Le feuilleton « Mektoub »Il semblerait que pour son cru du mois de Ramadhan 2008, notre TV7 nationale ait décidé de se montrer enfin à la hauteur des attentes d’un public lassé du ronron des feuilletons ramadanesques de ces dernières années, et qu’une énième reconduction de la sit-com à succès, Choufli hall, risquait de laisser, disons, quelque peu sur sa faim. Mektoub le nouveau soap diffusé en prime time, a en effet créé la surprise, non pas tant grâce à la signature du talentueux chroniqueur/scénariste à succès, Tahar El Fazaa, qu’à « l’abattage » impressionnant de cette nouvelle production.
Sami El Fehri tape fortRappelons d’abord que cette série est produite et réalisée par Sami El Fahri, connu jusqu’ici pour ses prestations d’animateur vedette dans les fameuses émissions-machines à sous de la toute-puissante Cactus Productions. Il nous revient donc cette année derrière la caméra, avec l’intention clairement affichée de frapper fort (à coups de plusieurs milliards, dit-on), de nous en mettre plein la vue. Et on peut dire, à cet égard, qu’à l’instar des programmes dans lesquels s’était commis jusque là notre Arthur national, strass, paillettes et démesure sont de rigueur : décors et cylindrées de luxe, casting « valorisant » (des interprètes à la plastique de top-modèles aux collaborateurs techniques « importés »), effets branchés de mise en scène, générique « novateur »… Mais la thématique n’est pas en reste, et notre ambitieux producteur-réalisateur se veut tout aussi percutant au niveau du « fond » : adultère, enfant illégitime, racisme, drogue… Ce qui n’a pas manqué de susciter la polémique. En effet, beaucoup d’encre a déjà coulé au sujet de deux aspects, épinglés par nombre de commentaires, voire de critiques, le plus souvent sévères : les « excès » de la série en matière de thèmes soi-disant sulfureux, et sa « non représentativité », à savoir, l’exclusivité de l’univers qu’elle dépeint, celui de l’élite des villas somptueuses, des salons de thé à la mode, et des Hummer, Mustang et autres X5. En revanche, peu ont relevé cette fâcheuse et non moins « opportune » coupure publicitaire, apposée telle un sceau au milieu de chaque épisode, hélas révélateur de ce qui s’apparente –cette production occupant de surcroît la tranche horaire la plus convoitée des annonceurs ! – iavant tout à une opération commerciale habilement cosmétisée…
Un effet de nouveautéNéanmoins, si l’on prend la peine de traverser la surface du clinquant, qu’en est-il réellement de ce soap ?
Deux remarques s’imposent d’abord, concernant les critiques sus-mentionnées, car il faut en finir avec la sacro-sainte « représentativité » et son cortège immuable de dialectes ruraux et d’accents « à couper au couteau », dont la première chaîne publique se faisait un devoir de nous servir immanquablement sa livrée annuelle, et dont on ne saurait trop remercier les concepteurs de Mektoub de nous avoir soulagés cette année. Ce qui compte, en matière d’idées, ce n’est pas tant ce qui est représenté que ce qui en est fait. Et il en va de même pour les thèmes, lesquels, comme chacun sait, et aussi choquants soient-ils, ne mangent pas de pain en tant que tels. A présent, et cela dit, il est vrai qu’il y a un effet indéniable de nouveauté tant le « lavage du linge sale de la société tunisienne » semble ici poussé à un degré jusque là inusité, à l’instar de cette évocation du racisme atavique qui gangrène encore notre société. Mais le mérite de la série consiste surtout à montrer qu’il est trans-générationnel. Et ce mérite, nous semble-t-il, n’est pas le seul.
Ainsi, Mektoub, dont l’histoire est globalement centrée sur trois familles de la bourgeoisie tunisoise aisée, assiégées par une flopée d’ambitieux (des prétendants au dealer, tous plus ou moins arrivistes), est articulé, comme la plupart des soaps, autour de la question du conflit entre amour et pouvoir familial. Sa singularité consiste en ce qu’il nous décrit un monde où la figure du père est étrangement en retrait, sinon absente, monde où la prédation débridée et l’arrogance suffisante des fils le dispute désormais à la volonté de puissance des mères, la série se livrant à cet égard, à une démystification impitoyable de l’amour maternel : chantage affectif, pression financière, ultimatums iniques, rien ne fait reculer nos charmantes mamans, dont l’amour n’est qu’une caution pour régenter la vie de leur progéniture.
Et les hommes ne sont pas en reste, à l’instar du personnage de Lyes (campé par un nouveau-venu prometteur, Yassine Ben Gamra), l’arriviste à la Hummer, pendant masculin des figures despotiques maternelles, chez qui l’hypocrisie de la jalousie machiste fait écho à celle de l’amour maternel tyrannique ; ou encore celui de Dali, Don Juan sans cœur et sans remords (interprété avec brio par l’excellent Dhafer Labidine, encore un inconnu !).
A travers ces deux figures emblématiques, la liberté sexuelle est irrémédiablement déconnectée de la modernité, et le sexe est déconnecté de l’amour, lequel amour, précisément, figuré par le couple hors normes composé par les jeunes Mehdi et Yosr (cette dernière est métisse), pris en étau entre ces forces destructrices, semble bien précaire. A cet égard d’ailleurs, l’épisode du Mercredi 10/9 nous a offerts, avec la séquence du règlement de comptes entre les deux frères, Mehdi et Dali, après la fugue de ce dernier, et en présence de l’aîné Mourad, un des moments les plus bouleversants de l’histoire de la production audiovisuelle tunisienne !!
L’idée maîtresse du feuilleton apparaît ainsi progressivement comme étant celle d’un monde où le clinquant, le luxe ostentatoire et la dolce vita ne sont que les trompe-l’œil de son irrémédiable hostilité à l’égard de la quête de l’absolu (dont l’amour est l’emblème).
Et la figure inquiétante de Choko, mi-commerçant, mi-dealer, qui rôde autour de tout ce joli monde, n’augure rien de bon. Doté, lui aussi, à l’instar de tous les prétendants de la série, d’une cylindrée de choc (de même que Lyes, le fiancé de la douce Inès, celui, désigné, de Yosr, arbore sereinement sa Porsche Cayenne dans l’attente de cueillir sa promise, telle un fruit mur, sitôt expiré le délai de l’ultimatum imposé par sa mère), on comprend que le défilé des voitures de luxe, qui en a irrité beaucoup, ne sert qu’à en désigner la fonction d’armes de siège, à l’image de ces béliers qui servaient naguère à investir les citadelles convoitées. Indubitablement, il faut reconnaître que Mektoub touche là à quelque chose qui nous concerne de près.
Une mise en scène maladroiteMalheureusement, toutes ces vertus sont gâchées par une mise en scène par trop erratique, oscillant trop souvent entre le copiage servile de ce dont elle prétend se démarquer (champs contre-champs interminables, inévitablement accompagnées par l’inusable lamento au violon), et les effets destinés à impressionner le téléspectateur moyen, complètement incongrus (changements d’axes abscons, tripatouillages gratuits de la profondeur de champ, plans de coupe accélérés et « jinglisés » aussi opportuns que la guillerette sonnerie d’un portable au milieu d’un enterrement…). Tout cela fait que la série aurait sombré corps et milliards dans le ridicule le plus complet, n’étaient les qualités du scénario et la fraîcheur des dialogues et des nouveaux venus. Que pouvons-nous dire alors de Mektoub, si ce n’est qu’il laisse un sentiment mitigé entre la reconnaissance de l’audace réelle et l’impression d’une production qui sent trop son produit marketing, et qui a du mal à cacher, trop pressée qu’elle est de se démarquer en jouant la carte de « l’épate », un certain opportunisme et, disons-le, un arrivisme un brin vulgaire.
Ainsi, étrange ironie, Mektoub se retrouve-t-il pris (à son corps défendant ?) dans les rets de son propre dispositif critique, illustrant cruellement l’adage fameux : tel est pris qui croyait prendre.
Slim Ben Cheikh
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(Les photos sont de la rédaction du blog)