S’il y a, depuis le 14 janvier, un mot qui meuble la parole retrouvée des Tunisiens et autour duquel gravitent les discours, au point de saturer la rhétorique politique actuelle, c’est bien celui de « peuple ». Or, cette omniprésence de la figure du peuple a un sens politique certain. Elle peut aussi, si elle perdure dans ce moment délicat de notre histoire, influencer la donne politique du pays, à court comme à long terme. Il s’agit, dès lors, de bien saisir aussi bien les déterminants de la domination de ce type de discours que sa portée.
Pour ce qui est du premier volet, il semble que la récurrence du recours à la figure du peuple dans les discours, aujourd’hui, s’explique essentiellement par trois raisons. La première tient à la prégnance, chez nous, d’une culture politique basique – pour ne pas dire primaire – qui assimile hâtivement la nation ou la société au « peuple ». D’où une représentation de la politique qui en fait un sujet – souvent passif, parfois actif – de l’histoire : du peuple dominé qui subit ou qui résiste, au peuple qui se lève, se rebelle ou se révolte. Cette vision, présente dans notre inconscient collectif, s’affirme dans les poèmes de Chabbi, comme dans la célèbre déclaration de Hached : « Je t’aime, ô peuple ! ».
La deuxième raison tient aux spécificités de la révolution tunisienne qui, contrairement à toutes celles qui l’ont précédée, a été un soulèvement populaire spontané, dénué d’idéologie et sans encadrement ni leadership politique. Dès lors, aucune organisation, mouvance ou courant politique ne peut en revendiquer la paternité. On peut dire, légitimement et sans risque de se tromper, que la révolution a été, de bout en bout, l’œuvre du peuple tunisien dans ses différentes composantes.
La troisième raison nous semble, quant à elle, la plus décisive. Nous sortons, aujourd’hui, de plus d’un demi-siècle d’autoritarisme et, en particulier, de 23 ans de dépolitisation massive de la société tunisienne et de démantèlement de tous les corps intermédiaires entre celle-ci et l’Etat. Cette logique de neutralisation a cherché non seulement à étouffer la société civile et politique indépendante, mais aussi à tuer toute vie politique digne de ce nom dans le parti-Etat hégémonique. Celui-ci a été, en effet, réduit à une simple courroie de transmission des politiques du prince, à un appareil de mobilisation et à l’instrument privilégié du clientélisme. Résultat des courses : une formidable rupture entre société et Etat et, encore plus grave, une méfiance du « peuple » à l’égard des élites politiques, y compris celles qui se sont opposées à l’autoritarisme.
C’est justement ce dernier point qui va nous aider à mieux saisir ce moment délicat de notre histoire avec tous ses enjeux. Nous sommes, en effet, aujourd’hui, à la croisée des chemins, dans cette étape, fragile entre toutes, où l’ancien a été abattu et le nouveau pas encore construit. La révolution nous a certes rendu la liberté, mais, pour la parachever, elle exige que nous construisions ensemble la société démocratique et plurielle à laquelle nous aspirons. Or, qu’on le veuille ou non, cette construction – à savoir la transition démocratique – est inévitablement le fait d’élites politiques.
Ainsi, le rejet exprimé par une partie de l’opinion, du gouvernement d’union nationale, nous semble assez inquiétant du fait qu’on peut craindre qu’il n’est pas tant dû à la méfiance – légitime – à l’égard de la présence dans sa composition d’éléments de l’ancienne classe dirigeante, qu’à la contestation pure et simple de l’entrée en scène dans le processus révolutionnaire, peu de temps après « le peuple », des élites politiques. Il suffit, pour s’en convaincre, de bien écouter les manifestants hantés par l’angoisse que quelqu’un « leur vole leur révolution » ou tel membre de la « caravane de la liberté » venu chercher « sa part de la révolution ».
De même, cette perception de la révolution comme étant œuvre et propriété exclusive du « peuple », transparaît clairement à travers les mouvements d’employés pressés de prendre concrètement le pouvoir dans leurs entreprises ou institutions, en expulsant ou limogeant PDG et autres directeurs iniques ou antipathiques. Ce mouvement, s’il se poursuit et va jusqu’au bout de sa logique, pourrait aboutir, à l’échelle du pays, à un système politique à la libyenne, rejetant le principe même de représentation et donnant directement le pouvoir aux comités populaires chers à notre voisin (au demeurant si inquiet pour notre sort !). Toutefois, le véritable danger que ce populisme triomphant fait courir au pays n’est pas celui-là. La disqualification du processus en cours au nom du « peuple » et de sa révolution, profitera probablement à un leader charismatique qui saura, mieux que les autres, jouer sur la fibre populiste et s’autoproclamer représentant du peuple, pour prendre le pouvoir et … nous préparer une nouvelle dictature ! C’est là que gît la véritable mystification, le vrai hold-up de la révolution.
Nous vivons, aujourd’hui, un moment de notre histoire fascinant et terrible à la fois. Fascinant, parce que nous sommes en train d’inventer, pas à pas, pierre par pierre, notre avenir. Mais terrible également, parce que toute erreur, toute précipitation, toute naïveté, risque de compromettre, et pour longtemps, la réalisation de la société démocratique qui n’a jamais été aussi proche. Dès lors, pour mener à bien la transition démocratique, il faut faire preuve de beaucoup de courage, de sang froid et, surtout, de pédagogie.
Le pays a certes retrouvé la liberté. Mais il faudra du temps pour qu’il renaisse à la politique et qu’il conquière la démocratie.
Baccar Gherib
(Attariq Aljadid, n°216)