Le Tribunal de première instance de Gafsa a prononcé un verdict d’une extrême sévérité.
Une présence policière étouffante
Le cadre dans lequel ces condamnations sont intervenues est marqué par l’exhibition d’un important appareil policier. Dès les premières heures de la matinée, un dispositif procédait au maillage des principaux axes routiers du pays, y compris ceux de la ville de Tunis, autorisant des personnes à assister au procès et à continuer leur route et empêchant d’autres et les obligeant à rebrousser chemin. Un dispositif encore plus dense barrait l’entrée même du tribunal.
A la reprise du procès, durant la nuit, lors de l’annonce des condamnations, trois cordons imposants de policiers ont été mis en place dans la salle d’audience : un premier entre les jurés et les accusés, un second entre les accusés et leurs avocats, un troisième entre les avocats et le public.
De la police, il fut grand cas au procès : tous les avocats ont dénoncé la torture systématique subie par leurs clients durant leur détention. Tout ce quadrillage, toute cette mise en scène pour juger qui ? Coupables de quoi ?
Les accusés sont des jeunes en majorité, mais bien encadrés par d’autres, plus âgés. Ces derniers sont des pères de famille, des responsables syndicaux, n’ayant jamais cessé d’user de moyens pacifiques pour exprimer la colère légitime, le désespoir de leurs populations, recherchant le dialogue avec les autorités.
Ce qu’ils semblent avoir tous en commun, c’est du courage et de la dignité. Dans un Etat de droit, leurs dirigeants sont les négociateurs les plus prisés, car ils ont les qualités d’être à la fois représentatifs, ouverts au dialogue et y appelant même, capables de contracter de vrais compromis et de les défendre auprès des intéressés.
Le cycle infernal répression-résistance
Au lieu de cela, les voilà condamnés à dix ans pour «participation à une entente criminelle en vue de commettre des attentats contre les personnes et les biens, rébellion armée commise par plus de dix personnes et troubles à l’ordre public» !
Comme on pouvait s’y attendre, le lendemain même, de nouvelles manifestations de colère en réaction au verdict. Et de nouvelles arrestations. Et le cycle de la répression-résistance-répression de se poursuivre ; ce cycle dans lequel la région est plongée depuis maintenant presque un an. Et dont on voit, non pas la fin, mais l’amplification et l’extension.
Par-delà les dures souffrances endurées par les condamnés et leurs familles, la compassion que chacun d’entre nous peut ressentir à leur égard et l’expression réitérée de notre solidarité, on ne peut qu’être préoccupé par la manière dont ce conflit est géré par le pouvoir.
En effet, depuis que la Tunisie a accédé à son indépendance, les autorités de ce pays savent qu’on ne traite les problèmes sociaux ni par le mépris, ni par le bâton. Lorsqu’elles ont ignoré cette règle, elles ont ouvert la boîte de Pandore, livré le pays aux plus grandes (més)aventures et fini par en payer le prix.
Le pouvoir actuel est fort de ces leçons: même durant les années de plomb du milieu des années quatre-vingt-dix, au cours desquelles les libertés fondamentales étaient durement réprimées et la torture dénoncée par les organisations nationales et internationales comme un instrument de pouvoir ayant conduit à des dizaines de morts en détention, les mouvements sociaux de mécontentement, ont bénéficié de son écoute. Les Gouverneurs se rendaient sur les lieux, dialoguaient avec les acteurs et recherchaient, avec eux, les solutions. Les crises sociales locales étaient assez vite circonscrites et de réels compromis trouvés.
Une politique répressive incompréhensible
La crise du bassin minier fait, de ce point de vue, exception. Elle n’a fait qu’enfler, prendre une dimension nationale, puis maintenant internationale. Elle a eu ses morts et ses blessés, ses prisonniers et ses victimes par dizaines; elle a donné lieu à l’intervention de l’armée. Et onze mois après son déclenchement, elle n’est pas close, loin s’en faut. Elle interpelle tous les observateurs et tous les Tunisiens, parce qu’elle est symptomatique d’une incapacité inédite du pouvoir à la juguler et même à créer les voies et les moyens d’un véritable dialogue. Et elle nous interpelle d’autant plus que le détonateur de cette crise (l’irrégularité des opérations de recrutement à la CPG) a fini par être dénoncé au sommet de l’Etat de manière publique et que les problèmes de fond (le chômage massif des jeunes et l’enclavement de la région) ont commencé à recevoir un traitement, certes encore partiel et incomplet, mais qu’il serait injuste de balayer d’un revers de main.
Alors pourquoi cet acharnement ? Pourquoi cette volonté de mater ?
Il urge que nos pouvoirs publics se réapproprient la leçon tirée de l’histoire passée : les mouvements sociaux de ce pays ne peuvent pas être traités à la trique. A l’exhibition et à l’usage de la force pure, il est de leur intérêt de substituer la force du dialogue. La sauvegarde de notre pays en dépend. La leur aussi.
Mahmoud Ben Romdhane