
en arrive finalement à démonter celui-ci en abordant toutes ces questions, en
particulier les deux dernières, à partir de l'angle de ... l'amour. Mieux, on
peut dire qu'à travers les quatre actes retraçant essentiellement -- le réveil
dans la caverne, la découverte du palais et la prise de conscience du miracle, la
rencontre Michlîniâ-Prîskâ et le retour à la caverne -- se développe une
intrigue qui fait progresser la réflexion sur le rapport entre foi et amour et qui
aboutit à ce paradoxe que, loin de détourner de la foi, l'amour en serait
finalement le véritable ressort.
Quelle
place pour la foi dans le cœur des hommes?
Le premier acte commence ainsi
par mettre le décor en place, c'est-à-dire le contexte, les personnages, etc.,
mais il annonce également d'emblée, à travers l'histoire de chacun des dormeurs
et les échanges qu'ils ont entre eux, la question fondamentale autour de
laquelle s'articulera toute la pièce : celle des rapports entre amour et foi.
Nos trois dormants sont, en effet, des chrétiens ayant fuit la tuerie ordonnée par
le roi polythéiste Diqyânûs et ayant trouvé refuge dans une caverne. Il s'agit,
en fait, de deux ministres de ce dernier, Marnûch et Michlînyâ, et du berger
Yamlîkhâ. A leur réveil, ils cherchent à mieux se connaître et s'interrogent
les uns les autres sur leur conversion au christianisme. C'est à cette occasion
que l'on découvre que la foi du berger est à la fois simple et entière. Sa conversion
a eu lieu après qu'il ait écouté, dans la rue, un prêtre parler à un groupe
d'hommes. Il a su alors que "ces
paroles étaient le vrai" (27) et il a ainsi appris à voir ce qu'il ne
voyait pas avant (26). Après avoir entendu Yamlîkhâ parler de sa foi, Michlînyâ
réalise que la leur est imparfaite. Car, contrairement à celui du berger, leurs
"cœurs sont occupés par autre chose
que Dieu" (27). Un constat qui n'émeut pas outre mesure son ami
Marnûch, l'esprit fort du trio, qui considère, avec sérénité, que, "en nous créant des cœurs, Dieu a renoncé à
une partie de son droit sur nous" (30) et en déduit que la foi du
berger est entière parce qu'il vit seul et n'est attaché à personne (31). Ce
qui n'est pas le cas des deux amis : Michlînyâ étant épris de la princesse
Prîskâ, convertie au christianisme par ses soins, et Marnûch étant fortement lié
à sa femme et son fils.
A ce niveau, on comprend
que les liens affectifs qu'entretiennent les hommes peuvent les détourner, du
moins partiellement ou temporairement, de la foi, de l'adoration de Dieu. Mais
ce n'est pas tout! Car, en évoquant la passion de son ami pour la princesse
Prîskâ, Marnûch en vient à critiquer l'ingratitude des amoureux, capables de
tout oublier et de tout ignorer, y compris l'amitié, celle-ci faisant nécessairement
les frais du sentiment amoureux et passant après lui. Même si, au fond, il comprend
cela, puisque, dit-il, "L'amour
avale tout, même l'amitié et même la foi (...) Parce qu'il est lui-même une foi,
plus forte que toute autre foi" (35). Néanmoins, la mise en rapport de
l'amour et de la foi ne se limite pas à ces réflexions sur la nature et le
degré d'adhésion de chacun des fugitifs à leur nouvelle religion. Elle apparaît
également avec l'interrogation, trois-cents après les faits, sur la véritable
histoire de la princesse Prîskâ, qui est morte vierge après avoir repoussé
toutes les demandes en mariage, invoquant en cela le respect d'un pacte sacré. Mais
quel est ce pacte? Est-ce celui qui la lie au Christ, comme l'affirment l'histoire
qui nous est parvenue et le vieux Galiès, percepteur de la princesse Prîskâ
contemporaine, ou plutôt celui qui la lie à son amant, comme le soupçonne cette
dernière? Autrement dit, la première Prîskâ est-elle une sainte, comme le veut
l'histoire écrite par les descendants des premiers chrétiens? Ou est-elle
simplement une femme qui a aimé?
Le
cœur ne subit pas la loi du temps
Cependant, le séjour dans
la caverne prend fin quand, découverts par un chasseur, les trois hommes sont
amenés par la population au palais du nouveau roi chrétien de leur ville.
Là-bas, ils sont reconnus comme les fugitifs des anciens temps et considérés,
pour cela même, comme des saints. Certes, beaucoup de choses ont changé,
notamment les habits des gens, mais nos dormeurs sont encore loin de réaliser
le passage de trois-cents ans durant leur nuit de sommeil, d'autant plus que
Michlînyâ croit reconnaître sa Prîskâ aux côtés du roi. C'est Yamlîkhâ qui
réalisera, le premier, après un petit tour en ville, la véritable situation où
ils se trouvent désormais et le côté tragique de la chose. Il informe ses deux
compagnons des trois-cents ans écoulés durant leur nuit de sommeil et leur crie
qu'ils n'ont rien à voir avec ces "créatures"
(75), que "ce monde n'est pas le
nôtre!" (76), que "nous
sommes des spectres!" (77) et qu'il vaut mieux alors retourner
d'urgence à la caverne (78). Ce cri de détresse n'est pas entendu par ses amis
qui relativisent la chose et s'attachent à la vie ainsi (re)donnée avec
l'espoir secret de revoir les êtres qui leurs sont chers. Leur réponse est
alors "Qu'est-ce que trois-cents
ans? Ce ne sont que des mots! ... Ne sommes-nous pas vivants?" (83). Une
attitude de déni que le berger comprend parfaitement en prenant tristement
congé de ses compagnons : "Yamlîkhâ
a trois-cents ans ... et vous êtes deux jeunes hommes ... vous êtes amoureux!"
(85), suggérant ainsi que le cœur vivant peut annuler le temps...
C'est, ensuite, au tour de
Marnûch de se confronter à la terrible situation. Parti à la recherche de son
jeune enfant, on lui indique une vieille tombe d'un homme décédé, il y a trois
siècles, à l'âge de soixante ans... Il rentre abattu et donne, après coup,
raison au berger. Face à l'insistance de Michlînyâ qui lui demande de s'accrocher
à la vie, Marnûch répond qu'il n'y a rien à faire, car son "cœur est mort" (106), qu'une vie
sans liens est pire que le néant et que sans doute "le néant n'est autre chose qu'une vie absolue ... dénuée de tout lien" (109), de toute
relation affective. La lucidité ainsi acquise lui permet de faire une belle
réflexion sur le rapport au temps qui passe. Car, son cœur mort, "il ne (lui) reste plus que la raison ... qui
(le) ramène à son monde à elle ... le monde du temps et de l'espace' (111).
Il comprend donc que c'est le cœur - l'amour pour sa femme et son enfant - qui
lui interdisait de voir la réalité du temps écoulé. Et il réalise alors clairement
que ses compagnons et lui sont désormais "des spectres". Car ils sont "la propriété du temps". Mieux, il pense que, finalement,
"ils ont fui l'histoire pour ensuite
revenir au temps ... et l'histoire se venge!" (112). Il n'y a plus
alors d'autre issue, pour lui aussi, que de trouver refuge dans la caverne...
Le dernier à se rendre à
l'évidence du passage des trois-cents ans sera donc Michlînyâ, qui est entièrement
tendu par l'attente de voir Prîskâ. La rencontre aura lieu, dans le palais,
tard la nuit. Au discours passionné du dormeur ressuscité, la princesse répond
d'abord par l'incompréhension et la méfiance. Mais elle ne demeure pas
longtemps insensible à la passion exprimée par son interlocuteur. Elle est même
séduite par ce qu'il dit, puisqu'elle lui avoue qu'elle "n'a pas peur de sa délicieuse folie"
(117). Seulement, c'est Michlînyâ qui, tout en révélant la véritable histoire
de la sainte, réalise, au cours de l'échange, qu'il n'a pas affaire à la même
Prîskâ, et que, sous les traits de sa bien-aimée, se cachait une autre
personnalité, plus intelligente, plus cultivée et plus forte. Bref, une autre
personne! Il n'empêche qu'une alchimie fait en sorte que Michlînyâ tombe
amoureux de la nouvelle Prîskâ. Ainsi, peu après avoir découvert la vérité du
passage des trois-cents ans, "(il)
avoue qu'(il) ne voit rien maintenant ... qu'(il) n'a conscience d'aucune vérité". Dès lors, "(Il) est comme un homme aveuglé par la
lumière ... beaucoup de lumière au milieu d'un monde de rêves" (144). Et
il comprend instinctivement que, pour lui, voir équivaudrait à mourir (145). Mais
cette échappée à la loi du temps ne dure qu'un moment. Elle prend fin quand les
deux amants pensent s'enlacer, quand ils envisagent de passer de l'amour
platonique à l'amour physique. C'est, en effet, "en se rappelant le corps matériel qu'ils sont descendus au monde de la
raison pour voir la gravité et l'énormité (de ce qu'ils s'apprêtaient à
faire) et la misère humaine qui les
attendait" (147). Michlînyâ est alors rappelé à la vérité du temps et
de l'histoire. Et il réalise que, par son amour frustré - la nuit se révélant plusieurs générations (148) - , il subit une
épreuve plus terrible que celles par lesquelles sont passés ses deux compagnons.
Amour
et foi
Les trois dormeurs se
retrouvent donc dans la caverne. C'est là que se terminera l'histoire et que l'auteur
nous révélera le fin mot de sa pièce, en traitant la relation entre l'amour et
la foi notamment à travers les différentes manières avec laquelle chacun des trois
compagnons appréhendera sa mort. Ainsi, après une ultime tentative du trio de
nier les trois-cents ans passés, en cherchant à identifier ce qu'ils ont vécu
comme un rêve commun, Yamlîkhâ meurt en croyant, mais sans savoir "si sa vie a été ... un rêve ou une réalité"
(162). Marnûch, pour sa part, meurt en athée, "dénué de foi ... dénué de tout ... nu comme (il) est apparu ... sans
idées, sans sentiments ... et sans croyances" (168). Et, dans un très
bel échange avec Michlînyâ, il affirme qu'il n'y a pas de résurrection et qu'en
fin de compte "nous sommes les rêves
du temps ... qui nous efface après ... sauf ceux qui méritent d'être rappelés,
qui restent dans la mémoire du temps ... dans l'histoire" (168). C'est
contre cette affirmation que s'insurge Michlînyâ qui pense, au contraire, que
"nous ne sommes pas des rêves ...
c'est le temps qui est un rêve ... alors que nous sommes la vérité ... lui, est
l'ombre éphémère et nous, nous demeurons ..." (170). Et, logiquement,
il s'apprête à mourir en croyant : "Le
Christ m'est témoin que je crois à la résurrection! Parce que ... j'ai un cœur
qui aime!" (171).
Cette croyance en la
résurrection et, donc, en l'immortalité est aussi celle de Prîskâ, qui rejoint
la caverne, en compagnie du sage Galiès, et qui trouve Michlînyâ sur le point
de rendre l'âme. Elle lui affirme alors qu'elle est peut-être la résurrection
de la première Prîskâ et qu'ils ont été, de cette manière, ressuscités l'un
pour l'autre (174). Après la mort de Michlînyâ, elle informe Galiès qu' "Il a rendu son dernier souffle en espérant
une rencontre" et s'écrie : "Oui,
au revoir mon amour! Ici, c'est impossible ... mais dans un autre âge ... ou
dans un autre monde" (177), affichant ainsi sa croyance en une
deuxième résurrection. La conviction avec laquelle elle envisage celle-ci et sa
décision d'être emmurée avec le trio impressionnent son vieux percepteur qui
lui confie alors que la foi qu'elle porte est "au-dessus de ses forces ... et au-dessus des capacités de compréhension
des hommes" (178) et qui finit par lui dire : "Vous êtes une sainte, altesse! Oui, vous
êtes une sainte parmi les saintes..." (191). La boucle est pour ainsi
dire bouclée en retournant d'une certaine manière à l'histoire qui a eu lieu,
il y a trois-cents ans, quand, en faisant ses adieux au vieux sage, Prîskâ lui
recommande de raconter fidèlement son histoire aux hommes, en l'évoquant non
pas comme une sainte, mais comme "une
femme qui a aimé ... et c'est tout" (192).
Dès lors, et au terme de
cette histoire tissée autour des relations entre l'amour, le temps, la foi et
la sainteté, on peut conclure, avec Tawfîq Al Hakîm, que loin de détourner de
la foi, notamment la croyance à un au-delà, l'amour en serait le véritable
ressort. Il serait même, à le suivre, le motif méconnu de la sainteté...
Baccar Gherib
* Editions Maktabat Misr.
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