Un entretien avec Khémaïes CHAMMARI ancien secrétaire général de la LTDH (1982-1992) et ancien député MDS (1994-1996).
Attariq Aljadid : A quelques jours de la campagne électorale 2009, comment évaluez-vous la situation politique actuelle et quelle attitude avez-vous décidé d’adopter pour ces deux scrutins présidentiel et législatif ?
Kh. Ch. : Je voudrais, de prime abord, dire que je soutiens, de façon tout à fait claire, la candidature de mon ami Ahmed Brahim à l’élection présidentielle du 25 octobre 2009. Dès l’annonce de la campagne au printemps 2008 en faveur de la candidature de Nejib Chebbi, fondateur du PDP, j’avais estimé qu’il était indispensable de soutenir de façon active tous les candidats de l’opposition véritable – non ceux de l’opposition de «connivence» qui se présentent face au Président Ben Ali tout en estimant qu’il faut voter pour lui!! Tous les candidats, donc, qui désirent participer à cette bataille politique, certes faussée, mais dont l’enjeu est de contribuer à élargir le combat contre le système et la culture du parti unique ainsi que contre toute forme de pensée unique. Les candidatures de Nejib Chebbi et celle de Mustapha Ben Jaafar s’inscrivaient dans ce cadre et l’une et l’autre ont été écartées par les dispositions, à mes yeux anticonstitutionnelles, de la loi «exceptionnelle» conçue sur mesure et amendant, en avril 2008, une nouvelle fois, «à titre provisoire» la constitution, officiellement pour élargir le champ des candidatures, mais en réalité pour éliminer tel ou tel prétendant dont l’envergure pourrait poser problème aux tenants de «l’Etat-Destour».
Restait le candidat d’Ettajdid et de l’Initiative démocratique et progressiste. Premier secrétaire de son parti, élu par un congrès deux avant le dépôt de sa candidature, Ahmed Brahim pouvait difficilement être mis à l’écart à l’instar des deux autres candidats de l’opposition démocratique exclus de ce scrutin.
Et d’entrée de jeu, Ahmed Brahim a dit nettement, de façon ferme et sobre, qu’il n’était pas un candidat de figuration, et qu’il comptait «mener cette compétition d’égal à égal» - ce qui a suscité les réactions d’intolérance et les tracasseries que vous avez fort justement dénoncées. C’est pourquoi j’ai décidé de lui apporter, à la veille de la campagne officielle, mon modeste soutien.
A. A.: Vous marquez ainsi vos distances par rapport aux tenants de l’abstention et du boycottage du scrutin ?
Kh. CH. : Entendons-nous bien. J’estime que dans le contexte du processus de «plébicisation» qui nous est une fois de plus imposé, les scrutins de 2009 constituent une nouvelle occasion manquée. La façon dont l’administration et le Conseil constitutionnel ont « fait le ménage » au niveau des listes de l’opposition démocratique aux législatives, dont les vôtres, les rites d’allégeance auxquels nous assistons depuis près de deux ans, le monopole du RCD sur les médias et le verrouillage institutionnel auquel nous sommes confrontés, font que je refuse toute controverse et toute polémique avec les partisans du boycott dont je comprends l’argumentaire sur ce qui risque d’être qu’un simulacre électoral et dont je saisis tout à fait la portée du choix qu’ils proposent. Mais au terme, de l’itinéraire politique qui est le mien, je ne me résouds pas, face aux défis actuels, à appeler au boycottage. C’est une bataille politique qu’il faut mener pour montrer que si l’alternative ne peut être immédiate, elle n’est en tout cas pas aberrante et qu’il existe d’autres hommes et femmes patriotes et démocrates capables d’aspirer aux plus hautes charges de l’Etat. Des hommes et des femmes qui dénoncent le «tout répressif», l’instrumentalisation de la justice et des médias, la corruption galopante, les mauvaises réponses apportées aux revendications sociales légitimes, notamment celles des habitants du bassin minier Redeyef - Gafsa. Des hommes et des femmes attachés à l’Etat de droit qui réclament la cessation de l’arbitraire policier, du recours à la torture et la promulgation d’une amnistie générale incluant le retour des exilés politiques. Des hommes et des femmes qui, après les dizaines d’amendements apportés à la Constitution, souhaitent une refonte démocratique de celle-ci qui suppose, entre autres exigences, une réforme en profondeur du code électoral, la séparation des dates de l’élection présidentielle et des élections législatives, comme le rappelait pertinemment cette semaine M. Hamadi Redissi, politologue reconnu, ainsi que la remise en cause des dispositions de la réforme constitutionnelle imposée par referendum en 2002 qui a ouvert à nouveau la voie à la présidence à vie. C’est entre autres ce que j’ai rappelé dans un entretien paru le 1er octobre dans le quotidien Le Monde, saisi en Tunisie.
A. A. : Votre appel à soutenir la candidature de Ahmed Brahim ne concerne donc que le scrutin présidentiel ?
Kh. CH. : Bien évidemment. Et je suis, comme je viens de vous le dire, pour une séparation des deux échéances, présidentielle et législatives. Pour ces dernières, je pense que les dés sont malheureusement totalement pipés et pervertis par le code électoral actuel qui, non seulement rend vaine toute observation sérieuse des élections compte tenu du nombre excessif des bureaux de vote et du refus du pouvoir d’accepter de véritables observateurs nationaux et internationaux, mais aussi parce qu’il bloque toute perspective de front électoral large entre les partis et les indépendants et qu’il se double d’une loi sur le financement public des élections et des partis dont la finalité est honorable mais dont les modalités sont délibérément perverses. Mais pour l’essentiel ma sympathie pour nombre des candidats des « bleus » est évidente.
A. A. : Alors quelles perspectives envisagez-vous au lendemain de cette échéance ?
Kh. Ch. : Lors d’une réunion à Paris, il y a un mois, j’ai mis l’accent sur l’importance du « day after », le 26 octobre. Il faudra, au lendemain de ce scrutin sans surprises et de cette bataille politique utile mais dont les ambigüités et les insuffisances sont évidentes, réfléchir aux conditions et aux modalités d’une refondation politique au niveau des oppositions véritables que le pouvoir veut à tout prix marginaliser en faisant la part belle aux oppositions du décor faussement pluraliste. Cela suppose au moins deux grands chantiers :
-Le premier concerne la conjugaison des efforts et des luttes pour consolider notre soutien aux instances légitimes de l’association des magistrats, du syndicat des journalistes et de la LTDH tout en renforçant l’action unitaire en faveur des populations du Bassin minier (enclavé, éprouvé socialement et politiquement, et victime de l’incurie administrative lors des récentes inondations), des syndicalistes et des militants réprimés, dont mon ami Moheddine Cherbib, président de la FTCR « jugé » par contumace à deux ans de prison ferme..
- Le second chantier concerne les débats idéologiques et politiques de l’opposition démocratique, enfermée dans des clivages personnels (ce que j’appelle le tout à l’ego) et politiques, y compris la question de l’attitude à l’égard des divers courants islamistes. J’appelle au pragmatisme, au dialogue loyal et ouvert, en dépassant les faux débats. Et je le fais en affirmant clairement que je n’ai de ce point de vue aucune ambition personnelle autre que celle de contribuer à une Tunisie meilleure qui prenne réellement en charge la détresse et l’indifférence à l’égard de la chose publique et de la politique de la majorité de la population, et en particulier d’une jeunesse frappée de plein fouet par un chômage galopant et une absence de perspective d’un changement véritable. Il nous faut faire preuve, au-delà des constats de blocage et de la colère légitime suscitée par les manies répressives du pouvoir, les calomnies et la haine des thuriféraires et des plumitifs zélés ; il nous faut être optimiste. Et de ce point de vue, je veux dire merci à l’Ambassadeur Ahmed Ounaïes, pour son vibrant appel dans la dernière livraison de Mouwatinoun sous le titre «Gardez l’espoir» qu’il aborde en ces termes : «Le jour n’est pas loin où nous aurons des élections tunisiennes libres et démocratiques. La Tunisie est mûre pour cette transition. Nous partageons avec les sociétés évoluées les valeurs de justice, de progrès et de liberté». Inchallah !