La
question de l’organisation de la gauche tunisienne fait débat. Et ce
débat fait rage. En effet, il ne se passe pas une semaine sans que ne
paraisse un article, une contribution ou une réflexion là-dessus. Untel
qui rêve de la construction du « Grand Parti de la Gauche », tel autre,
plus réaliste, qui appelle au regroupement de toutes les formations de
la gauche au sein d’un front. Chacun y va de son couplet sur le type
d’organisation à même de renforcer la gauche, de lui permettre d’occuper
une meilleure place sur l’échiquier politique. Ces initiatives sont
louables. Elles dénotent d’une envie de sortir de la situation actuelle
de faiblesse, mais, surtout, elles sont révélatrices d’un malaise, d’une
frustration et d’une prise de conscience d’un problème. Toutefois,
celle-ci demeure superficielle : l’état d’incapacité politique de la
gauche tunisienne aujourd’hui ne tient pas tant à des défauts
d’organisation. Il est plus profond, car il tient, nous semble-t-il, à
l’absence de vision et, donc, de projet pour la société tunisienne.
Mais quelle est, d’abord, la position de la gauche sur la scène politique tunisienne ? Elle n’est pas fameuse ! Au sortir des dernières élections législatives, et malgré un mode de scrutin censé disperser la représentation des citoyens, nous nous trouvons avec une claire bipolarisation politique autour de deux grands partis, deux grands courants de la société, opposés essentiellement sur le modèle sociétal : conservateur contre réformiste. Très loin derrière ces deux mastodontes, la gauche arrive avec une quinzaine d’élus obtenus grâce aux plus forts restes. Ce qui montre clairement qu’elle n’est pas enracinée dans la société tunisienne et que son électorat se limite essentiellement à des élites urbaines. Et on ne peut pas, dans ce cas, parler de troisième force, car on n’a pas perçu de capacité ou d’efficacité politique venant de ce groupe parlementaire, qui se cantonne jusqu’ici dans le registre qu’il maîtrise le mieux, celui de la contestation. Autrement dit, il ne pèse pas sur les choix.
Cependant, l’échec de la gauche ne réside pas seulement dans son faible score électoral, mais plus fondamentalement dans la disparition de la question sociale de l’horizon du débat politique, quatre ans après une révolution au puissant souffle social, éclipsée qu’elle est par les questions constitutionnelles d’abord, politiques, ensuite ! Cette incapacité à saisir la chance historique de la révolution et à produire une offre politique correspondant aux attentes et revendications exprimées par le moment du 17 décembre – 14 janvier, ni à porter de façon cohérente et convaincante la question sociale est sans doute le plus grand échec de la gauche tunisienne. Or, cette incapacité à porter la question sociale nous donne pour ainsi dire une gauche boiteuse : prompte à se battre sur les questions culturelles et sociétales, contre les courants conservateur et rétrograde, mais timorée voire démunie sur le champ social, face à l’adversaire libéral, qui n’est ainsi nullement inquiété. Plus grave, elle rend la gauche inaudible par les classes populaires, son électorat naturel.
Bien évidemment, une telle faille dans l’offre politique de la gauche n’est pas voulue. Elle tient à l’absence d’une vision économique et sociale cohérente et globale, ainsi qu’il est apparu dans ses programmes, qui représentaient plus un assemblage de mesures qu’une réponse structurée à une problématique économique et sociale clairement énoncée. Or, autant l’absence d’une telle vision ne porte pas à conséquence pour les partis de droite, visant en fin de compte à conserver le statu quo économique et social, autant elle est préjudiciable pour qui se veut porteur d’une alternative à cet état des choses. D’où l’urgence d’une réflexion théorique et globale sur l’économie et la société tunisienne comme préalable à l’élaboration d’un projet en faveur des dominés et des exploités par le système actuel, apte à être décliné, dans un deuxième temps, sous la forme d’un programme.
Nous pensons ici à une réflexion du type de celle élaborée par Gramsci et Togliatti pour le Congrès du Parti Communiste Italien (PCI) à Lyon en 1926 dans les célèbres Thèses de Lyon, qui représentent, selon Raul Mordenti, le vrai document de refondation du PCI. Car il donne à voir, pour la première fois, une analyse spécifique, originale, créative de la situation italienne[1]. Y sont posées, en effet, des questions fondamentales : Qu’est-ce que l’Italie ? Quel type de capitalisme abrite-t-elle ? … Quelles sont les forces qui y agissent ? Quelle est la stratégie de la bourgeoisie ? Comment agissent les ouvriers ? Qui sont leurs alliés possibles ? … Quel rapport existe-t-il entre la lutte pour le communisme et la lutte pour la démocratie ? Pour déboucher ensuite sur la question de l’organisation du Parti, de ses rapports avec le syndicat et avec les Conseils ouvriers…
Cet effort d’accompagnement théorique est encore plus nécessaire durant les phases de transition, ainsi que le rappelle encore une fois Gramsci : « Voilà pourquoi le problème de l’identité de la théorie et de la pratique se pose surtout dans certaines périodes historiques, dites de transition, c’est-à-dire au mouvement de transformation plus rapide, quand les forces pratiques déchainées exigent une justification réelle pour avoir plus d’efficacité et d’expansion ou que se multiplient les programmes théoriques qui demandent eux aussi à être justifiés de façon réaliste dans la mesure où ils démontrent qu’ils sont assimilables à des mouvements pratiques qui ne deviennent plus pratiques et plus réels que de cette façon » (C15, §22). Hélas, il est patent que la gauche tunisienne n’a pas su accompagner théoriquement le déchainement des forces pratiques dans le pays. Mais, mieux vaut tard que jamais ! Il est urgent que les formations se revendiquant de la gauche s’attèlent d’urgence à ce travail théorique, pour affronter, ensuite, les questions d’organisationet de stratégie. Bien évidemment, cette réflexion doit être spécifiquement tunisienne et ne pas être importée ou puisée dans d’autres expériences et d’autres réalités aussi intéressantes soient-elles…
La période de l’autoritarisme a bercé les militants de la gauche tunisienne dans de douces illusions. Elle leur a fait croire qu’ils représentaient véritablement le peuple tunisien et que dès que s’imposera la démocratie, ils remporteraient les élections et dirigeraient le pays. Mais la démocratie les a mis à nu. Elle a dévoilé leurs limites, qu’ils viennent de la gauche démocratique (issue du PCT) ou de la gauche révolutionnaire (issue du GEAST), en leur montrant qu’ils sont bien loin de représenter un courant ancré dans la société à l’instar des courants conservateur et réformiste et qu’il y a bien du pain sur la planche pour pouvoir arracher une place respectable sur l’échiquier politique tunisien, pour faire partie du jeu et ne pas rester en dehors… Mais cela nécessite un grand travail de refondation, qui commence nécessairement par une importante réflexion théorique. La question de l’organisation pourra alors prendre la place qui est la sienne. En temps voulu.
Baccar Gherib
Attariq Aljadid, 30 mai 2015
Mais quelle est, d’abord, la position de la gauche sur la scène politique tunisienne ? Elle n’est pas fameuse ! Au sortir des dernières élections législatives, et malgré un mode de scrutin censé disperser la représentation des citoyens, nous nous trouvons avec une claire bipolarisation politique autour de deux grands partis, deux grands courants de la société, opposés essentiellement sur le modèle sociétal : conservateur contre réformiste. Très loin derrière ces deux mastodontes, la gauche arrive avec une quinzaine d’élus obtenus grâce aux plus forts restes. Ce qui montre clairement qu’elle n’est pas enracinée dans la société tunisienne et que son électorat se limite essentiellement à des élites urbaines. Et on ne peut pas, dans ce cas, parler de troisième force, car on n’a pas perçu de capacité ou d’efficacité politique venant de ce groupe parlementaire, qui se cantonne jusqu’ici dans le registre qu’il maîtrise le mieux, celui de la contestation. Autrement dit, il ne pèse pas sur les choix.
Cependant, l’échec de la gauche ne réside pas seulement dans son faible score électoral, mais plus fondamentalement dans la disparition de la question sociale de l’horizon du débat politique, quatre ans après une révolution au puissant souffle social, éclipsée qu’elle est par les questions constitutionnelles d’abord, politiques, ensuite ! Cette incapacité à saisir la chance historique de la révolution et à produire une offre politique correspondant aux attentes et revendications exprimées par le moment du 17 décembre – 14 janvier, ni à porter de façon cohérente et convaincante la question sociale est sans doute le plus grand échec de la gauche tunisienne. Or, cette incapacité à porter la question sociale nous donne pour ainsi dire une gauche boiteuse : prompte à se battre sur les questions culturelles et sociétales, contre les courants conservateur et rétrograde, mais timorée voire démunie sur le champ social, face à l’adversaire libéral, qui n’est ainsi nullement inquiété. Plus grave, elle rend la gauche inaudible par les classes populaires, son électorat naturel.
Bien évidemment, une telle faille dans l’offre politique de la gauche n’est pas voulue. Elle tient à l’absence d’une vision économique et sociale cohérente et globale, ainsi qu’il est apparu dans ses programmes, qui représentaient plus un assemblage de mesures qu’une réponse structurée à une problématique économique et sociale clairement énoncée. Or, autant l’absence d’une telle vision ne porte pas à conséquence pour les partis de droite, visant en fin de compte à conserver le statu quo économique et social, autant elle est préjudiciable pour qui se veut porteur d’une alternative à cet état des choses. D’où l’urgence d’une réflexion théorique et globale sur l’économie et la société tunisienne comme préalable à l’élaboration d’un projet en faveur des dominés et des exploités par le système actuel, apte à être décliné, dans un deuxième temps, sous la forme d’un programme.
Nous pensons ici à une réflexion du type de celle élaborée par Gramsci et Togliatti pour le Congrès du Parti Communiste Italien (PCI) à Lyon en 1926 dans les célèbres Thèses de Lyon, qui représentent, selon Raul Mordenti, le vrai document de refondation du PCI. Car il donne à voir, pour la première fois, une analyse spécifique, originale, créative de la situation italienne[1]. Y sont posées, en effet, des questions fondamentales : Qu’est-ce que l’Italie ? Quel type de capitalisme abrite-t-elle ? … Quelles sont les forces qui y agissent ? Quelle est la stratégie de la bourgeoisie ? Comment agissent les ouvriers ? Qui sont leurs alliés possibles ? … Quel rapport existe-t-il entre la lutte pour le communisme et la lutte pour la démocratie ? Pour déboucher ensuite sur la question de l’organisation du Parti, de ses rapports avec le syndicat et avec les Conseils ouvriers…
Cet effort d’accompagnement théorique est encore plus nécessaire durant les phases de transition, ainsi que le rappelle encore une fois Gramsci : « Voilà pourquoi le problème de l’identité de la théorie et de la pratique se pose surtout dans certaines périodes historiques, dites de transition, c’est-à-dire au mouvement de transformation plus rapide, quand les forces pratiques déchainées exigent une justification réelle pour avoir plus d’efficacité et d’expansion ou que se multiplient les programmes théoriques qui demandent eux aussi à être justifiés de façon réaliste dans la mesure où ils démontrent qu’ils sont assimilables à des mouvements pratiques qui ne deviennent plus pratiques et plus réels que de cette façon » (C15, §22). Hélas, il est patent que la gauche tunisienne n’a pas su accompagner théoriquement le déchainement des forces pratiques dans le pays. Mais, mieux vaut tard que jamais ! Il est urgent que les formations se revendiquant de la gauche s’attèlent d’urgence à ce travail théorique, pour affronter, ensuite, les questions d’organisationet de stratégie. Bien évidemment, cette réflexion doit être spécifiquement tunisienne et ne pas être importée ou puisée dans d’autres expériences et d’autres réalités aussi intéressantes soient-elles…
La période de l’autoritarisme a bercé les militants de la gauche tunisienne dans de douces illusions. Elle leur a fait croire qu’ils représentaient véritablement le peuple tunisien et que dès que s’imposera la démocratie, ils remporteraient les élections et dirigeraient le pays. Mais la démocratie les a mis à nu. Elle a dévoilé leurs limites, qu’ils viennent de la gauche démocratique (issue du PCT) ou de la gauche révolutionnaire (issue du GEAST), en leur montrant qu’ils sont bien loin de représenter un courant ancré dans la société à l’instar des courants conservateur et réformiste et qu’il y a bien du pain sur la planche pour pouvoir arracher une place respectable sur l’échiquier politique tunisien, pour faire partie du jeu et ne pas rester en dehors… Mais cela nécessite un grand travail de refondation, qui commence nécessairement par une importante réflexion théorique. La question de l’organisation pourra alors prendre la place qui est la sienne. En temps voulu.
Baccar Gherib
Attariq Aljadid, 30 mai 2015
(1) Raul Mordenti, in Seminario su Gramsci, Edizioni Punto Rosso, 2010, p27.
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