Il est un phénomène qui est apparu à la faveur du deuxième tour des
élections présidentielles et qui n’a pas reçu, nous semble-t-il, toute
l’attention qu’il mérite, en ce qu’il est symptomatique d’une manière de faire
– ou plutôt de ne pas faire – de la politique pour une certaine composante de
la gauche tunisienne. Il s’agit des lamentations, des interrogations et des
hésitations quant à opter pour l’un des deux termes de l’alternative, quant au
candidat à soutenir : Beji Caïd Essebsi ou Moncef Marzouki. Car, ces
hésitations, voire ces blocages, qui ont traversé certaines mouvances de la
gauche et qui ont notamment été couronnés par le non choix exprimé dans la
position officielle de la Jabha sont loin d’être anecdotiques : ils
trahissent des problèmes plus profonds ressortissant d’abord aux difficultés du
passage de l’idéologie à la politique, ensuite, au déficit de l’analyse
historique et, enfin, à l’incompréhension de la nature du processus
révolutionnaire.
Du puritanisme
Il est clair en effet que, sommée de choisir entre les deux candidats,
cette gauche trouve d’énormes difficultés à se libérer de son discours
idéologique, où elle puise son identité profonde, qui renvoie dos à dos
islamistes et destouriens, considérés comme les deux faces d’une même médaille
et également assimilés à deux droites, deux conservatismes, voire deux
réactions, ainsi que nous le rappelle un vieux slogan issu des milieux
estudiantins des années 1980, revenu en force ces derniers temps[1].D’où
ses tergiversations, son refus de « choisir entre la peste et le
choléra » et, finalement, son argumentation en faveur du vote blanc. Qui
ne reconnaît là les symptômes d’un gauchisme et d’un puritanisme si justement
critiqués par Lénine, il y a presque un siècle ? Qui ne voit là un refus
d’accepter la réalité politique telle qu’elle s’est présentée, et donc, d’une
certaine manière, son déni ? Et une propension à appréhender le monde tel
qu’il devrait être et non pas tel qu’il est ? Ou alors est-ce la manifestation
d’une caractéristique du gauchisme « qui prend naïvement la ‘négation’
subjective d’une institution réactionnaire pour sa destruction effective »[2] ?
Ainsi, cette gauche n’a pas été capable d’opérer le passage de l’idéologique au
politique, qui nous oblige, pour reprendre la formule de Lénine, à affronter
« de manière concrète une question concrète ». Elle n’a pu, par
conséquent, affronter la question posée en termes d’option pour le
« moindre mal » ou du choix du terrain des batailles futures.
Du défaut de perspective
historique
Or, pour pouvoir raisonner en termes de « moindre mal » ou,
mieux, de choix du terrain des batailles futures, encore eût-il fallu être doté
d’une vision historique du problème politique posé, d’une capacité à
contextualiser historiquement les élections et leurs enjeux. Mais ceci faisait
hélas cruellement défaut. Le gauchisme n’a pu départager les deux camps en
présence : celui qui est franchement pour une sécularisation du droit et
de la société, qui accepte l’universalité des droits de l’homme et du citoyen,
qui croit à l’Etat tunisien et à ses institutions, qui respecte les grandes
organisations nationales, de celui qui, acceptant toutes ces notions du bout
des lèvres, est prompt à les remettre en question en invoquant à tout moment la
primauté de la question identitaire et à maintenir celle-ci, telle une épée de
Damoclès, comme une menace éternelle sur ces acquis. Le gauchisme n’a pu situer
historiquement ces deux adversaires pour identifier lequel incarnait une étape
plus avancée par rapport à l’autre, lequel il fallait préférer à l’autre, même
comme un moindre mal.
Ce défaut de perspective historique est d’autant moins compréhensible
et d’autant moins admissible que cette gauche se revendique du marxisme. En
effet, la mise en perspective historique des luttes politiques, économiques et
idéologiques est sans doute la principale caractéristique de l’analyse
marxiste, sa principale boussole, sa principale qualité ! Elle représente
l’instrument clé qui clarifie la situation et l’enjeu des luttes politiques, y
compris celles où le mouvement ouvrier n’est pas directement impliqué, celles
se déroulant entre deux adversaires de sa cause. Elle permet ainsi d’échapper à
l’indécision ou à l’indifférence, en facilitant l’identification de
l’adversaire dont la victoire lui serait la plus favorable. Faut-il rappeler, à
cet égard, que Marx a vivement critiqué Lassalle en 1862 quand celui-ci écrivit
que la guerre de sécession était « une chose absolument sans
intérêt », au motif que les nordistes eux-mêmes se limitaient à agiter une
idée négative comme la liberté individuelle. Mieux, il rédigea lui-même, au nom
de l’Internationale, le message de félicitations adressé à Abraham Lincoln, à
l’occasion de sa réélection en 1865. Il y écrivit notamment :
« Depuis le début de la lutte titanesque qui se combattait en Amérique,
les travailleurs d’Europe ont senti instinctivement qu’au drapeau étoilé (de
l’Union) était lié le sort de leur classe (…) Ils se sont rendu compte que le grand conflit sur l’autre rive de
l’Atlantique mettait en jeu, en même temps que les espérances du futur, les
conquêtes obtenues dans le passé »[3].
De l’incompréhension du
processus révolutionnaire
Prendre conscience que le deuxième tour des présidentielles mettait en jeu, en même temps que les
espérances du futur, les conquêtes obtenues dans le passé, et fonder sa
position politique là-dessus, semble une approche si pertinente et à la limite
si évidente, pour dépasser l’indifférence ou l’indécision, que l’on se demande
pourquoi une certaine gauche ne l’a pas adoptée. Cette question est
fondamentale. Car elle va nous diriger directement sur les limites de la
perception gauchiste de la révolution et de la manière de la poursuivre, de
réaliser ses objectifs.
Il existe, en effet, une perception de la révolution, non pas comme un
rejet des reniements, des déviations, des dysfonctionnements et des limites du
système économique, social, politique et culturel issu de l’Etat de l’indépendance,(
que l’on date le début de cette involution de 1987 ou 1981 ou 1978 ou 1975 ou
1971), mais comme le rejet total de tout ce qui a été réalisé à partir de
l’indépendance. Et, par là, ce rejet total et radical du passé rend difficile
voire suspect tout positionnement basé sur l’identification des acquis de
l’ancien régime sur lesquels continuer à construire pour réaliser les objectifs
de la révolution. C’est cette perception que le gauchisme a sans doute fait
sienne, car elle cadre bien avec son positionnement idéologique qui renvoie dos
à dos les élites modernistes de l’indépendance et leurs adversaires
traditionalistes, comme deux droites, comme les deux faces d’une même médaille.
Or à ce niveau aussi, cette gauche se trouve en porte-à-faux avec les
principaux enseignements du marxisme et notamment avec les principales théories
marxistes de la révolution. Celles-ci rejettent, en effet, toutes les tendances
« révolutionnaires » appelant à faire du passé table et qui
perçoivent le futur tout simplement comme un « présent renversé »,
selon la formule de Gramsci, qui souligne à cet égard que « le progrès est
dialectique de conservation et d’innovation et que l’innovation conserve le
passé en le dépassant »[4].
Le même enseignement est délivré, peu avant, par Lénine s’adressant aux
gauchistes, quand il leur rappelle que : « Nous pouvons (et devons)
commencer à construire le socialisme, non pas avec du matériel humain
imaginaire ou que nous aurions spécialement formé à cet effet, mais avec ce que
nous a légué le capitalisme. Cela est très ‘difficile’, certes, mais toute
autre façon d’aborder le problème est si peu sérieuse qu’elle ne vaut même pas
qu’on en parle »[5].
Dès lors, c’est pour toutes ces raisons qu’une certaine gauche s’est
trouvée politiquement hors sujet à l’occasion des dernières élections
présidentielles, sur lesquelles elle n’a pas pu peser et desquelles elle s’est
pour ainsi dire auto exclue. Et tant que persisteront cette emprise du puritanisme,
ce défaut d’analyse historique et cette approche erronée du processus
révolutionnaire, des rendez-vous manqués avec l’histoire du pays auront lieu de
nouveau. Ainsi, la gauche tunisienne doit impérativement dépasser le gauchisme (qui
est ici, hélas, loin d’être une simple maladie infantile) qui la plombe et qui
la paralyse politiquement. Car on n’a jamais eu autant besoin d’une gauche qui
sache mettre la main à la pâte, participer à la reconstruction du pays et
pousser à la réalisation des objectifs de la révolution.
Baccar Gherib
Attariq Aljadid, 10
janvier 2015