Le Président de la République vient de présenter officiellement devant le Conseil constitutionnel sa candidature à l’élection présidentielle. M. Zine El Abidine Ben Ali brigue un cinquième mandat consécutif, après vingt-deux ans à la tête du pouvoir. Personne (ou presque) n’aurait parié sur une telle longévité politique : l’esprit et la lettre de la Déclaration du 7 novembre 1987 annonçaient une rupture avec le Bourguibisme et la culture du Parti destourien, en mettant fin à la présidence à vie et en limitant le nombre de mandats du Président de la République. Mais en 2002, un amendement constitutionnel a permis au régime de renouer avec cette ère où la Constitution et les institutions se confondaient avec la personne du Président.
Les festivités qui ont entouré l’événement du 26 août dernier au siège du Conseil constitutionnel nous rappellent cette différence fondamentale entre les régimes démocratiques et les régimes autoritaires : dans la première catégorie, les institutions n’appartiennent pas aux partis politiques, encore moins aux leaders qui exercent le pouvoir : Elles appartiennent aux citoyens et aux citoyennes. Dans la deuxième catégorie, c’est tout à fait l’inverse. Ainsi, prononcer un discours de pré-campagne au siège du Conseil constitutionnel devant les militants de son propre parti rassemblés et mobilisés pour l’occasion contredit justement l’esprit démocratique et républicain que l’on prétend impulser et incarner à travers les institutions. Cet épisode nous fournit la preuve que le régime politique tunisien n’est même pas une démocratie en devenir, comme aiment le décrire ses partisans. Une vraie culture de l’Etat de droit et des institutions est une culture qui renforce chez chaque citoyen le sentiment d’appropriation des institutions. C’est ce sentiment d’appropriation qui donne à celles-ci leur légitimité et leur force et qui fait que chaque citoyen soit fier de sa justice et de ses tribunaux, de son Parlement et de ses chambres – si elles sont démocratiquement élues, bien sûr – de son gouvernement, de sa presse et de son administration, indépendamment de la couleur politique et des convictions qu’il porte.
Il semblerait que la logique du pouvoir et de sa personnalisation dans notre pays soit placée au-dessus des institutions depuis longtemps, et que l’appropriation des institutions soit limitée aux supporters du régime et du RCD. Mais peut-être que de telles pratiques se justifieraient par le « consensus large » dont jouirait le Président et que M. Borhane Bessaies se plaît à nous rappeler à chaque fois qu’il prend la plume pour défendre le régime (Voir, par exemple, Assabah du 28/08/09). Mais dans ce cas-là, à supposer que M. Zine El Abidine Ben Ali dispose d’une légitimité forte et d’un large consensus au sein de la population tunisienne, (ce qui serait probablement vrai, et nous souhaitons justement avoir la possibilité de mesurer cette popularité à travers des élections libres et transparentes) – rien ne l’autorise à s’affranchir du principe de la séparation des pouvoirs, en transformant en plus le Conseil constitutionnel en une tribune de campagne. Ni la Cour suprême aux Etats-Unis, pays dans lequel la constitutionnalité des lois s’exerce par voie d’exception devant les tribunaux, ni le Conseil constitutionnel en France n’offrent une tribune au chef de l’exécutif : ces institutions indépendantes ne sont la propriété d’aucun parti et d’aucun homme ou femme politique.
Que penser alors de l’exemple tunisien ? Un président candidat à sa propre succession qui prononce un discours du balcon du Conseil constitutionnel pour remercier ses supporters, venus en masse exprimer « leur joie et leur gratitude » à « celui qui a accepté de se présenter pour un mandat supplémentaire afin de servir le pays », est-ce normal ? « On n’est pas à ça près ! », diraient certains observateurs et opposants au régime.
La campagne qui vient de s’accélérer sous nos yeux depuis des semaines n’augure rien de bon : ne faisons pas comme si le paysage politique était en voie de normalisation - chaque candidat se consacrant à faire campagne autour de son projet de société et de son programme électoral - en fermant les yeux sur les obstacles juridiques et matériels qui persistent par-ci, par-là ; comme veulent nous le faire croire les membres du gouvernement et les médias qui lui sont proches (Voir l’article de Houda Saâda, Assabah du 23/08/09), sans oublier les relais diplomatiques et consulaires très actifs au sein de la communauté tunisienne à l’étranger. Or, ni la composition de l’Observatoire pour les élections ni le sort réservé à certaines institutions, encore moins l’accès limité des figures de l’opposition aux médias et aux espaces publics – sans évoquer l’exclusion de Ahmed Néjib Chebbi de l’élection par une loi dont les motivations politiques sont connues de tous – ne semblent indiquer que la Tunisie de 2009 est sur la voie du pluralisme réel !
La démocratie obéit à des exigences universelles et les institutions ont toute leur place dans le développement d’une culture démocratique. Et si spécificités culturelles il y a, ce n’est certainement pas le principe de la neutralité des institutions de l’Etat de droit ni celui de la séparation des pouvoirs qui doivent s’adapter aux pesanteurs du temps et de l’espace. Aurions-nous inventé un modèle de justice constitutionnelle sans qu’on le sache ? Il est difficile de le croire, même si la tentation de présenter toute anomalie ou dérive comme une innovation est consubstantielle à la culture du 7 novembre. Nous savions déjà que les conditions de fonctionnement de la justice constitutionnelle en Tunisie ne garantissaient pas l’indépendance qui sied à une telle institution. Mais nous ne savions pas jusqu’à cette date mémorable du 26 août 2009 que le Conseil constitutionnel pouvait servir de QG de campagne. Le régime n’en finit pas de nous étonner. Et les prochaines semaines nous promettent certainement d’autres surprises.
Mais plus sérieusement, soyons vigilants pour la suite. Ne sous-estimons pas ces pratiques qui contribuent à la dévalorisation des institutions censées servir l’Etat de droit. Les institutions ont besoin d’être renforcées pour acquérir l’autonomie qui leur garantirait la durée nécessaire à la continuité de l’Etat et à sa stabilité, au-delà des personnes et de leurs idéologies. Une vraie réflexion collective doit émerger de cet épisode électoral. Ne ratons pas cette occasion.
Elyes Ghanmi, Bruxelles
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