samedi 26 juin 2010

Entrepreneurs, régionalisme et politique


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Les recherches et les ouvrages sur les classes sociales, les groupes sociaux ou catégories socioprofessionnelles sont, en Tunisie, assez rares. C’est comme si, consciemment ou inconsciemment, on cherchait, même dans le monde académique, à ignorer les divisions, les stratifications et différences sociales, à exorciser le démon des classes et leurs luttes potentielles, en intégrant, indistinctement, l’écrasante majorité de la population tunisienne dans une seule et même classe fourre-tout : la fameuse classe moyenne ! Et c’est pour cette raison qu’on doit saluer toute étude qui se propose d’enrichir notre connaissance de notre propre société, en présentant aux universitaires, mais aussi à un public plus large, les résultats d’une recherche sur un groupe social spécifique. Il s’agit, ici, de l’ouvrage du sociologue Rabah Nabli sur les entrepreneurs tunisiens, paru récemment aux éditions l’Harmattan.

Cette étude a l’ambition de construire l’idéal-type de l’entrepreneur tunisien, à travers des entretiens menés avec plusieurs hommes d’affaires qui ont été invités à répondre à une série de questions se rapportant à la création de leur entreprise, à leur trajectoire, à leur formation, aux relations de travail, à l’entreprise familiale, aux rapports à l’État et à l’Administration, à la mondialisation, à la concurrence et à l’appartenance régionale… Or, si ces entretiens – qui sont autant de témoignages, de trajectoires ou de parcours individuels, de «success-stories»… – représentent une véritable mine d’informations pour qui s’intéresse au patronat tunisien, notamment sur les valeurs que celui-ci porte, la rationalité qu’il incarne et sur ses rapports à la classe dirigeante, il n’en demeure pas moins que les principales thèses que l’auteur a voulu en extraire apparaissent comme scientifiquement légères et, partant, peu convaincantes…

En effet, on reste sur notre faim pour l’essentiel, et ce pour différentes raisons.

D’abord, parce que le livre n’a pas levé une ambiguïté fondamentale: l’émergence difficile d’un acteur social, dont il est fait état dans le titre, est-elle celle d’un groupe social – le patronat – ou bien celle de la figure de l’entrepreneur individuel ? D’autant plus que l’on remarque l’absence d’intérêt pour l’organisation patronale, si ce n’est à travers l’interview de son président en exercice. Ensuite, parce qu’il y a d’évidentes hésitations concernant l’arrière-plan méthodologique de la recherche. Et, enfin, parce que les trois hypothèses énoncées concernant les différents profils de l’entreprenariat tunisien ne sont pas véritablement testées ni, donc, démontrées. Les hésitations méthodologiques et la légèreté conceptuelle ne favorisent nullement, en effet, un traitement théorique rigoureux de la problématique posée.

Une lecture régionaliste de l’entreprenariat tunisien

Ainsi, et même si au bout d’un long passage en revue des principaux courants sociologiques, l’auteur semble pencher pour l’interactionnisme et l’anthropologie économique, dans le sillage des travaux sur l’ethno-industrialisation d’un P. Denieuil, nous retrouvons, dans son texte, plusieurs concepts qui trouvent leurs sources dans d’autres traditions intellectuelles, notamment le marxisme. On y rencontre, par exemple, au détour d’une phrase, les notions d’exploitation, de formation sociale et de classe dominante (à laquelle est opposée la « classe pauvre ») ! Par ailleurs, d’autres concepts sont utilisés sans qu’ils soient définis ni rapportés à la théorie où ils trouvent leur sens : c’est le cas, entre autres, de nouvelle petite bourgeoisie, d’autogestion ou de technostructure.

Néanmoins, et au delà de ces incohérences méthodologiques, ce qui pose vraiment problème dans l’investigation menée par Rabah Nabli sur les figures de l’entrepreneur tunisien, c’est l’absence de distance par rapport à des croyances et des affirmations du sens commun, ou même de préjugés fortement empreints de régionalisme.

Ceci est perceptible dans les trois hypothèses fondamentales qui structurent tout son ouvrage. La première hypothèse stipule que, étant donné certaines spécificités, comme une forte tradition commerciale, la mainmise de la communauté sur l’individu, la force et l’extension du réseau communautaire et l’endogamie…, Sfax et Djerba apparaissent particulièrement génératrices d’initiative privée. La deuxième hypothèse soutient qu’étant donné sa proximité de la classe dirigeante depuis l’indépendance, le Sahel produit un entreprenariat adossé au politique, qui le protège. Il serait, pour cela même, moins compétent que l’entreprenariat sfaxien ou djerbien. La troisième figure de l’entreprenariat serait celle du «Tunisois», qui ne bénéficierait, lui, ni de la complicité du politique, ni du soutien de la communauté ou de la famille. Tunis est, en effet, décrit comme une ville «cosmopolite» (entendre : regroupant des habitants d’origines régionales diverses), largement affectée par la «modernité» et l’«individualisme».

Dès lors, outre le fait que ces trois hypothèses ne sont pas rigoureusement interrogées et mises à l’épreuve, on remarque que l’ouvrage débouche sur un paradoxe intéressant: c’est la sauvegarde d’importants traits de la société traditionnelle dans certaines régions qui serait à l’origine de leur réussite économique. À le suivre, en effet, les sociétés sfaxienne et djerbienne ont réussi à prospérer dans le champ économique parce qu’elles ont pu résister à la destruction sociale et familiale amenée par la modernité et préserver un fort sentiment communautaire. À la limite, on a envie de célébrer l’endogamie qui y a encore cours !

À cette complaisance vis-à-vis de certains traits de la tradition, s’ajoute l’absence de distance critique par rapport à des thématiques régionalistes, comme le mythe de la «sfaxité» ou celui de la lutte ou de l’opposition entre régions. En effet, présentant la société tunisienne, l’auteur n’hésite pas à affirmer: «Le régionalisme est très fort et le Sahel et Sfax en constituent deux pôles diamétralement opposés»!!

À l’image de la distinction marxiste entre classe en soi et classe pour soi, M. Camau et V. Geisser évoquent, à propos de la Tunisie, la distinction régionalisme en soi et régionalisme pour soi… Si la première notion renvoie au développement inégal entre régions – qui est un fait matériel pouvant être expliqué – la deuxième, elle, renvoie à des préjugés et à des pratiques et stratégies collectives visant à défendre les intérêts d’une région par rapport à d’autres, dans une hypothétique concurrence entre régions (1) … L’affirmation citée plus haut renvoie ainsi clairement à un régionalisme pour soi.

Néanmoins, malgré ces incohérences et ces faiblesses dans le traitement de la question de l’entreprenariat tunisien, l’ouvrage recèle un intérêt certain, à travers le corpus de témoignages d’entrepreneurs de tout le pays. Ces entretiens représentent, en effet, une matière première à partir de laquelle on pourrait tirer des enseignements concernant divers positionnements des entrepreneurs, notamment par rapport au pouvoir politique.

L’ambivalence des entrepreneurs par rapport à l’État

En règle générale, les entretiens trahissent chez les entrepreneurs tunisiens un conservatisme certain, voire, parfois, de l’archaïsme. Ainsi, nous y rencontrons souvent des aveux du type : « tous les associés sont de ma famille » ou bien une attitude foncièrement paternaliste vis-à-vis des employés. L’auteur n’hésite pas à parler, à ce niveau et à d’autres, de « mode rural de gestion ».

Mais c’est sur un autre registre que les entretiens donnent au lecteur un éclairage encore plus intéressant : celui du rapport des entrepreneurs à l’État. Ils peuvent ainsi expliquer, dans une certaine mesure, la stagnation, voire le recul de l’investissement privé dont souffre l’économie tunisienne depuis le début des années 2000. Ces rapports apparaissent en fait comme foncièrement ambivalents : on recherche l’impulsion, l’aide et la protection de l’État et, dans le même temps, on conteste et on regrette son interventionnisme, ses abus, voire son instrumentalisation de l’économie.

Ainsi, plusieurs entrepreneurs reconnaissent le rôle fondamental joué par l’État dans l’émergence et le développement du secteur privé durant les années soixante-dix, allant parfois jusqu’à assimiler cette période à un «âge d’or du capitalisme tunisien». Mais ils estiment aussi que l’État reste une «source de nuisances». Or, comme on va le voir, les reproches formulés par les entrepreneurs à l’égard de l’action étatique vont au delà de la condamnation de la simple nuisance. Le jugement des entrepreneurs sur l’action de la classe dirigeante depuis l’indépendance est en effet beaucoup plus sévère: «Les entretiens révèlent que les élites au pouvoir depuis l’indépendance du pays continuent de manipuler l’économie à des fins politiques, cette manipulation casse les ressorts de la croissance et interdit tout processus d’accumulation» (p.185). (2)

Ce qui est remarquable dans ce jugement, qui met le doigt sur les questions clés du clientélisme, du contrôle politique et de l’allégeance, c’est qu’il ne fait pas la distinction entre une phase dirigiste où l’économie aurait été sous la domination du politique et une phase libérale où elle s’en serait libérée. Ainsi, l’un des entrepreneurs interrogés relève-t-il que «L’avènement du PAS (Plan d’Ajustement Structurel) en 86 n’a pas empêché cette tendance à la centralisation de rester telle quelle…» (p.241). L’auteur lui-même en arrive à souligner que : « Loin de mettre en danger les relations anciennes entre le secteur public et le secteur privé, le processus de privatisation et de libéralisation leur a ouvert de nouvelles possibilités de coopération et a, en même temps, procuré au régime de nouvelles occasions de népotisme » (p.235). La lucidité des entrepreneurs tunisiens à propos du lien entre économie et politique explique, en effet, cette terrible sentence de l’un d’eux : «En Tunisie, Socialisme et Libéralisme sont des étiquettes qui n’ont pas de grande signification, puisque c’est le même système de contrôle des individus» qui est toujours à l’œuvre (p.254).

C’est donc la poursuite depuis l’indépendance de cette politique clientéliste à l’égard du patronat et, surtout, son approfondissement récent qui expliqueraient l’actuel climat des affaires en Tunisie. Celui-ci serait à l’origine de divers phénomènes mentionnés par les enquêtés, tels que la «grève de l’investissement», la peur de l’épée de Damoclès de la «répression fiscale», l’évitement de la visibilité à cause de la «vulnérabilité du puissant» ou bien la recherche «d’internationalisation comme réaction aux immixtions du pouvoir central et en vue de se prémunir de l’appétit grandissant de certains affairistes»!!

Cependant, malgré ce diagnostic lucide, qui met clairement en cause la politique, les entrepreneurs ne sont pas politisés (p.255). Il y a là une apparente contradiction entre la revendication d’une meilleure gouvernance économique et… l’attentisme. Il faut croire aussi que le représentant des intérêts du patronat est incapable, sur ce point, de prendre en charge les revendications de ses adhérents. D’abord, parce que, ainsi que l’affirment de jeunes entrepreneurs, «Le milieu des affaires favorise un entreprenariat très dépendant des initiatives institutionnelles et politico-économiques…» (p.407). Mais, surtout sans doute, parce que le syndicat des patrons est une partie prenante dans la relation clientéliste.

Les entrepreneurs tunisiens sont conscients des limites et des dangers que fait peser sur eux cette relation clientéliste au pouvoir politique. Mais il ne faut pas se leurrer : « ils ne prendront jamais le maquis », ainsi que l’a affirmé, à leur propos, Béatrice Hibou, dans un article récent (3). Ils demeurent englués dans des stratégies individualistes et n’aspirent pas à une action collective! Et, de ce dernier point de vue, leur émergence en tant qu’acteur social s’avère, il est vrai, bien difficile…

(1) M. Camau et V. Geisser, Le syndrome autoritaire en Tunisie; De Bourguiba à Ben Ali, Presses Sciences-Po, 2003.
(2) Ici, l’auteur reprend, hélas sans le citer, une définition du clientélisme par Aziz Krichen, dans son ouvrage qui reste d’actualité, Le Syndrome Bourguiba, Ceres, 1992 (p177).
(3) Béatrice Hibou, «Nous ne prendrons jamais le maquis» : Entrepreneurs et politique en Tunisie, Politix, 2008.

Baccar Gherib

Rabah Nabli, Les entrepreneurs tunisiens. La difficile émergence d’un nouvel acteur social, L’Harmattan, 2008.

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