Le décès de Tayeb Salah, grande figure de la littérature arabe contemporaine, devrait être une occasion de redécouvrir son œuvre et, surtout, de se replonger dans sa pièce maîtresse,
Saison de la migration vers le Nord, parue il y a tout juste quarante ans. Ce roman qui traite fondamentalement du choc de l’histoire (et de la modernité) subi par une société arabo-musulmane en profonde léthargie, en congé de l’histoire, développe de manière magistrale les différentes facettes des contrecoups du contact avec l’autre et sa culture, ses différents enjeux et défis.
Il nous donne à voir une conscience inquiète qui a accédé à la connaissance de l’autre, qui est fascinée par ses progrès et réalisations, qui est convaincue de l’indéniable retard historique de sa société, mais qui, dans le même temps, reste fortement attachée à la simplicité et à la sérénité du mode de vie plurimillénaire de ses propres gens, paysans d’un petit village au bord du Nil. Le narrateur ne cessera, ainsi, d’être interpellé par deux figures centrales du roman : Mustafa Saïd, «l’étranger» qui est venu s’installer au village après de longues années passées à Londres, et son grand-père, véritable «partie de l’histoire».
En effet, le contact avec l’autre – et le réveil à l’histoire dont il est porteur – risque, hélas, de provoquer une perte des repères et un ébranlement des certitudes dans cette société «authentique» si attachante, en fin de compte : elle vit en osmose avec la nature, dans le cadre de l’éternel retour du même et d’un Dieu omniprésent, et où le sens des choses est donné une bonne fois pour toutes. Toutefois, même au fin fond du Sahara, «à un jet de pierre de l’équateur», on finit par être rattrapé par l’histoire, ramenée dans les bagages de «l’Anglais noir» qu’est Mustafa Saïd, le «miracle du roman», selon l’expression de Taoufik Baccar (1).
C’est, en effet, la découverte progressive, par le narrateur, de l’épopée de cet homme, parti jeune étudier dans la métropole anglaise durant les années 40 du siècle dernier qui constitue l’intrigue du roman. Les aventures de Mustafa Saïd illustrent, il est vrai, la complexité du rapport du colonisé (et de l’ex-colonisé) à la culture occidentale et, quelque part, la «malédiction» dont est porteuse cette modernité, avec toutes ses connaissances déstructurantes de son moi profond.
Ainsi, dès le début, toutes les conditions sont réunies pour que Mustafa Saïd assimile parfaitement la culture occidentale : il n’a pas de père (comme tous les rénovateurs) et il a une intelligence hors du commun qui lui permet d’être adopté par ses maîtres étrangers et d’atterrir à Londres pour y hériter d’une chaire à l’université.
Cependant, l’acquisition et la maîtrise de cette culture n’en font pas, pour autant, un Anglais. Car Mustafa Saïd ne croit pas à la fable de la «mission civilisatrice de l’Occident» et sa rencontre avec celui-ci est précédée d’un contentieux historique : le viol qu’a été la colonisation et le traumatisme qui s’en est suivi. Il vient, en effet, animé d’un désir de revanche – «je suis venu en conquérant !» – qui aura, pour terrain, son lit et, pour objet, la femme étrangère qui représente, de ce point de vue, le rapport limite de l’altérité (2). Ainsi, au terme de plusieurs tribulations sexuelles, de deux suicides, d’un meurtre et d’années de prison, Mustafa Saïd rentre au pays. Et c’est à travers ses propres confessions, mais aussi, à travers les manuscrits et les lettres qu’il découvre, épars dans la «chambre» du disparu, que le narrateur arrive à reconstituer l’histoire de ses aventures.
Par cette chambre fermée à double tour, croulant sous les livres – dont aucun, y compris le Coran, en langue arabe – contenant des meubles anglais et… une cheminée ! Tayeb Salah a voulu, jusqu’à la caricature, dépeindre l’univers que porte en lui tout intellectuel arabe et africain un tant soit peu occidentalisé. C’est cet univers qui est à l’origine de son malaise et de son trouble. N’est-il pas significatif que Mustafa Saïd écrive quelque part cette dédicace : «A ceux qui voient d’un seul œil, qui parlent une seule langue, qui voient les choses ou blanches ou noires, ou orientales ou occidentales» et, qu’avant de disparaître, il recommande au narrateur de prendre soin de ses enfants et, surtout, de «leur éviter l’épreuve du voyage» et, donc, la découverte de l’Autre ? Serait-ce là le signe d’un regret, d’une rédemption ?
Toujours est-il que ce désarroi est partagé par le narrateur qui, après la disparition du mystérieux personnage, se jette dans les eaux du fleuve, perd connaissance et est attiré vers ses profondeurs. Mais il reprend conscience, au beau milieu du fleuve, à égale distance de la rive Sud et de la rive Nord. Il décide de survivre et appelle «au secours» !
Quarante ans après la parution de
Saison de la migration vers le Nord,
son propos n’a pas pris une ride. Sa problématique est encore d’actualité. Nous portons tous quelque part en nous cette bibliothèque de livres étrangers – abritant une connaissance, celle de la modernité – hermétiquement fermée, isolée de son milieu. Nous nageons encore péniblement au milieu du fleuve sans pouvoir, pour l’instant, rejoindre l’une de ses deux rives. Mais, l’espoir reste permis. Le narrateur ne s’écrie-t-il pas, à un moment : «Cette terre est celle de la poésie et du possible, et ma fille s’appelle Amal» !
Quarante ans… C’est long pour la vie des hommes. Mais c’est sans doute court dans le temps des transitions historiques. L’intériorisation des valeurs de la modernité ne se fera pas sans mal, sans sacrifices ni renoncements. Toutefois, le fleuve de l’histoire prendra, tôt ou tard, son cours… vers la mer !
Baccar Gherib(1)
Ath-thabit wal mutahawwil (Le fixe et le changeant), préface au roman, édité par
Dâr al-janoub, 1979.
(2) Kamel Gaha, Le parcours initiatique des héros d’Occident et d’Orient, Itinéraires et contact de cultures, Paris, 1990.