Je ne me souviens plus de l’année exacte, mais je pense que ça devrait être vers l’année 1997 ou 1998 ; je reçois alors une lettre en arabe qui avait tout l’air d’avoir fait un parcours du combattant : papier froissé, un peu poussiéreux, sentant la cigarette….
Son contenu était sérieux et intéressant, son style élégant, la forme de ses expressions, pleine de politesse et de communication respectueuse. A sa lecture, elle s’avère me parvenir d’un de ces nahdhaouis qui croupissaient alors dans les prisons du dictateur Ben Ali. Les détails de la lettre ont échappé à ma mémoire, mais l’idée essentielle y est restée gravée : à mon analyse sur l’avance et l’avantage politiques trop faciles que donnerait au parti islamiste son appui sur la religion qui, en principe, est un patrimoine commun et une conscience partagée ne pouvant faire l’objet d’un fonds de commerce quelconque, l’expéditeur, sans discuter ce qui est au fond de ma contestation, c'est-à-dire mon rejet du principe de la concurrence politique déloyale - semblable d’ailleurs à celle du RCD qui a gagné pendant 54 ans en s’appuyant déloyalement sur la force de l’Etat, patrimoine commun à tout un peuple - l’expéditeur me répond, en substance, que la répression des islamistes a été catastrophique pour tout le monde, dans la mesure où elle a fait sombrer le pays dans la dictature. Ce qu’il me disait était absolument percutant, mais il ne répondait pas à ma logique. Ben Ali voulait gouverner seul, et ne voulait permettre aucune existence à part la sienne. Les partis politiques ne l’intéressaient guère, et de leur fondement idéel, il se fichait comme de sa dernière ou de sa première chemise.
Plus d’une douzaine d’années après, et lors d’une soutenance de mémoire en master sur l’histoire de la centrale syndicale estudiantine islamiste, dont j’étais membre du jury, un jeune homme au physique qui m’avait semblé très authentique de notre histoire berbèro-arabe, me salua en se présentant : c’était lui l’expéditeur de la lettre. A cet homme courageux, face à qui j’ai feint de n’avoir eu que de la surprise, je fais savoir que je ne peux qu’avoir l’affinité de toute mon humanité.
Après cela, je voudrais, en continuant le même dialogue respectueux, lui dire rapidement mon sentiment, après avoir lu les déclarations récentes du Cheikh Rached Ghannouchi et de M. Hamadi Jebali.
Mon sentiment est que vous vous débattez dans des contradictions graves, et que le sens scientifico-politique de la démocratie vous échappant totalement, vous n’en retenez qu’une misérable manivelle de fonctionnement mécanique.
Mon sentiment est qu’en réintégrant le terrain politique sur la base du principe que l’islam est « Dounia wa din », vous n’innovez en rien par rapport aux frères musulmans des années vingt qui, même à l’époque, n’ont récolté que de la cendre de leur conception totalitaire.
Mon sentiment est que Hamadi Jebali n’a pas plus dit sur son projet que ceux de « Hizb at-tahrir » qui scandent dans la rue que « le khalifat( entendre la chariaa) est la solution » ; sauf que lui nous dit implicitement qu’il veut temporiser et attendre que la démocratie permette, à court ou à moyen terme, la théocratie; cela signifie attendre les effets de l’instrumentalisation de la démocratie sur le renforcement et l’enracinement social et politique des islamistes pour se mettre alors à couper nos mains, fouetter nos hommes, lapider nos femmes, priver la jeunesse du plaisir et du rire.. . et instaurer le règne de la chariaa, comme l’ont fait les Talibans en Afghanistan, cité ô combien vertueuse, croyant satisfaire aux vœux les plus clairs et les plus explicites de Dieu.
Mon sentiment, enfin, est que ce que vous avez avancé jusque-là est plus que décevant pour toute conscience moderne, qui se trouve être celle de notre jeunesse, car vous n’avez pas l’air de comprendre, comme Ben Ali d’ailleurs, que la démocratie exige une légitimité tirée de son essence même, et que cela vous demande une véritable théologie de la Modernité et de la Liberté, une laborieuse réflexion, un débat libre et sans tabou, une révision critique des textes, une confrontation réelle entre les vérités politiques séculières et celles religieuses, une déconstruction de toute la ceinture théologique moyenâgeuse qui conditionne votre compréhension religieuse présente… c'est-à-dire un effort qu’aucun de vous n’a fait jusque-là et qui, pourtant, est votre seul salut politique, dans une époque historique où tous les peuples arabes font preuve d’un rejet ferme de tout scénario ou projet totalitaire, aussi sacré prétend-il être.
Mon sentiment est que vous n’avez pas, pour le moment, de projet, et que celui que vous avez n’en est pas un, car dans une époque qui exigence, de la manière la plus déterminée, de la démocratie, votre projet pour aujourd’hui ou pour demain ne sera pas moins éphémère que l’a été celui de Ben Ali et de ses semblables.
Gouverner autoritairement sera condamné dès cet instant de notre histoire, pour être un acte contre nature.
Latifa Lakhdar
Attariq Aljadid, n°219
1 commentaire:
Tout en espérant que vous avez raison d'être optimiste quant aux chances qu'ils ont de voir leur rêve de pouvoir se concrétiser, j'ai mes doutes sur le bien fondé de cet optimisme. A mon humble avis, il convient de chercher sans perdre de temps des ressorts valides et un discours crédibles pour essayer de les contrer et il ne sert à rien d'espérer de leur part un changement radical car il n'adviendra jamais, pas plus que d'essayer de délégitimer leur ancrage théologique ou encore contester à cet ancrage sa portée mondaine car il s'agit là d'une démarche condamnée à l'échec. La seule voie de salut, même si elle risque d'être impopulaire ou simplement incompatible avec une logique partisane de mobilisation des masses (je peux vous dire tout de suite que vous ne les battrez jamais à ce jeu-là), est de dire clairement qu'on ne veut pas être gouvernés par une loi divine quelle qu'elle soit et quels qu'en soient le contenu, les détails et les tenants parce qu'une loi divine est par essence absolutiste et incontestable.
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