dimanche 25 janvier 2015

De l’indigence politique du gauchisme ; Les ressorts d’un non choix




Il est un phénomène qui est apparu à la faveur du deuxième tour des élections présidentielles et qui n’a pas reçu, nous semble-t-il, toute l’attention qu’il mérite, en ce qu’il est symptomatique d’une manière de faire – ou plutôt de ne pas faire – de la politique pour une certaine composante de la gauche tunisienne. Il s’agit des lamentations, des interrogations et des hésitations quant à opter pour l’un des deux termes de l’alternative, quant au candidat à soutenir : Beji Caïd Essebsi ou Moncef Marzouki. Car, ces hésitations, voire ces blocages, qui ont traversé certaines mouvances de la gauche et qui ont notamment été couronnés par le non choix exprimé dans la position officielle de la Jabha sont loin d’être anecdotiques : ils trahissent des problèmes plus profonds ressortissant d’abord aux difficultés du passage de l’idéologie à la politique, ensuite, au déficit de l’analyse historique et, enfin, à l’incompréhension de la nature du processus révolutionnaire.

Du puritanisme
Il est clair en effet que, sommée de choisir entre les deux candidats, cette gauche trouve d’énormes difficultés à se libérer de son discours idéologique, où elle puise son identité profonde, qui renvoie dos à dos islamistes et destouriens, considérés comme les deux faces d’une même médaille et également assimilés à deux droites, deux conservatismes, voire deux réactions, ainsi que nous le rappelle un vieux slogan issu des milieux estudiantins des années 1980, revenu en force ces derniers temps[1].D’où ses tergiversations, son refus de « choisir entre la peste et le choléra » et, finalement, son argumentation en faveur du vote blanc. Qui ne reconnaît là les symptômes d’un gauchisme et d’un puritanisme si justement critiqués par Lénine, il y a presque un siècle ? Qui ne voit là un refus d’accepter la réalité politique telle qu’elle s’est présentée, et donc, d’une certaine manière, son déni ? Et une propension à appréhender le monde tel qu’il devrait être et non pas tel qu’il est ? Ou alors est-ce la manifestation d’une caractéristique du gauchisme « qui prend naïvement la ‘négation’ subjective d’une institution réactionnaire pour sa destruction effective »[2] ? Ainsi, cette gauche n’a pas été capable d’opérer le passage de l’idéologique au politique, qui nous oblige, pour reprendre la formule de Lénine, à affronter « de manière concrète une question concrète ». Elle n’a pu, par conséquent, affronter la question posée en termes d’option pour le « moindre mal » ou du choix du terrain des batailles futures.

Du défaut de perspective historique
Or, pour pouvoir raisonner en termes de « moindre mal » ou, mieux, de choix du terrain des batailles futures, encore eût-il fallu être doté d’une vision historique du problème politique posé, d’une capacité à contextualiser historiquement les élections et leurs enjeux. Mais ceci faisait hélas cruellement défaut. Le gauchisme n’a pu départager les deux camps en présence : celui qui est franchement pour une sécularisation du droit et de la société, qui accepte l’universalité des droits de l’homme et du citoyen, qui croit à l’Etat tunisien et à ses institutions, qui respecte les grandes organisations nationales, de celui qui, acceptant toutes ces notions du bout des lèvres, est prompt à les remettre en question en invoquant à tout moment la primauté de la question identitaire et à maintenir celle-ci, telle une épée de Damoclès, comme une menace éternelle sur ces acquis. Le gauchisme n’a pu situer historiquement ces deux adversaires pour identifier lequel incarnait une étape plus avancée par rapport à l’autre, lequel il fallait préférer à l’autre, même comme un moindre mal.
Ce défaut de perspective historique est d’autant moins compréhensible et d’autant moins admissible que cette gauche se revendique du marxisme. En effet, la mise en perspective historique des luttes politiques, économiques et idéologiques est sans doute la principale caractéristique de l’analyse marxiste, sa principale boussole, sa principale qualité ! Elle représente l’instrument clé qui clarifie la situation et l’enjeu des luttes politiques, y compris celles où le mouvement ouvrier n’est pas directement impliqué, celles se déroulant entre deux adversaires de sa cause. Elle permet ainsi d’échapper à l’indécision ou à l’indifférence, en facilitant l’identification de l’adversaire dont la victoire lui serait la plus favorable. Faut-il rappeler, à cet égard, que Marx a vivement critiqué Lassalle en 1862 quand celui-ci écrivit que la guerre de sécession était « une chose absolument sans intérêt », au motif que les nordistes eux-mêmes se limitaient à agiter une idée négative comme la liberté individuelle. Mieux, il rédigea lui-même, au nom de l’Internationale, le message de félicitations adressé à Abraham Lincoln, à l’occasion de sa réélection en 1865. Il y écrivit notamment : « Depuis le début de la lutte titanesque qui se combattait en Amérique, les travailleurs d’Europe ont senti instinctivement qu’au drapeau étoilé (de l’Union) était lié le sort de leur classe (…) Ils se sont rendu compte que le grand conflit sur l’autre rive de l’Atlantique mettait en jeu, en même temps que les espérances du futur, les conquêtes obtenues dans le passé »[3].

De l’incompréhension du processus révolutionnaire
Prendre conscience que le deuxième tour des présidentielles mettait en jeu, en même temps que les espérances du futur, les conquêtes obtenues dans le passé, et fonder sa position politique là-dessus, semble une approche si pertinente et à la limite si évidente, pour dépasser l’indifférence ou l’indécision, que l’on se demande pourquoi une certaine gauche ne l’a pas adoptée. Cette question est fondamentale. Car elle va nous diriger directement sur les limites de la perception gauchiste de la révolution et de la manière de la poursuivre, de réaliser ses objectifs.
Il existe, en effet, une perception de la révolution, non pas comme un rejet des reniements, des déviations, des dysfonctionnements et des limites du système économique, social, politique et culturel issu de l’Etat de l’indépendance,( que l’on date le début de cette involution de 1987 ou 1981 ou 1978 ou 1975 ou 1971), mais comme le rejet total de tout ce qui a été réalisé à partir de l’indépendance. Et, par là, ce rejet total et radical du passé rend difficile voire suspect tout positionnement basé sur l’identification des acquis de l’ancien régime sur lesquels continuer à construire pour réaliser les objectifs de la révolution. C’est cette perception que le gauchisme a sans doute fait sienne, car elle cadre bien avec son positionnement idéologique qui renvoie dos à dos les élites modernistes de l’indépendance et leurs adversaires traditionalistes, comme deux droites, comme les deux faces d’une même médaille.
Or à ce niveau aussi, cette gauche se trouve en porte-à-faux avec les principaux enseignements du marxisme et notamment avec les principales théories marxistes de la révolution. Celles-ci rejettent, en effet, toutes les tendances « révolutionnaires » appelant à faire du passé table et qui perçoivent le futur tout simplement comme un « présent renversé », selon la formule de Gramsci, qui souligne à cet égard que « le progrès est dialectique de conservation et d’innovation et que l’innovation conserve le passé en le dépassant »[4]. Le même enseignement est délivré, peu avant, par Lénine s’adressant aux gauchistes, quand il leur rappelle que : « Nous pouvons (et devons) commencer à construire le socialisme, non pas avec du matériel humain imaginaire ou que nous aurions spécialement formé à cet effet, mais avec ce que nous a légué le capitalisme. Cela est très ‘difficile’, certes, mais toute autre façon d’aborder le problème est si peu sérieuse qu’elle ne vaut même pas qu’on en parle »[5].
Dès lors, c’est pour toutes ces raisons qu’une certaine gauche s’est trouvée politiquement hors sujet à l’occasion des dernières élections présidentielles, sur lesquelles elle n’a pas pu peser et desquelles elle s’est pour ainsi dire auto exclue. Et tant que persisteront cette emprise du puritanisme, ce défaut d’analyse historique et cette approche erronée du processus révolutionnaire, des rendez-vous manqués avec l’histoire du pays auront lieu de nouveau. Ainsi, la gauche tunisienne doit impérativement dépasser le gauchisme (qui est ici, hélas, loin d’être une simple maladie infantile) qui la plombe et qui la paralyse politiquement. Car on n’a jamais eu autant besoin d’une gauche qui sache mettre la main à la pâte, participer à la reconstruction du pays et pousser à la réalisation des objectifs de la révolution.

Baccar Gherib
Attariq Aljadid, 10 janvier 2015


[1] Sohqan sohqan lil-rij’iya ! Dsetra wa khwanjiya ! (A bas la réaction, destouriens et islamistes)
[2] Lénine, La maladie infantile du communisme – Le gauchisme.
[3] Marx Engels Works, volume 16, pp 18-19.
[4] Antonio Gramsci, Cahiers de Prison.
[5] Lénine, op cit.

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