Mon dernier article paru sur Attariq Aljadid Pourquoi la gauche est hors jeu,
dans lequel j’évoquais le lien entre la gauche et les classes
populaires, d’un côté, et entre celles-ci et la question économique et
sociale, de l’autre, a suscité des réactions et des critiques que l’on
pourrait résumer comme suit :
- Un parti politique n’est pas censé représenter les intérêts d’une classe sociale ou en être le porte-parole ;
- D’ailleurs, existe-t-il encore aujourd’hui des classes sociales au sens qu’on donnait à ce concept « autrefois » ?
- Et, de toute façon, les enjeux actuels transcendent les clivages sociaux : ils sont fondamentalement de nature culturelle et sociétale et non pas de type économique et social.
Ces remarques sont d’un grand intérêt théorique et méritent, pour cela, une réponse rigoureuse et détaillée. Ainsi, pour ce qui est de l’existence ou non des classes sociales, Bourdieu disait cette phrase magnifique : « la question de l’existence ou de la non existence des classes est un enjeu de lutte entre les classes »[1] ! Il est indéniable, en effet, qu’il existe un rapport dialectique entre l’existence des classes dans la réalité, c’est-à-dire dans la distribution objective des propriétés économiques et sociales, et leur existence dans la représentation des sociologues, des intellectuels et des politiques.
Certes, les classes n’existent pas comme elles existaient « autrefois », c’est-à-dire avec une forte conscience de classe, mobilisée autour de claires revendications économiques et sociales. Car, avec le processus de moyennisation des sociétés observé durant les Trente Glorieuses, et avec le reflux du marxisme dans le champ intellectuel et celui du communisme dans le champ politique, les clivages se sont déplacés vers d’autres registres : la religion, les mœurs, la pratique sexuelle, etc. Mais, avec la réapparition d’inégalités structurées, la question sociale est en train d’émerger de nouveau et, après le thème de la « fin des classes sociales » annoncée avec beaucoup d’autosatisfaction, dès les années 1980, nous sommes, depuis plus d’une décennie, en train d’assister indéniablement à celui du « retour des classes sociales ».
Par ailleurs, on l’a dit plus haut, la perception des classes sociales et leur évolution est quelque part tributaire d’un rapport dialectique entre classes et partis politiques. Nous nous référons ici à Gramsci, pour qui, « « S’il est vrai que les partis ne sont que la nomenclature des classes, il est vrai aussi qu’ils ne sont pas qu’une expression mécanique et passive de ces mêmes classes ; ils réagissent énergiquement sur celles-ci pour les développer, les consolider et les universaliser » (C3, §119). Cette idée est tellement vraie que l’acuité de la question sociale et le niveau de conscience de classe dans une société varient nettement selon qu’elle a, oui ou non, abrité un fort parti communiste[2].
Or, l’histoire politique et sociale de la Tunisie a agi fortement dans le sens d’une euphémisation des antagonismes sociaux. Et ce, pour plusieurs raisons, dont les plus importantes sont : le discours interclassiste et unanimiste du néo-destour, la non adoption par la centrale syndicale de la théorie de la lutte des classes et l’absence, à la fois, d’un parti communiste de masses et d’une bourgeoisie forte qui aurait assis sa domination sur toute la société. Face à ce lourd héritage d’euphémisation assumé par le parti unique, puis par le parti hégémonique, l’opposition elle-même était demeurée prudemment dans l’approche interclassiste. Y compris l’extrême gauche, qui préfère parler au nom de la catégorie floue et élastique de « peuple » plutôt que d’identifier clairement les classes sociales dont elle défend les intérêts.
Dès lors, et bien que le moment fondateur du 17 décembre / 14 janvier se soit élevé contre les inégalités sociales et régionales, la révolution a rapidement débouché sur un clivage culturel transcendant les classes sociales et opposant les modernistes aux conservateurs, et qui a mené aujourd’hui à la bipolarisation entre (et domination de) Nahdha et Nida. Or, la sortie de ce type de clivage ne peut être obtenue que par la réactivation de la question économique et sociale.
Ce point a été très bien vu par un néo parti : Afek Tounes, qui se distingue des autres en ce qu’il se positionne clairement sur la question économique et sociale en promouvant une vision et un projet cohérents en la matière. Seulement, par l’appartenance socioprofessionnelle de ses leaders, par le type de sa communication politique et, surtout, par le contenu de son offre politique, on voit très bien que ce parti se propose de défendre les intérêts d’une classe d’industriels et d’hommes d’affaires et d’une certaine classe moyenne supérieure, plutôt proche du secteur privé. En gros, il se veut porteur d’un projet de « modernisation régressive », de réformes annulant les droits et les acquis de l’Etat social et limitant le pouvoir du syndicat des travailleurs, etc. En gros, ce parti porte un intérêt certain pour l’économie, traitée cependant à partir d’un point de vue opposé à celui exprimé par la révolution.
Ainsi, ce qui commence à être fait avec plus ou moins de succès du côté de la droite, gagne à être fait par les formations de la gauche, si elles veulent arracher leur place sur l’échiquier politique tunisien. Seulement ces formations doivent comprendre qu’il ne suffit pas de s’autoproclamer porte-parole des populations marginalisées, des classes subalternes et des régions dominées, pour que celles-ci votent automatiquement pour elles. Il faudrait, d’abord, qu’elles sortent du registre strictement contestataire pour produire un projet économique et social, global et cohérent, visant à limiter les inégalités entre classes et régions, pour s’atteler, ensuite, à un véritable travail idéologique de persuasion, visant à gagner la confiance et à emporter l’adhésion des groupes sociaux visés.
Notre pays est aujourd’hui une démocratie naissante. Ce n’est qu’à l’occasion de la révolution qu’il accède à une vie politique véritablement pluraliste où les partis politiques sont en compétition pour arracher le maximum de représentation du corps électoral et sont appelés volens nolens à se positionner par rapport aux principaux clivages qui traversent la société. Ainsi, à plus ou moins long terme, se dessinera nécessairement un échiquier politique où les principaux partis se situeront (et seront identifiés) à partir de leurs positions et propositions tant au niveau sociétal qu’au niveau économique et social. Certes, ceux qui se positionneront sur le clivage économique et social, à droite comme à gauche, auront à affronter deux grands handicaps. D’abord, celui d’une histoire nationale qui a réussi l’euphémisation des antagonismes sociaux. Ensuite, le contexte de la transition démocratique qui s’est rapidement structuré autour du clivage culturel.
Dès lors, réinstaller la question économique et sociale au cœur du débat politique et se positionner comme porte-parole de classes sociales dûment identifiées sera une opération difficile et délicate. Il faut donc s’y atteler de manière intelligente et le plus tôt possible. Sans oublier toutefois que, dans cette affaire, la gauche a un grand avantage sur la droite : pouvoir se raccrocher plus aisément aux slogans et revendications de la révolution.
Baccar Gherib
Attariq Aljadid, 27 juin 2015.
- Un parti politique n’est pas censé représenter les intérêts d’une classe sociale ou en être le porte-parole ;
- D’ailleurs, existe-t-il encore aujourd’hui des classes sociales au sens qu’on donnait à ce concept « autrefois » ?
- Et, de toute façon, les enjeux actuels transcendent les clivages sociaux : ils sont fondamentalement de nature culturelle et sociétale et non pas de type économique et social.
Ces remarques sont d’un grand intérêt théorique et méritent, pour cela, une réponse rigoureuse et détaillée. Ainsi, pour ce qui est de l’existence ou non des classes sociales, Bourdieu disait cette phrase magnifique : « la question de l’existence ou de la non existence des classes est un enjeu de lutte entre les classes »[1] ! Il est indéniable, en effet, qu’il existe un rapport dialectique entre l’existence des classes dans la réalité, c’est-à-dire dans la distribution objective des propriétés économiques et sociales, et leur existence dans la représentation des sociologues, des intellectuels et des politiques.
Certes, les classes n’existent pas comme elles existaient « autrefois », c’est-à-dire avec une forte conscience de classe, mobilisée autour de claires revendications économiques et sociales. Car, avec le processus de moyennisation des sociétés observé durant les Trente Glorieuses, et avec le reflux du marxisme dans le champ intellectuel et celui du communisme dans le champ politique, les clivages se sont déplacés vers d’autres registres : la religion, les mœurs, la pratique sexuelle, etc. Mais, avec la réapparition d’inégalités structurées, la question sociale est en train d’émerger de nouveau et, après le thème de la « fin des classes sociales » annoncée avec beaucoup d’autosatisfaction, dès les années 1980, nous sommes, depuis plus d’une décennie, en train d’assister indéniablement à celui du « retour des classes sociales ».
Par ailleurs, on l’a dit plus haut, la perception des classes sociales et leur évolution est quelque part tributaire d’un rapport dialectique entre classes et partis politiques. Nous nous référons ici à Gramsci, pour qui, « « S’il est vrai que les partis ne sont que la nomenclature des classes, il est vrai aussi qu’ils ne sont pas qu’une expression mécanique et passive de ces mêmes classes ; ils réagissent énergiquement sur celles-ci pour les développer, les consolider et les universaliser » (C3, §119). Cette idée est tellement vraie que l’acuité de la question sociale et le niveau de conscience de classe dans une société varient nettement selon qu’elle a, oui ou non, abrité un fort parti communiste[2].
Or, l’histoire politique et sociale de la Tunisie a agi fortement dans le sens d’une euphémisation des antagonismes sociaux. Et ce, pour plusieurs raisons, dont les plus importantes sont : le discours interclassiste et unanimiste du néo-destour, la non adoption par la centrale syndicale de la théorie de la lutte des classes et l’absence, à la fois, d’un parti communiste de masses et d’une bourgeoisie forte qui aurait assis sa domination sur toute la société. Face à ce lourd héritage d’euphémisation assumé par le parti unique, puis par le parti hégémonique, l’opposition elle-même était demeurée prudemment dans l’approche interclassiste. Y compris l’extrême gauche, qui préfère parler au nom de la catégorie floue et élastique de « peuple » plutôt que d’identifier clairement les classes sociales dont elle défend les intérêts.
Dès lors, et bien que le moment fondateur du 17 décembre / 14 janvier se soit élevé contre les inégalités sociales et régionales, la révolution a rapidement débouché sur un clivage culturel transcendant les classes sociales et opposant les modernistes aux conservateurs, et qui a mené aujourd’hui à la bipolarisation entre (et domination de) Nahdha et Nida. Or, la sortie de ce type de clivage ne peut être obtenue que par la réactivation de la question économique et sociale.
Ce point a été très bien vu par un néo parti : Afek Tounes, qui se distingue des autres en ce qu’il se positionne clairement sur la question économique et sociale en promouvant une vision et un projet cohérents en la matière. Seulement, par l’appartenance socioprofessionnelle de ses leaders, par le type de sa communication politique et, surtout, par le contenu de son offre politique, on voit très bien que ce parti se propose de défendre les intérêts d’une classe d’industriels et d’hommes d’affaires et d’une certaine classe moyenne supérieure, plutôt proche du secteur privé. En gros, il se veut porteur d’un projet de « modernisation régressive », de réformes annulant les droits et les acquis de l’Etat social et limitant le pouvoir du syndicat des travailleurs, etc. En gros, ce parti porte un intérêt certain pour l’économie, traitée cependant à partir d’un point de vue opposé à celui exprimé par la révolution.
Ainsi, ce qui commence à être fait avec plus ou moins de succès du côté de la droite, gagne à être fait par les formations de la gauche, si elles veulent arracher leur place sur l’échiquier politique tunisien. Seulement ces formations doivent comprendre qu’il ne suffit pas de s’autoproclamer porte-parole des populations marginalisées, des classes subalternes et des régions dominées, pour que celles-ci votent automatiquement pour elles. Il faudrait, d’abord, qu’elles sortent du registre strictement contestataire pour produire un projet économique et social, global et cohérent, visant à limiter les inégalités entre classes et régions, pour s’atteler, ensuite, à un véritable travail idéologique de persuasion, visant à gagner la confiance et à emporter l’adhésion des groupes sociaux visés.
Notre pays est aujourd’hui une démocratie naissante. Ce n’est qu’à l’occasion de la révolution qu’il accède à une vie politique véritablement pluraliste où les partis politiques sont en compétition pour arracher le maximum de représentation du corps électoral et sont appelés volens nolens à se positionner par rapport aux principaux clivages qui traversent la société. Ainsi, à plus ou moins long terme, se dessinera nécessairement un échiquier politique où les principaux partis se situeront (et seront identifiés) à partir de leurs positions et propositions tant au niveau sociétal qu’au niveau économique et social. Certes, ceux qui se positionneront sur le clivage économique et social, à droite comme à gauche, auront à affronter deux grands handicaps. D’abord, celui d’une histoire nationale qui a réussi l’euphémisation des antagonismes sociaux. Ensuite, le contexte de la transition démocratique qui s’est rapidement structuré autour du clivage culturel.
Dès lors, réinstaller la question économique et sociale au cœur du débat politique et se positionner comme porte-parole de classes sociales dûment identifiées sera une opération difficile et délicate. Il faut donc s’y atteler de manière intelligente et le plus tôt possible. Sans oublier toutefois que, dans cette affaire, la gauche a un grand avantage sur la droite : pouvoir se raccrocher plus aisément aux slogans et revendications de la révolution.
Baccar Gherib
Attariq Aljadid, 27 juin 2015.
[1] Bourdieu P., Questions de Sociologie, Cérès, 1993.
[2] Chauvel, Schulheis, « Le sens d’une dénégation : l’oubli des classes sociales en Allemagne et en France », Mouvements, 2003.