Nous avions évoqué, dans un article précédent, la nécessité de déconstruire et de démystifier le discours officiel sur l’étendue et la prospérité des classes moyennes en Tunisie qui, non seulement sature impunément le champ médiatique depuis plusieurs années, mais semble s’emballer dans une sorte de fuite en avant pour claironner régulièrement, et chiffres à l’appui, le renforcement continu et perpétuel de cette classe. Mais ce travail exige, d’abord, de revenir sur la question essentielle de la définition de la (ou des) classe(s) moyenne(s).
Cet exercice n’est pas, en effet, aussi simple qu’il ne paraît à première vue et ce, non seulement parce que nous sommes dans un domaine où se mêlent, inextricablement, données objectives et représentations subjectives, mais aussi pour trois autres raisons fondamentales. D’abord, parce qu’il a fallu du temps pour que la catégorie de classe moyenne puisse s’imposer dans un champ académique fidèle à une vision plutôt bipolaire de la société. Ensuite, parce que cette notion a revêtu différentes significations selon le contexte historique de son énonciation. Enfin, parce que sa définition est le champ de luttes idéologiques et politiques permanentes et que, donc, il n’y a pas de discours innocent en la matière - ces trois dimensions du problème étant, on le voit, intimement liées.
Problèmes de saisie
Il est vrai, en effet, que la théorie des classes sociales a longtemps été dominée par un certain marxisme orthodoxe qui s’accrochait au schéma mettant en scène essentiellement deux classes antagonistes où il n’y avait pas vraiment de place pour un troisième acteur. Celui-ci, si jamais il existait, devait être considéré en dehors de l’histoire, parce que en dehors de l’antagonisme principal. Ainsi, ce courant théorique et intellectuel percevait-il la classe moyenne comme une «petite bourgeoisie» destinée, tôt ou tard, à la disparition, parce qu’elle ne pouvait prospérer dans cette position intermédiaire. Par ailleurs, il considérait avec méfiance, et souvent à juste raison, les essais d’introduire le concept de classe moyenne comme autant des tentatives de dépasser et de désamorcer la vision de la société en termes de luttes de classes entre bourgeoisie et prolétariat. Cependant, et face à l’indéniable extension de cette classe, occasionnée par la prospérité des «Trente glorieuses», des théoriciens d’obédience marxiste comme Poulantzas, dès les années 70, ou bien Boltanski, au début des années 80, se sont penchés sur le phénomène et ont pris, plus ou moins, acte de sa consistance et de sa particularité.
Toutefois, les difficultés de traitement théorique de la notion de classe moyenne ne se limitent pas à la résistance offerte par une approche bipolaire de la société. Elles tiennent aussi à l’incontestable problème que pose sa définition. Celle-ci risque, en effet, d’être ou bien négative (la classe moyenne rassemble tous ceux qui n’appartiennent ni à la classe bourgeoise ni aux classes populaires) ou bien subjective (appartiennent à la classe moyenne tous ceux qui se considèrent comme n’appartenant ni à la classe aisée ni à la classe populaire). Ou alors on insiste sur la position intermédiaire occupée par certains groupes socioprofessionnels dans la sphère productive qui en fait «ni une élite dirigeante, ni de simples exécutants». Mais, de toutes les façons, on aboutit, quand on la compare au prolétariat ou à la bourgeoisie, à une forte impression d’hétérogénéité, à une vraie mosaïque, illustrée, notamment, par le recours très fréquent, la concernant, au pluriel. Cette impression se renforce surtout lorsqu’on constate que les classes moyennes sont constituées aussi bien de salariés (professions intermédiaires, fonctionnaires, enseignants, universitaires et cadres) que d’indépendants (commerçants, artisans, patrons de PME et petits agriculteurs).
Classes moyennes et politique
Cette hétérogénéité s’explique sans doute aussi par le fait que ce soient d’abord les politiques qui se sont emparés de cette notion de classe moyenne et qui l’ont utilisée à des fins d’instrumentalisation et de mobilisation électorale. Ce qui en a rapidement et logiquement fait une catégorie floue et attrape-tout. Ainsi, et si l’on regarde, par exemple, du côté de l’histoire politique française, on notera que cette notion a été d’abord mobilisée au 19ème siècle par les Républicains, qui s’adressaient à cette «couche sociale nouvelle» issue de milieux très divers en flattant, chez elle, les vertus du travail et du mérite – par opposition à la rente et à l’oisiveté que permet l’hérédité – et qui l’identifiaient à une promesse d’ascension sociale. Puis, ce fut au tour des Socialistes et notamment Jaurès de se proposer de défendre la classe moyenne contre les tentatives de son «écrasement continu par la classe capitaliste», en s’élevant pour sauvegarder un ordre social méritocratique. Elle fut, de même, au centre des préoccupations stratégiques du Front populaire, avant la guerre, et de celles du Gaullisme, après.
Toutefois, c’est sans doute Giscard D’Estaing, président fraîchement élu, qui donna, au milieu des années 70, la vision, aujourd’hui en grâce en Tunisie, des classes moyennes prospères comme garantes de stabilité et d’un ordre social apaisé, où toute raison de conflit semble disparaître à jamais. Et c’est en ces termes qu’il décrit la phase sociale qu’il est en train d’observer : «L’évolution en cours, loin de conduire au face-à-face de deux classes, bourgeoise et prolétarienne, fortement contrastées et antagonistes, se traduit par l’extension d’un immense groupe central aux contours peu tranchés et qui a vocation, par sa croissance numérique exceptionnellement rapide, par ses liens de parenté avec chacune des autres catégories de la société, par son caractère ouvert qui en assure largement l’accès, par les valeurs modernes dont il est porteur, d’intégrer en lui-même progressivement et pacifiquement la société française tout entière». Ici, transparaît clairement le thème, évoqué dans l’article précédent, de la «moyennisation» de la société, en liaison avec celui de la fin des classes (et, bien entendu, de leurs conflits). Et l’on comprend l’attrait que peut avoir pour des gouvernants, quels qu’ils soient, cette représentation et ce discours aux vertus dormitives et qui fait des classes moyennes, à la fois une notion sociologique et un slogan politique. C’est donc seulement en ayant en tête tous ces enjeux politiques que l’on doit se consacrer à une réflexion sur le ou (les) critère(s) qui décideront de l’appartenance d’un individu ou d’un ménage à la classe moyenne.
Quels critères ?
Les chercheurs s’accordent sur l’existence de trois types de critères dans l’identification des membres de la classe moyenne: l’autoévaluation, les critères sociologiques ou les critères économiques.
Pour ce qui est de l’autoévaluation, il s’agit d’identifier comme membre des classes moyennes, tout individu qui s’estime leur appartenir. Ce critère peut être assez intéressant dans la mesure où des considérations subjectives jouent un rôle important dans cette problématique. Mais il risque de gonfler outre mesure les effectifs de ces classes, car risquent de s’y ajouter les membres des classes inférieures qui cherchent à se valoriser en se plaçant, par la représentation, plus haut qu’ils ne sont réellement, et ceux des classes supérieures qui ont tendance à se placer un peu plus bas, car pas tout à fait conscients de leur aisance.
Les critères sociologiques reposent, eux, sur des considérations plus objectives : la profession ou les comportements en termes de consommation. En France, on considère que les classes moyennes sont constituées, en plus des petits indépendants, par des «professions intermédiaires», avec une partie des cadres et une partie des employés. Et pour ce qui est des comportements en matière de consommation, on associe les classes moyennes à un intérêt particulier pour les biens culturels, qui se matérialise notamment par un rapport spécifique à l’école. De même, ces classes se caractériseraient par un comportement particulier en matière d’habitat, qui relève à proprement parler d’une stratégie résidentielle.
Restent les critères économiques relatifs aux revenus perçus, qui permettent sûrement plus de rigueur dans la saisie et l’identification des classes moyennes. Selon cette approche, celles-ci regrouperont tous les individus qui perçoivent un revenu proche du revenu médian. Certains chercheurs considèrent ainsi comme appartenant à la classe moyenne tous les individus dont les revenus se situent entre 75% et 125% du revenu médian. D’autres, tels que Louis Chauvel, élargissent cet intervalle de 50% jusqu’à 200% du revenu médian. Cependant, une autre approche par les revenus consiste à identifier comme appartenant à la classe moyenne tous les individus dont les revenus se situent entre le 3ème et le 7ème décile. Ce qui exclut automatiquement les 30% les plus pauvres, comme les 30% les plus riches.
Cependant, en Tunisie en 2007, l’Institut National de la Statistique (INS) a considéré comme appartenant à la classe moyenne «toute personne ayant un palier de dépenses annuelles, aux prix de l’année 2000, se situant entre 400 et 2400 Dinars»! Et c’est ainsi que l’on a abouti au résultat que tout le monde connaît : 80% des Tunisiens appartiennent à la classe moyenne ! Nous y reviendrons.
Baccar Gherib
Charle Ch., Les classes moyennes en France : discours pluriels et histoire singulière (1870-2000), Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, 2003, p112.