Utopia est une ville. Pas une ville comme les autres. Une ville fortifiée. Une colonie à l’israélienne, construite par les riches, au nord du pays, près de la mer, protégée par de hautes murailles et des soldats américains. Un véritable « paradis artificiel » où l’on dispose de tout, y compris des drogues les plus chères, et où le sexe est libre. Tout y est permis sauf l’atteinte à la propriété privée d’autrui. Malgré – ou à cause de – tout ce confort, on s’y ennuie ferme. Surtout les jeunes, qui ne trouvent plus de sensations fortes que dans un sport très particulier : faire une expédition en dehors de la colonie en vue de chasser et tuer un des « Autres » (aghyar) (la population pauvre qui n’entre dans Utopia que pour travailler dans ses usines) et de rapporter une partie de son corps, une main ou un pied, en guise de trophée.
Expédition
chez les « Autres »
C’est ce
type d’expédition que décide de mener un des deux « héros » du roman
ou « le chasseur », comme l’appelle l’auteur. C’est un jeune de seize
ans, déjà blasé par ce qu’il a vécu et fasciné par la mort, par l’acte de tuer.
Foncièrement sceptique, il ne porte aucune inquiétude métaphysique. Il s’étonne
même que, dans la génération des pères, « certains s’entêtent à
s’adresser à un être supérieur qu’on ne voit pas ». Il est également
cynique : il se doute bien que la situation dans laquelle se trouve le
pays est certainement due à un dysfonctionnement, mais « il faut que celui-ci
se poursuive, sinon on risquerait de tout perdre ». Enfin, il est
surtout lucide – il a beaucoup lu – et il a compris que la richesse des siens
vient de l’exploitation des « Autres » : « ils ont
construit leurs fortunes à partir de la chair des « Autres », de
leurs rêves, de leurs espoirs, de leur orgueil, de leur santé ».
Il convainc
sa petite amie Germinal de l’accompagner dans cette aventure. Mais celle-ci
s’avère plus compliquée que prévue. Ils se font en effet attraper. Ils sont toutefois
momentanément sauvés par un des « Autres », Jabeur, le second
« héros » du roman, ou plutôt « la proie », grâce à qui on
va mieux connaître ce monde des pauvres, en dehors d’Utopia. D’autant plus que
lui aussi a beaucoup lu et qu’il a sa petite idée sur le dysfonctionnement qui
a fait en sorte que ces deux classes se séparent et vivent ou survivent dans
des lieux différents, éloignés l’une de l’autre. Et ce que les
« utopiens » voient durant leur court séjour en compagnie de Jabeur
et sa sœur est tout simplement terrible. Une misère extrême, la faim, la
saleté, le retour de la tuberculose, des corps en proie aux puces et aux poux,
et un incroyable développement de la prostitution. On arrive juste à subsister
en mangeant le « plat sacré des Autres » : « foul w
taamya », qu’on épice abondamment pour que n’apparaisse pas le goût des
ingrédients pourris et faisandés avec lesquels on le prépare. Les utopiens en
apprennent encore plus en accompagnant Jabeur dans les rues de sa ville. Des indices
montrent, en effet, qu’il fut un temps où il y avait un Etat : comme ce
réseau de métro souterrain abandonné où des rames rouillées sont squattées par
des bandes rivales. De même, il y avait vraisemblablement une distribution
d’eau et d’électricité, des canalisations pour les eaux usées, et il n’y en a
plus… Mais comment en est-on arrivé
là ?
Comment tout
s’est effondré ?
On apprend
cela grâce à Jabeur. En fait, cette division du pays en deux classes que tout
sépare couvait depuis longtemps, mais ne se voyait pas de manière claire. Le
système fonctionnait, en effet, de manière à ce que « les riches
deviennent de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres ».
Et, dans cette configuration des rapports sociaux, il vient nécessairement un
moment où tout peut s’effondrer. Et c’est ce qui s’est passé au cours de la
première décennie du 21ème siècle, quand une certaine conjoncture
économique a mis à mal l’économie du pays, qui a fini par rompre. Et les
finances de l’Etat n’étaient plus en mesure de fournir les services publiques,
ni même les salaires des fonctionnaires. Face à l’effondrement de l’Etat, les
riches ont pu tirer leur épingle du jeu grâce à leur pouvoir, à leurs
monopoles, à leurs comptes à l’étranger. Mais pas la classe moyenne qui est
passée à la trappe. Or, c’est son existence qui évitait l’implosion de la
société. Car elle joue dans la société « le rôle que joue le graphite
dans les réacteurs nucléaires ». Avec sa disparition, plus rien
n’empêche la polarisation extrême de la société entre une minorité de très
riches et un océan de très pauvres.
Mais,
au-delà de la conjoncture qui a amené l’effondrement et la dislocation de la
société, comment une logique d’enrichissement des plus riches et
d’appauvrissement des plus pauvres a-t-elle pu se mettre en place et se
développer sans aucune contestation, sans aucune résistance de la part de ses
victimes ? A la décharge des pauvres, il y a le fait que l’appauvrissement
est insensible. C’est un processus moléculaire. On en prend difficilement
conscience. Ainsi Jabeur raconte-t-il : « Je me rappelle que les choses
empiraient continuellement … et, à chaque fois, la différence entre hier et
aujourd’hui était infime. Alors, on fermait l’œil chaque nuit en murmurant :
‘‘Quelle existence !’’ … Mais la vie est encore possible … On peut encore
trouver de la nourriture, un refuge et quelques soins … Donc, que le lendemain
soit ! Puis, tu te réveilles un jour pour réaliser que la vie est
impossible et que tu es incapable de trouver la nourriture du lendemain ni son
refuge ». Mais cela ne représente nullement une excuse. Les pauvres
sont coupables de ne pas avoir pris conscience de ce qui leur arrivait, occupés
qu’ils étaient par la recherche de « la femme suivante, le joint
suivant, le repas suivant ».
A ce niveau,
le ton de Jabeur se fait plus accusateur. Les pauvres sont responsables de ce
qui leur arrive – et on comprend que, lorsqu’il s’adresse à eux, le jeune pauvre
exprime les pensées de l’auteur : « Pourtant, je vous ai prévenus
mille fois, je vous ai parlé des théories de Malthus, Jamal Hamdan, G. Orwell,
H. G. Wells… ». Mais vous n’en avez eu cure. La déception donne ainsi
lieu à la colère : « Ma colère contre eux ressemble à la colère
des prophètes de l’ancien testament contre les leurs. Je vous maudis,
abrutis ! ». Et l’accusation donne lieu à un jugement, très
sévère : « Vous le méritez, vous êtes un peuple docile, sans
orgueil, qui s’incline devant le premier claquement de fouet ».
En fait,
tous les ingrédients pour une révolution sont là, sauf l’essentiel : la
conscience de classe. Il n’y a pas de révolte contre cette misère extrême. De
ce point de vue, le peuple des « Autres » dément Marx. Il ne
porte pas l’espoir d’un monde nouveau, car il est aliéné. Comme celui d’Utopia,
d’ailleurs. Les deux ne sont pas beaux à voir.
Deux mondes
aliénés
A Utopia, on
l’a vu, l’abondance et l’ennui dissolvent les individus. Il en résulte une
perte d’identité. A tel point qu’ « on ne sait plus distinguer
l’Américain de l’Egyptien, ni celui-ci de l’Israélien. On ne sait plus
distinguer soi-même des autres ». Il en résulte également une
véritable perte de sens. Et la notion même de « raisonnable » s’étend
et s’élargit pour embrasser des actions et des pratiques qui ne l’étaient pas
avant. Car on a d’énormes difficultés à donner un sens à chaque instant qui
passe. On essaye alors de s’échapper dans l’alcool et surtout dans la drogue,
notamment la « phlogistine » et les moments extatiques qu’elle
procure. La morale aussi se distend. Ce qui affecte les rapports familiaux. Les
pères, surtout, ne sont plus aimés, respectés. Ils ne sont plus vus qu’en tant
que pourvoyeurs d’argent. Toutefois, « les mères à Utopia demeurent des
mères, dans le sens où il est difficile de s’en débarrasser », de se
libérer de leurs attentions. On continue malgré tout à construire des écoles
pour donner aux parents qu’ils tiennent leur rôle en y envoyant leur
progéniture. Et on construit également des mosquées. Beaucoup de mosquées. Car,
à Utopia, religiosité et richesse font bon ménage. C’est même « le
couple inscrit dans la raison des pères égyptiens depuis des lustres ».
Chez les
« Autres » également, il y a un processus similaire d’aliénation,
même si le contenu de celle-ci n’est pas le même. Ici aussi, l’ancienne morale
s’effondre : l’alcool est désormais proposé publiquement par des vendeurs
ambulants. La prostitution s’est développée et s’est imposée : « Elle
est devenue plus forte que la loi, plus forte que la coutume ». Et
tout le monde se drogue en sniffant de la colle. Les pauvres sombrent également
dans la violence à cause de la colère refoulée et de la promiscuité. De même,
« la pauvreté ne rend pas les pauvres plus cléments, plus humains ».
Au contraire, « de jour en jour, ils perdent une partie de leur
humanité » et « des années d’oppression en ont fait des
quasi-sauvages ». Pourtant, les pauvres font semblant de vivre. Ils
font semblant d’être encore des humains. Et ici aussi, on demeure attaché à la
religion, mais pour une tout autre raison : elle seule permet l’espoir
d’une vie meilleure, dans l’au-delà. Ce qui fait que, chez les riches, comme
chez les pauvres, « la religion n’est pas recherchée pour elle-même ».
Finalement,
ces deux mondes si différents se ressemblent dans leur perte d’humanité, dans
leur aliénation. C’est ce qui amène Jabeur à conclure, de manière lucide,
que : « Nous deux, ici et là-bas, adorons la violence… Nous deux,
ici et là-bas, aimons la drogue… Nous deux, ici et là-bas, parlons de religion
tout le temps… Là-bas, ils se droguent pour fuir l’ennui… Là-bas, ils
s’adonnent à la religion parce qu’ils craignent de perdre tout ça et qu’ils ne
savent pas pourquoi ni comment ils l’ont mérité… Ici, on se drogue pour oublier
le torture de l’instant… Ici, on s’adonne à la religion parce qu’on ne supporte
pas que notre souffrance soit inutile, qu’elle n’ait pas de prix… La pensée de
l’homme ne peut supporter une idée aussi terrible, sinon elle sombre dans la
folie… ».
Dans ce pays,
deux mondes aliénés, deux classes aliénées, se font donc face, se regardent des
deux côtés des murailles d’Utopia. L’exploitation et l’oppression des uns par
les autres génèrent de la haine, mais elles ne suscitent pas de révolte pour
autant. Est-ce là le signe de l’échec des intellectuels ? Chaque classe
ayant son intellectuel, quel a été le rôle de ces derniers ?
Misère de
l’intellectuel
Il est
intéressant de remarquer que les deux « héros » du roman, le
« chasseur » et la « proie » sont tous deux des
intellectuels. Les deux ont beaucoup lu : le premier, des livres de la
bibliothèque à but décoratif, d’un ami à son père, directeur d’un journal
utopien ; le second, des livres et des revues amassés après l’effondrement
ou achetés au kilo chez des vendeurs de papier dans la rue. Et les deux ont lu
pour la même raison : s’évader du quotidien. La lecture représentant, pour
les deux, une drogue de bas-étage, pas chère. L’Utopien confie ainsi qu’il
« a lu tout livre qui lui est tombé sous la main, jusqu’à ce qu’il en
ait eu assez ». Jabeur avoue aussi qu’il lit beaucoup et ce, pour
échapper momentanément à sa conscience et s’étonne qu’ « avant, on lisait,
au contraire, pour acquérir une conscience » !
Or, qu’on le
veuille ou non, lire génère une conscience du monde. Cela développe, chez le
jeune utopien, on l’a vu, une critique implacable de sa classe, de l’origine de
sa richesse, de sa religiosité hypocrite et intéressée, des rapports familiaux
où ne subsistent que l’intérêt froid. Elle développe d’un autre côté un
jugement sévère sur les « Autres », assimilés à des moutons :
« Ceux qui sont derrière les murailles sont des moutons… A-t-on jamais
entendu parler de moutons en colère ? ». Et son périple chez eux
n’a pas modifié son jugement. Après avoir constaté l’insupportable misère dans
laquelle ils vivent, il en vient à s’interroger : « pourquoi s’obstinent-ils
à survivre ? » et, mieux : « pourquoi cherchez-vous
à vous reproduire ? ». Ce à quoi Jabeur répondra
respectivement : « Parce que nous sommes comme des bactéries
obligées à vivre quoiqu’il leur arrive » et « Parce que se
reproduire est le seul plaisir qui nous est resté ». Néanmoins, et
même s’il n’arrive pas à accepter toute la misère qu’il a vue, le jeune utopien
avoue ne pas être prêt à abandonner le confort dont il jouit dans sa colonie.
Il avoue aussi que c’est seulement après son périple, qu’il comprend
vraiment les hautes murailles, les soldats américains et l’aéroport construit à
l’intérieur de la colonie.
Jabeur aussi
est un intellectuel. On apprend, grâce à sa sœur, que c’est un diplômé chômeur,
un de « ceux qui sont entrés dans des facultés ou des universités
depuis dix ans, puis qui n’ont pas trouvé de travail et n’ont pu rien faire de
ce qu’ils ont appris ». Or, cet
intellectuel des pauvres se trouve, lui, dans une situation désespérante. En
effet, non seulement les siens ont été sourds à ses appels et mises en garde
avant l’effondrement et qu’ils ne risquent pas de se révolter après, mais il
constate que la culture l’a changé et a fait en sorte qu’il ne leur ressemble
plus : « J’ai beaucoup lu …J’ai tellement lu que je n’appartiens
plus aux autres, ni à Utopia ». La culture ne peut, en effet, l’unir
au jeune utopien. Parce qu’ « elle n’est pas une religion qui unit les cœurs … Elle les divise plutôt, car elle
instruit les dominés de la gravité de l’injustice qu’ils subissent et instruit
les nantis de ce qu’ils risquent de perdre ».
La fin du
roman confirme cette affirmation et à défaut de lutte des classes : l’utopien
et Jabeur s’affrontent en cherchant chacun à violer la femme de l’autre. Le
viol d’une femme, représentant pour eux le viol d’une classe. Et tout se clôt
sur une révolte des « Autres » s’attaquant à Utopia et subissant le
feu nourri des Marines.
Mais il est
peu probable que cette révolte mette fin à la division de l’Egypte en deux
classes irréconciliables, en deux peuples, ainsi que l’a douloureusement chanté
un poète des « Autres », Abderrahman Abnoudi : «احنا شعبين».
Baccar
Gherib