mercredi 9 janvier 2013

Le Bassin minier, la Révolution et la Troïka



Le refus exprimé par l’Assemblée Nationale Constituante de considérer les martyrs et les blessés du soulèvement du Bassin Minier de Gafsa durant les six premiers mois de l’année 2008 comme faisant partie des martyrs et des blessés de la Révolution tunisienne n’est pas une petite question de détail. Il est loin de comporter juste une injustice faite à quelques individus et à leurs familles, ainsi exclus de leur droit à un dédommagement et à une reconnaissance légitimes, et il ne se limite pas à une simple question « technique » qu’il faudrait abandonner aux débats académiques des futurs historiens de la Révolution. Ce refus trahit fondamentalement l’incompréhension – consciente ou inconsciente, voulue ou non voulue –  par le « gouvernement légal » du sens réel de la Révolution et explique non seulement ses errements actuels, deux ans après la chute de l’ancien régime et un an après qu’il se soit installé aux commandes, mais aussi le malaise profond qui étreint le pays, notamment dans ses régions de l’intérieur. Mais, pour être à même de statuer sur la question et d’établir si la révolte du Bassin minier peut être considérée comme aux sources de notre Révolution, il est nécessaire de revenir à cet épisode héroïque de notre histoire récente et d’en rappeler les principaux faits à ceux qui n’étaient pas alors physiquement et/ou politiquement présents.
En effet, l’hiver 2008 voit le déclenchement dans les villes de Redeyef, Mdhilla, Metlaoui et Omm Laarayess, d’un formidable mouvement social contestant le système clientéliste et népotique régissant l’attribution des emplois dans la compagnie des phosphates, principal employeur de la région. Il se poursuivra plusieurs semaines durant sur fond de revendications d’emploi, de développement, bref de dignité, tout en se muant en une véritable contestation sociale, certes, mais aussi politique, de la dictature. Ce mouvement qui tiendra un siège de six mois, donnera, à la suite d’un procès inique, ses prisonniers politiques à la contestation de la dictature, mais aussi ses premiers martyrs, dont Hafnaoui Maghzaoui, célébré par une émouvante chanson de Badiâa Bouhrizi. Certes, grâce à la répression et à l’instrumentalisation de la justice, la révolte semblait avoir été matée par la dictature et endiguée. Mais ce n’était là que l’apparence des choses. Car cette révolte inédite a réussi le plus dur : casser le mur de la peur chez les Tunisiens ! Mieux, elle a élaboré les mots et les slogans qui ont formulé les revendications en termes de droit au travail et à la dignité, tout en contestant le système mafieux mis en œuvre par le régime déchu. Elle a surtout insufflé son esprit suscitant des révoltes similaires, de proche en proche, à quelques mois d’intervalle les unes des autres, d’abord à Feriana, puis à Skhira et, l’été 2010, à Ben Guerdane, et, enfin, l’hiver de la même année, à … Sidi Bouzid où, cette fois, elle réussira à s’étendre et, ce faisant, aura été à l’origine de la chute du régime de Ben Ali !
Toutefois, en s’étendant pour atteindre Sfax puis Tunis, la révolte a vu la mutation de ses principaux slogans, passant du célèbre « Le travail est un droit, bande de voleurs ! » scandé dans les rues de Rgueb et Menzel Bouzaiene au très parlant mais plus limité politiquement « Dégage ! » de l’avenue Bourguiba. Certes, il n’est pas opportun d’opposer le 17 décembre au 14 janvier, comme s’ingénient à le faire certains « purs et durs », car ce furent là deux moments nécessaires et complémentaires sans lesquels la Révolution n’aurait pas abouti, le « dégage ! » symbolisant finalement l’unité des Tunisiens dans la revendication du départ de Ben Ali et de sa famille. Mais il n’en demeure pas moins que dans sa migration des régions de l’intérieur vers Sfax et Tunis, la contestation du régime déchu s’est délestée de son contenu social voire territorial ! Sauf que ce qui est à l’origine de notre Révolution, ce qui lui donne son sens profond, demeurent les questions de justice sociale et territoriale et, à travers elles, de dignité, soulevées par les régions défavorisées, qui ont au demeurant payé le plus lourd tribut à la libération du peuple tunisien du joug de la dictature.
Dès lors, la compréhension de la portée de la Révolution et l’identification de ses principales revendications différent selon qu’on l’appréhende à travers le moment de son déclenchement ou celui de son couronnement. Ce dernier limitant clairement la Révolution à la fin de la dictature mafieuse du système de Ben Ali et, donc, à un simple remplacement des anciennes élites gouvernantes par de nouvelles à la faveur, il est vrai, des premières élections libres et transparentes du pays. Or, cette lecture semble être précisément celle du pouvoir actuel, qui paraît incapable de saisir et d’assimiler le contenu social et territorial de la Révolution.
En effet, cette lecture réductrice de la Révolution par la Troïka est apparue d’abord politiquement, quand ses composantes ont préféré jouer les élections sur le terrain de la question identitaire aux dépens de la question économique et sociale. Elle est apparue ensuite objectivement, sur le terrain, avec la permanence du malaise voire de la colère dans les régions de l’intérieur, où les mouvements sociaux réclamant emploi et développement se succèdent avec parfois, comme à Siliana, des dénouements dramatiques, et sonnent à chaque fois comme autant de piqûres de rappel. Elle apparaît, aujourd’hui enfin, symboliquement, avec l’exclusion des blessés et martyrs du Bassin minier du statut de « blessés et martyrs de la Révolution », comme pour mieux évacuer les revendications légitimes des régions défavorisées de l’intérieur.
Ainsi, cette exclusion n’est en fin de compte pas due au hasard. Elle a, au contraire, une cause profonde qui gît dans cette lecture étriquée de la Révolution, limitée à l’exclusion de l’ancien pouvoir et de ses hommes de la sphère politique et citoyenne. Il est en effet pour le moins symptomatique que le président du principal parti au pouvoir consacre comme « Conscience de la Révolution », ses propres « Ligues de Protection de la Révolution » dont la vocation serait de traquer, de « purifier » et soi-disant d’interdire le retour aux commandes des hommes du passé. Tandis que ceux-là même qui ont été à l’origine de la Révolution, qui lui ont donné ses mots d’ordre, ses militants et ses martyrs, apparaissent à ses yeux comme des contre-révolutionnaires, parce que, en le contestant, ils lui rappellent chaque jour qu’il ne suffit pas d’être légal, mais qu’il faut aussi accéder à la légitimité. Or, celle-ci ne se gagne pas seulement dans les urnes, mais surtout par des réalisations concrètes en faveur des régions sinistrées de l’intérieur ou, au moins, en montrant un minimum de volonté politique dans ce sens !
Retrancher l’épisode de la révolte de 2008 de la dynamique de notre Révolution serait, pour cela, doublement fautif. D’abord, parce que ceci signifie ignorer la contribution fondatrice des militants et de la population du Bassin minier à la chute de l’ancien régime. Ensuite, et surtout, parce que ceci équivaut à passer à côté du sens de la Révolution et de ses principales revendications et donc à éterniser le malaise et la colère des populations de l’intérieur. De ce point de vue, la réhabilitation de la révolte du Bassin minier s’avère impérative non seulement pour l’équité de la mémoire, mais aussi pour la bonne marche de notre transition démocratique.
Baccar Gherib
La Presse, le 4 janvier 201

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