Que peut nous dire, aujourd’hui, l’œuvre de Karl Marx, disparu il y a
exactement 130 ans (le 14 mars 1883 à Londres), qui a vécu à une époque –
on n’y pense sans doute pas assez – où l’on se déplaçait encore à cheval et où
l’on s’éclairait à la lampe à huile ? Que retenir de l’apport scientifique de
cette œuvre dans différentes disciplines qui n’ont cessé, durant toute cette
période, d’évoluer et de « progresser » ? Comment appréhender,
notamment, son ambition excessive et démesurée de fonder une « science de
l’histoire » ? Que peut nous inspirer la pensée d’un homme, plus de
vingt ans après que le système économique et politique (totalitaire et liberticide)
qui s’est réclamé d’elle se soit écroulé comme un château de cartes fondamentalement
sous l’effet de ses propres limites et déficiences ? Enfin, que peut dire
cette œuvre, fille de son temps, certes, mais aussi de son aire culturelle[1],
aux sociétés du Tiers Monde, aux peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique Latine,
qui luttent plus d’un demi-siècle après la fin de la colonisation contre une
logique économique mondiale qui les lèse ?
« Pas grand-chose ! », serait-on tenté de répondre, à
la suite d’une lecture rapide et superficielle de ces questions ! Mais si
l’on prend les précautions nécessaires de distinguer, dans l’œuvre de Marx, le
scientifique du politique, le fondamental du contingent, l’esprit de la lettre,
bref, Marx du Marxisme, on pourrait répondre :
« l’essentiel ! » ; à savoir, une vision du monde critique,
dévoilant par-delà des évidences du « bon sens » percevant comme
« naturelles » toutes les inégalités qui structurent notre société,
le caractère historique, donc contestable et surmontable de celles-ci. Or, pour
retrouver ce noyau aux fondements de la pensée de Marx, on doit travailler à le
« découvrir » en ôtant les sédiments qui se sont accumulés autour de
lui tout au long de l’évolution politique et idéologique des 13 dernières
décennies suivant sa mort. Il est évident, en effet, que, pour le bien comme
pour le mal, la fortune de la pensée de Marx ait dépendu de ce mélange
spécifique d’analyse et d’engagement, de science et de politique.
Science et politique
Cette association particulière de l’analyse et de l’engagement, de la
science et de la lutte pour l’égalité, contre la domination et l’exploitation
des plus faibles, est au cœur de l’œuvre de Marx. On la trouve énoncée avec une
force et une netteté remarquables dans un écrit de jeunesse : les Thèses sur Feuerbach, en l’occurrence
dans la célèbre onzième thèse : « Les
philosophes n’ont fait jusqu’ici qu’interpréter le monde ; or, il s’agit
de le transformer ! ». Et c’est cette association, indéniablement,
qui lui a attiré autant de sympathisants, de militants et de
« fidèles », en en faisant, comme le souligne à juste titre
Schumpeter, non pas une simple pensée, mais, par certains égards, une religion,
séculaire il est vrai, dotée de sa propre morale, sa propre vision du bien et
du mal et sa propre conception du salut (terrestre) ! En effet, Marx a
conçu, dès le début, sa théorie de la société et de l’histoire comme une arme
destinée à soutenir les dominés et les opprimés dans leur entreprise de
libération et d’émancipation et ce, dès le Manifeste
Communiste, magnifique brochure
rédigée à l’âge de 29 ans, contenant une vision de l’histoire et un programme
politique, à l’intention du prolétariat du monde entier.
Cette imbrication du scientifique et du politique, de l’analyse et de
l’engagement, a sommé les héritiers de Marx et/ou commentateurs à privilégier
une dimension par rapport à l’autre en vue d’asseoir leurs propres
interprétations de son œuvre. Ainsi, pour expurger l’apport de Marx de ce qui
s’est commis plus tard en son nom, Schumpeter n’hésite pas à souligner que le
lien entre le message de Marx et les Bolchéviques est semblable au lien entre
le message du Christ et les dérives de l’Eglise catholique. De même, pour
asseoir l’apport strictement scientifique de Marx, Althusser crée une
opposition entre le jeune Marx, épris
de philosophie et réfléchissant sur le concept d’aliénation et le Marx adulte, se délivrant de la
philosophie pour aller fonder la science de l’histoire et de la société. A
contrario, le jeune Gramsci salue, lui, la révolution d’octobre par un
enthousiaste et passionné « Révolution contre le Capital », critiquant d’une manière acerbe les lectures
scientistes et déterministes de Marx et développant une lecture politique de
celui-ci, qui préfère la praxis à la science, la liberté des hommes en lutte
aux déterminismes historiques et la révolution à l’évolution !
Or, aujourd’hui que les vents politiques et idéologiques sont
particulièrement défavorables, avec l’écroulement, notamment, des expériences
historiques s’inspirant du « socialisme scientifique », le reflux du
marxisme dans les mondes académique et, plus largement, intellectuel, où il
était il n’y a pas longtemps dominant et la franche domination, à sa place, de
l’idéologie libérale dans les médias, les institutions internationales et l’air
du temps, il est plus que jamais opportun de retrouver un Marx libéré des
dogmes et des slogans réducteurs – tels la dictature
du prolétariat ou la loi de la
paupérisation – auxquels il a été associé et qui permettent à ses
adversaires de se débarrasser de lui à peu de frais. Car, si Marx a encore
quelque chose d’intéressant à nous dire, ce n’est pas tant à travers ses
descriptions de la société communiste et aux modalités de sa réalisation – auxquelles,
au demeurant, il aura consacré une partie infime de son œuvre monumentale – que
par sa vision critique et pénétrante de l’organisation, du fonctionnement et de
l’évolution du mode de production
capitaliste qui demeure, elle, d’une indéniable actualité !
Les analyses vieillissent, pas
la vision !
Schumpeter l’avait montré d’une façon magistrale : en amont des
théories économiques et sociales, il y a nécessairement des visions de
l’économie et de la société et, paradoxalement, c’est grâce à celles-ci, qui
sont idéologiques presque par définition, que les théories scientifiques se
renouvellent. Or, les grandes visions qui révolutionnent la science sociale, en
jetant une lumière nouvelle sur les phénomènes étudiés, en suscitant de
nouvelles interrogations, en élaborant de nouvelles problématiques et donc de
nouvelles analyses, ne sont pas nombreuses. En économie, on en compte trois,
pas plus, dont celle du fondateur (Adam Smith) et celle de Marx.
Or, si la vision de Smith se construit autour de la métaphore de la main invisible, évoquant ainsi une
société harmonieuse, car capable d’autorégulation, où la libre poursuite par
les individus de leurs intérêts particuliers conduit, sans qu’ils le veuillent
ni le sachent, à la réalisation de l’intérêt général, grâce aux mécanismes du
marché libre et concurrentiel, la seconde, celle de Marx, jette sur la société
un regard radicalement différent, évoquant plutôt classes sociales, conflits,
crises et mouvement ! C’est ce regard nouveau sur l’économie et la société
du capitalisme, plus que les prophéties (qui peuvent s’avérer erronées) ou les
analyses (qui sont réfutables), qui garde aujourd’hui encore toute sa fraicheur
et son utilité pour comprendre le monde dans lequel nous vivons. Quels sont les
principaux éléments de cette vision ? Quelles sont les principales leçons
de Marx que le penseur du fait social doit faire siennes ?
D’abord, et contrairement à ce que croyaient ses prédécesseurs dans le
champ de l’économie, Marx nous enseigne que la société et ses
« lois » ont un caractère historique et que, partant, aucun rapport
économique ou social ne peut se prévaloir d’un caractère naturel et d’une
quelconque fatalité. Surtout quand il s’agit de rapports de domination d’une
classe sur une autre ou d’exploitation d’une classe par une autre. Dès lors,
toute organisation économique et sociale est par définition éphémère et
transitoire. Il ne peut y avoir de ce point de vue d’organisation éternelle et
universelle de la société.
Ensuite, Marx nous montre que « L’histoire de toute société
jusqu’à nos jours est l’histoire de la lutte des classes »[2].
Ce par quoi il faut comprendre non pas que la société est dans un état de
guerre et d’affrontement permanents derrière les barricades, mais plutôt qu’elle
est structurée par un conflit entre les classes autour du partage de la
richesse sociale qu’elles contribuent chacune de son côté à créer. La part de
l’une ne pouvant augmenter qu’aux dépens de celle de l’autre, le rapport entre elles est
inévitablement conflictuel, antagonique. Mieux, c’est ce conflit qui est à
l’origine des changements technologiques, organisationnels et institutionnels
au sein d’une société.
Enfin, étant donné que toute société est structurée par ce conflit
fondamental, et que tout analyste de la société y occupe une position
déterminée, son regard sur celle-ci est nécessairement influencé, voire modelé,
par sa position sociale et ce, d’une manière involontaire, inconsciente. Ainsi
que le souligne Schumpeter encore une fois, 50 ans avant que Freud n’identifie
l’inconscient, cette découverte de l’intrusion de l’idéologie dans la science
sociale est de tout premier ordre ! Marx, en tout cas, le voit dès le
milieu du 19ème siècle d’une manière pénétrante quand il dit à
propos des fondateurs de l’économie politique classique, Adam Smith et David
Ricardo, que ce sont certes des économistes scientifiques, mais qu’ils
demeurent des économistes bourgeois…
Nul analyste sérieux des phénomènes économiques, sociaux ou politiques
ne peut aujourd’hui être en deçà de ces percées théoriques de Marx. Surtout,
ceux d’entre eux qui ne se complaisent pas dans la pensée de l’équilibre
(économique) ou de l’harmonie et/ou la reproduction (sociales) et qui
appréhendent, au contraire, le monde social comme étant en perpétuel mouvement
générant ainsi déséquilibres et crises au bout desquels il y a un changement
historique.
Certes, Marx est le fils de son siècle positiviste et scientiste et il
a porté cette ambition excessive de vouloir fonder une science de l’histoire à
l’image des sciences de la nature. Certes, il a regardé le monde à partir de
l’aire culturelle occidentale, montrant un certain mépris pour les Slaves et
analysant les sociétés non européennes par le biais du concept de mode de
production asiatique, considéré comme
un blocage de l’histoire, et que de ce point de vue il n’échappe pas au prisme eurocentriste.
Mais Marx demeure nôtre, nous peuples du Tiers Monde, non seulement parce qu’il
est par excellence le penseur de l’histoire, mais parce qu’il a, comme nous,
été la proie de l’obsession du retard historique et des modalités de son
rattrapage. Tant que nous accuserons ce retard historique, tant que nous nous
battrons pour le rattraper, tant que nous lutterons pour réduire les inégalités
au sein des sociétés et entre les nations, la vision marxiste du monde
demeurera un bon guide, une bonne arme (de la pensée) et, surtout, quand il
s’agit de penser un moment révolutionnaire, comme c’est le cas aujourd’hui en
Tunisie et dans d’autres pays de la région.
Baccar Gherib
Attariq Aljadid, le 23 mars 2013
[1]
On connaît la célèbre
présentation par Lénine de l’œuvre de Marx, qui la saisit à la fois comme la
synthèse et le dépassement du meilleur de la pensée européenne de son
temps : la philosophie allemande, l’économie politique anglaise et le
socialisme français !
[2] Phrase célèbre qui inaugure Le Manifeste Communiste.
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