Université, contrat social
et Révolution
Baccar Gherib[1]
Il ne s’agit pas de défendre ici la thèse hasardeuse
que l’université tunisienne ait constitué une force de frappe consciente de la
révolution, par la supposée mobilisation des étudiants et leur formation à
l’analyse critique de leur société. Bien au contraire, aussi bien les acteurs
de l’université que ses observateurs les plus avertis savent très bien que celle-ci
n’est plus, depuis les années 1990, un espace de débat et d’initiation à la
politique et à la citoyenneté. Car l’ancien régime a réussi, dans une très
grande mesure, son entreprise de dépolitisation des masses estudiantines.
La thèse que je voudrais développer est tout autre.
Elle consiste à partir des causes profondes de la révolution tunisienne et de
montrer qu’une partie de celles-ci gît dans un long processus de perversion et
de dégradation de l’Université tunisienne. Autrement dit, l’université aurait été,
de manière inconsciente, l’une des principales causes aux origines du
déclenchement de la révolution tunisienne. Nous estimons, en effet, que la
décision non réfléchie et unilatérale de massifier l’université tunisienne, dès
le milieu des années 1990, a mis celle-ci en porte-à-faux par rapport au modèle
de développement économique, créant ainsi un chômage de masse inédit parmi les
diplômés du supérieur. Elle aura ainsi contribué à rompre l’un des éléments
clés du contrat social tunisien fondé sur une mobilité sociale ascendante selon
une logique méritocratiequ.
I) Révolution et chômage des diplômés
Revenons au moment initial de la Révolution. Celle-ci
se déclenche avec l’immolation, le 17 décembre 2010, du jeune Mohamed Bouazizi.
Cet acte désespéré est à l’origine d’un large mouvement de révolte à Sidi
Bouzid et dans le gouvernorat limitrophe de Kasserine, qui finit par s’étendre
à tout le pays et dont les slogans ont une claire portée économique et sociale,
ainsi que le montre celui scandé dès les premiers jours dans les villes de
Regueb et Menzel Bouzaiane notamment : Al-tachghîl
istihqâq ya iisâbat al-sorrâq ![2]
Ce slogan mérite que l’on s’y arrête quelque peu. Car
c’est de son analyse que l’on pourra tirer le sens profond de la révolution
tunisienne et l’identité de ses acteurs. Ce qui retient l’attention, c’est sa
pertinence politique. Il réussit, en effet, en une phrase très courte, à
indiquer les deux grands maux économiques et sociaux dont souffrait la Tunisie
de l’ancien régime et à établir le lien entre eux : le chômage
endémique et la corruption conjuguée à la prédation des « familles ».
Ainsi, tant la nature de la revendication que la
lucidité du diagnostic nous mettent-elles sur la voie de l’identité des
initiateurs du mouvement social : ce ne sont pas des pauvres réclamant du
pain ; ce sont plutôt des exclus du système réclamant, à travers le droit
au travail, les conditions d’une vie digne. Ils ne sont donc pas les membres
d’un lumpen prolétariat, mais des chômeurs faisant preuve d’une conscience
politique aiguë, très probablement des chômeurs diplômés !
Ce constat nous conduit donc logiquement à nous interroger
sur l‘ampleur et la répartition du chômage à la veille de la révolution. Ainsi,
fin 2010, le pays comptait un stock d’environ 500 mille chômeurs dont près du
tiers (160 mille) sont des diplômés du supérieur ! Une analyse plus
poussée du contingent de chômeurs nous montre que le chômage touche plus les
jeunes que les adultes, les diplômés plus que les non diplômés ; les
habitants des régions de l’intérieur plus que ceux du littoral. Ainsi, le
chômage concerne 14% des diplômés vivant sur le Grand Tunis et 17% sur la
région de Sfax, tandis que il atteint ses records dans les régions de Kairouan,
Sidi Bouzid, Kasserine et Gafsa, avec des taux variant entre 40% et 50% !
Au vu de ces chiffres, on peut considérer qu’il n’est pas
surprenant que le foyer de la révolution ait été les gouvernorats de Sidi
Bouzid et Kasserine qui abritaient, à l’évidence, une situation économique et
sociale sous très haute tension et qu’une simple étincelle pouvait faire
exploser. Car, l’origine d’une révolution n’est pas le simple constat de
l’inégalité, mais plutôt le sentiment d’injustice découlant de sa propre
situation. Or, celle-ci s’avère doublement injuste pour les diplômés
chômeurs : d’abord, parce que le diplôme tant convoité n’a pas permis
l’accès à l’emploi, et donc aux conditions d’une vie digne. Ensuite, parce que
cet échec social se trouve parfois aggravé, dans les milieux populaires, par le
fait que ce sont les frères en échec scolaire qui, paradoxalement, subviennent aux
besoins des frères diplômés à la recherche d’emploi…
Les sentiments de frustration, de colère et de révolte
des jeunes diplômés chômeurs sont ainsi nourris par l’énorme décalage existant
entre l’aspiration légitime à un emploi de cadre auquel donne normalement accès
le diplôme et la situation effective de chômage et d’une vie aux crochets de la
famille. On se trouve dès lors dans une situation qui non seulement induit un
blocage de l’ascenseur social, mais qui porte aussi un coup très dur à l’idéal
méritocratique, bouleversant ce faisant en profondeur la société tunisienne. Ainsi,
si l’on veut comprendre les raisons de la colère de l’hiver 2010-2011 et celles
des dysfonctionnements majeurs que nous a légués l’ancien régime, il nous faut,
par delà les réponses simples – et simplistes ? – autour du thème de la
mauvaise « employabilité » des diplômés, essayer d’identifier les
origines de ce phénomène inédit dans la société tunisienne qu’est le chômage de
masse des diplômés. Cette question se trouve au carrefour de problématiques
éducatives, certes, mais aussi économiques et industrielles.
II) Massification de
l’université et décrochage par
rapport à l’économie
Comment la Tunisie est-elle passée, en une vingtaine
d’année, d’une situation d’absence d’un chômage des diplômés à un stock de
chômeurs diplômés de 160 mille selon les chiffres officiels ? Comment
est-on passé d’un taux de chômage des diplômés inférieur à 1% dans les années
1970 et 1980 à un taux dépassant les 35% dans les années 2000 ? Répondre à
ces questions exige une analyse de ce qui s’est passé, durant cette période,
aussi bien sur le front de l’offre des diplômés (dans l’université) que sur le
front de la demande (l’économie en général et l’entreprise en particulier).
1) La fin du système sélectif
Pour ce qui est de l’offre de diplômés, il est clair
qu’une telle explosion des chiffres ne peut être due à une pression
démographique. Car, le contingent d’étudiants est passé de 40 mille à la fin
des années 1980 à près de 400 mille moins de vingt ans plus tard. Cette
explosion (une multiplication par dix !) s’explique par un phénomène
inédit : la massification de l’université ! Fruit de la volonté
politique de l’ancien régime, celle-ci a été obtenue fondamentalement par deux
voies : l’escamotage de la voie d’accès à l’université qu’est le
baccalauréat et le gonflement factice des taux de réussite tout au long des différents
cursus universitaires.
Rétrospectivement, en effet, il devient de plus en
plus évident que les années 1990 ont abrité un véritable tournant dans la
politique éducative et universitaire du pays, par l’instauration d’une
sélection très lâche à l’accès à l’université, grâce surtout à la
comptabilisation des fameux 25% de la moyenne annuelle de la 7ème
année secondaire dans la moyenne générale du baccalauréat. Ce coup de pouce institutionnel
aux candidats a fait en sorte que 50% des étudiants qui peuplent aujourd’hui
l’université tunisienne n’y auraient pas eu accès si l’on avait pris en compte uniquement
les résultats de leurs examens au bac !
Certes, on pourrait logiquement s’attendre à ce que
cette population ainsi parachutée dans l’université, tout en étant dépourvue des
outils intellectuels nécessaires à la poursuite d’études supérieures, soit
rapidement éjectée des cursus, étant donné son incapacité à franchir les
examens annuels. Mais ça n’a pas été le cas ! Car le ministère de
l’enseignement supérieur avait mis en place une politique de gonflement
artificiel des taux de réussite en maniant à la fois la carotte (en primant les
institutions produisant les taux de réussite les plus élevés) et le bâton (en
recourant aux pressions vis-à-vis des enseignants coupables de donner de trop
mauvaises notes).
Ainsi, ce qui s’est joué par le biais de cette
massification à outrance, c’est tout simplement le passage progressif et insensible
d’un système bon mais sélectif vers un système donnant lieu à une profusion de
diplômes hélas dévalorisés. Une évolution qui, sous couvert d’instituer la
démocratie à l’université, y a institué en fait une médiocratie !
2)
Quelles logiques derrière la massification ?
Or, quand on considère l’échec patent de cette
politique de massification de l’université, qui s’est traduite, d’abord, par la
détérioration de la qualité de son produit, ensuite et surtout, par
l’extraordinaire potentiel de révolte contre le régime portée par ces milliers
de diplômés que le système universitaire vouait chaque année au chômage et qui
a fini par lui exploser à la figure, on ne peut que s’interroger sur les
motivations économiques et politiques profondes d’une telle option qui s’est
finalement avérée suicidaire.
En effet, la massification de l’université n’a pas été,
pour le pouvoir politique, une « figure imposée ». Elle n’a pas
représenté l’adaptation à une pression émanant de l’enseignement secondaire,
mais plutôt, à travers l’élargissement des mailles du filet du bac,
l’expression claire d’une volonté politique. Certains observateurs se sont
attelés, pour cela, à en identifier les objectifs ou les desseins profonds.
Ainsi, a-t-on voulu voir dans l’option de la
massification l’application d’une démarche cynique consistant à concevoir
l’université comme un immense hangar destiné à parquer des dizaines de milliers
de jeunes gens, avec pour principal objectif de retarder leur rencontre avec le
chômage, tout en les maintenant, pour quelques années, dans l’illusion d’un
avenir assuré grâce au diplôme universitaire. Toutefois, cette approche
s’inscrit dans une logique de court terme, qui ne réussit tout au plus qu’à
gagner du temps ! Pire, en reportant la rencontre avec le chômage, la
massification ne résout pas le problème, mais elle l’aggrave. Car une
psychologie rudimentaire nous enseigne que les attentes des diplômés en matière
d’emploi sont autrement plus élevés que celles des non diplômés et que, face au
chômage, leur frustration et leur colère sont d’autant plus grandes…
D’autres analyses estiment que l’explosion des
effectifs d’étudiants et, partant, de diplômés est due principalement à
l’application rigoureuse par les autorités tunisiennes des recommandations de
la Banque Mondiale. Véhiculant une vision strictement économique et mercantile
de l’enseignement et regardant par là même les redoublements et l’exclusion
comme des pertes économiques pour la communauté, celle-ci ne pouvait que prôner
l’augmentation, de manière artificielle si nécessaire, des taux de
réussite ! Dès lors, il n’est pas étonnant que les autorités aient
appliqué avec zèle ces recommandations, d’autant plus que ce faisant on
satisfaisait la condition qui permettait de bénéficier de financements tout à
fait bienvenus.
Par ailleurs, l’explosion des effectifs d’étudiants
pouvait jouer également deux autres rôles intéressants pour l’ancien régime.
D’abord, elle accréditait le discours officiel évoquant une Tunisie prospère et
conquérante, s’attachant à fonder désormais son développement sur une économie
du savoir. Ensuite, elle permettait aussi, à peu de frais, de faire faire au
pays un bon en avant dans les classements internationaux en termes d’Indicateur
de Développement Humain (IDH), qui dépend, entre autres, du taux des 19-24 ans scolarisés.
Toutefois, quelles que soient les véritables raisons à
l’origine de la massification du supérieur, il est indéniable que les cohortes
de diplômés ainsi produits chaque année avaient de fortes probabilités de
rencontrer à leur sortie de l’université, et pour une période assez longue, le
chômage. Et ce, parce que du côté de la demande, le tissu économique tunisien n’était
pas objectivement capable de les accueillir.
3) Une massification en porte-à-faux par
rapport au modèle de développement
Nous connaissons tous la fameuse antienne, chère au
patronat et aux technocrates, sur la « mauvaise d’employabilité » des
diplômés de l’enseignement supérieur ? Ce discours, qui s’appuie sur la « mauvaise
formation » et son contenu « par trop théorique », qui rendrait les
diplômés « en décalage par rapport aux besoins de l’entreprise », dédouane,
à peu de frais, l’entreprise tunisienne de ses propres responsabilités dans l’explosion
du phénomène du chômage des diplômés et fait l’impasse en tout cas sur les
faiblesses, voire les archaïsmes de celle-ci.
En effet, pour bien comprendre la question du chômage
des diplômés, il nous faut dépasser cette lecture simpliste et revenir sur les
principales caractéristiques du modèle de développement économique en Tunisie
depuis la mise en œuvre du Plan d’Ajustement Structurel (PAS) à la faveur de la
crise en 1986. Le choix qui est fait alors est celui d’opter pour un modèle tiré
par le secteur privé, notamment exportateur, via sur une insertion « par
le bas » dans la mondialisation, via une spécialisation dans l’industrie
de sous-traitance avec un faible contenu technologique et exigeant
essentiellement un travail non qualifié.
Cette caractéristique de l’industrie tunisienne est au
demeurant aggravée par la faiblesse du taux d’encadrement dans le secteur privé
(qui n’a pas atteint les 10%, tandis qu’il est de 20% dans le secteur public).
Or, l’option pour un modèle de croissance tiré par le secteur privé a fait en
sorte que, depuis quelques années, les ¾ des emplois créés chaque année le sont
par le secteur privé, qui n’est pas hélas à même de créer suffisamment de
postes de cadres, sans doute à cause du maintien dans la plupart de nos PME (85%
du tissu économique) de procédés de gestion traditionnels. Rétrospectivement,
en tout cas, on ne peut que s’interroger sur l’option de la massification
universitaire au moment même où l’on optait pour une croissance tirée par un
secteur privé faiblement créateur de postes de cadres…
Toujours est-il que tant que le taux d’encadrement
dans le secteur privé demeurera aussi faible, tant que l’industrie n’aura pas
renforcé le contenu technologique de sa production, l’économie tunisienne
demeurera objectivement incapable d’absorber les dizaines de milliers de
diplômés du supérieur qui débarquent chaque année sur le marché du travail. Ni
la qualité de la formation, ni l’adjonction d’un contenu soi-disant pratique,
ne changeront rien à la donne !
Toutefois, le chômage des diplômés ne se déploie pas
de manière socialement neutre, car il frappe surtout les régions et les groupes
défavorisés. De ce point de vue, l’université qui devait contribuer à atténuer
les inégalités sociales et régionales, s’est mise, à cause de sa massification,
à les reproduire, voire à les renforcer. Ce faisant, elle a frappé au cœur les
principes méritocratiques sur lesquels s’était construite la société tunisienne
depuis l’indépendance et a ainsi ébranlé le contrat social tunisien.
III) Chômage des diplômés et
rupture du contrat social
Pour comprendre la révolution tunisienne, il faut
scruter le dernier demi-siècle de la Tunisie moderne, avec les modèles
économiques, sociaux et politiques qui ont été mis en place depuis
l’indépendance. Car c’est seulement en revenant à ce moment fondateur que l’on
sera à même de prendre la pleine mesure de la profondeur de la rupture que le
phénomène de chômage de masse parmi les diplômés du supérieur a réussi à créer
au cœur de la société tunisienne, prenant même les allures d’une
contre-révolution !
En effet, la fondation du nouvel Etat et de la
nouvelle société se fait incontestablement, certes, contre les mœurs archaïques
d’une société patriarcale, mais aussi contre les logiques féodales d’une
société traditionnelle basée sur une logique de reproduction sociale, où la hiérarchie
et la préséance sociales sont fondamentalement déterminées par la naissance et
rarement par le mérite. Or, les nouvelles élites étatiques, provenant
elles-mêmes dans leur très grande majorité de milieux populaires et ayant
réalisé une ascension sociale grâce aux diplômes décrochés dans l’école et
l’université modernes, allaient naturellement mettre en place de nouveaux critères
d’hiérarchisation et un nouveau mécanisme de mobilité sociales fondés sur la
méritocratie liée à la détention de diplômes scolaires et universitaires.
Ainsi, s’est donc mis en place un modèle de mobilité
sociale ascendante sur des bases méritocratiques, qui permettait en gros à tout
jeune détenteur d’un diplôme universitaire, quelle que soit son origine sociale
ou régionale, de devenir membre de la catégorie socioprofessionnelle privilégiée
des cadres. Or, on a pu constater que ce modèle a fonctionné correctement tant
que, d’un côté, l’économie tunisienne a pu continuer à créer un nombre minimal
de postes de cadres, aussi bien dans la fonction publique que dans le secteur
public et privé, et que, de l’autre côté, un système éducatif sélectif
maintenait la rareté relative des diplômes et, par conséquent, leur valeur
sociale. Mais la massification de l’université associée à son décrochage par
rapport au modèle de développement adopté depuis le PAS ont signifié sa fin,
qui a pris une forme inédite, inquiétante et pénalisante pour les groupes
sociaux défavorisés : le chômage de masse des diplômés du supérieur !
Car cette nouvelle donne économique et sociale nous met
face à une situation où le capital culturel (le diplôme) n’étant plus suffisant
pour accéder à l’emploi convoité, l’accès à celui-ci deviendra nécessairement
tributaire du capital social des parents du diplômé (leurs relations). Il va de
soi que l’irruption de cette nouvelle logique met fin à la méritocratie en
œuvre jusqu’ici et que, en favorisant les « héritiers », elle
reconduit des mécanismes de reproduction qui se déploieront en défaveur des
plus démunis socialement. Il s’agit là, à l’évidence, d’une rupture du contrat
social qui a soudé les Tunisiens, tous groupes sociaux confondus, depuis
l’indépendance, et contre laquelle les jeunes des régions de l’intérieur, les
plus touchés par le chômage des diplômés, se sont légitimement rebellés.
Aujourd’hui que le nombre de chômeurs diplômés a
atteint le record de 230 mille, il serait tout à fait bienvenu, dès lors qu’on
s’apprête à réformer l’université tunisienne, d’envisager celle-ci comme une
institution au cœur du modèle de développement et du contrat social. Ceux qui
ont essayé de « réformer » l’université en ignorant son articulation au
modèle de développement et le rôle essentiel qu’elle joue dans les mécanismes
de reproduction ou de mobilité sociale, ont finalement joué aux apprentis
sorciers et compris, à leurs dépens, que l’on ne pouvait s’y attaquer
impunément ou s’amuser à la pervertir…