vendredi 31 octobre 2008

La crise mondiale et ses impacts potentiels sur l’économie et la société tunisiennes : quelles perspectives ? Comment se protéger contre le choc ?

De toutes les crises financières qui ont jalonné l’histoire du capitalisme, depuis sa naissance à la fin du 18e siècle jusqu’à ce jour, la crise actuelle se présente comme une crise exceptionnellement brutale et généralisée. Commencée dans le secteur immobilier américain, elle s’est propagée dans le secteur bancaire du même pays, puis dans celui des pays européens et d’un grand nombre d’autres pays. Après quelques mois, le secteur bancaire de tous ces pays s’est trouvé criblé de « produits toxiques » ; sa solvabilité si gravement affectée que les banques n’ont plus eu confiance les unes dans les autres, refusant de se prêter des liquidités. Elles sont devenues, ce faisant, incapables d’accorder du crédit aux ménages et aux entreprises. La crise de solvabilité s’est transformée en crise de liquidité. Le cœur du système bancaire mondial s’est trouvé à l’arrêt : les plus grandes banques mondiales sont entrées en état de faillite avérée ou imminente. Comme un château de cartes, elles étaient sur le point de s’écrouler, l’une après l’autre avec une vitesse inédite et les bourses du monde entier, dans le sillage des banques, ont été saisies d’un pessimisme profond, voire de panique. Suivant une baisse régulière depuis le début de 2008, un krach a frappé les bourses mondiales durant la semaine du 6 au 10 octobre : l’indice Dow Jones a perdu plus de 22 pour cent et les autres bourses européennes parfois davantage. Il a fallu une intervention massive et concertée sans précédent dans l’histoire économique du monde de la part des autorités américaines et européennes pour fournir des liquidités, garantir les dépôts des épargnants et racheter les banques en déshérence pour stopper la descente aux enfers. Sur ce fond de crise financière profonde et brutale, les perspectives économiques n’ont cessé d’être révisées à la baisse : on perçoit de plus en plus comment le monde s’enfonce dans la récession qui a tout lieu de se transformer en dépression ; aucun observateur averti ne prévoit le début d’une reprise en 2010 ni même en 2011.

La crise financière actuelle, la crise probablement la plus importante de l’histoire

L’histoire nous dira si elle est la plus grande des crises financières depuis la naissance du capitalisme ou si elle n’est que la seconde après celle de 1929 qui, il est vrai, aura vu la bourse de Wall Street perdre 39 % entre le 22 octobre et le 13 novembre 1929. Krach boursier plus violent à Wall Street en 1929, certes, mais le système bancaire résista jusqu’en 1932 avant de s’effondrer à son tour. Ici, crise immobilière, effondrement sans précédent du système bancaire, krach boursier et montée rapide du chômage, propagation de l’ensemble de ces crises à l’ensemble des Etats-Unis et de l’Europe et même au-delà, toute cette combinaison de crises rapidement articulées est unique dans les annales de l’histoire.

La différence fondamentale d’avec 1929, c’est que des enseignements en ont été tirés et que les Etats devenus plus puissants sont aussi aujourd’hui fortement déterminés à mettre tous les moyens qu’ils détiennent pour empêcher sa reproduction, y compris par la nationalisation des banques.

Les faillites en chaîne des banques ont été évitées grâce aux interventions massives des Etats et aux sacrifices qui seront exigés des contribuables, mais la crise bancaire mettra bien du temps à cicatriser parce qu’elle a ébranlé, pour ne pas dire détruit, ce qui est constitutif des systèmes financiers : la confiance. La confiance en les autres banques, la confiance en les entreprises et, surtout, la confiance en soi. Le secteur bancaire voudra, d’abord, se reconstituer, ensuite établir ses plans et ses nouvelles stratégies, enfin reprendre ses engagements avec une extrême prudence. D’autant qu’une récession/dépression mondiale est aujourd’hui installée. La reprise mettra du temps.

Les perspectives économiques mondiales : sombres pour 2009, aveugles pour l’après 2009

Dans ce contexte, les prévisions économiques mondiales, qui sont sans cesse révisées à la baisse, s’arrêtent en 2009. Au-delà, il n’y a pas encore de visibilité : en vérité, on ne voit pas la sortie de crise et on n’ose le dire. Dans ses dernières « Perspectives de l’économie mondiale » datées d’octobre 2008, le Fonds monétaire international (FMI) prévoit une croissance mondiale en 2009 de l’ordre de 3 % (contre 5 % en 2007 et une moyenne du même ordre durant les années précédentes, soit une baisse de 2 points par rapport aux tendances précédemment enregistrées). Pour la zone euro, la croissance devrait passer de 2,8 % et 2,6 % en 2006 et 2007 à 0,2 % en 2009. Des pays tels que l’Italie et l’Espagne auront une croissance négative, tandis que l’Allemagne et la France connaîtront une croissance nulle ou quasi-nulle. Et le FMI entend souligner, d’une part, que « des risques considérables pèsent sur cette prévision de référence » et, d’autre part, que « le redressement attendu plus tard en 2009, sera exceptionnellement graduel par rapport au passé ».

Sur la base de ces prévisions, le Bureau International du Travail (BIT) vient d’établir ses estimations préliminaires en matière d’emploi. Son Directeur Général, M. Juan Somavia vient de déclarer que « le nombre des chômeurs pourrait passer de 190 millions en 2007 à 210 millions fin 2009. Le nombre de travailleurs pauvres vivant avec moins d’un dollar par jour pourrait augmenter de 40 millions – et celui des personnes disposant de deux dollars par jour de 100 millions ». Il a également noté que les nouvelles projections pourraient « se révéler sous-estimées si l’on n’affronte pas rapidement les effets du ralentissement économique actuel et la récession qui menace ».

Interrogé devant le Club économique de New York le 16 octobre, le Président de la Réserve fédérale (Fed ou banque centrale) américaine, devait également souligner qu’ « une menace sérieuse pèse sur le marché du crédit » et que même si «la stabilisation des marchés financiers (qui) est une première étape critique » devait se réaliser, « le rétablissement économique ne surviendra pas aussitôt ».

La Tunisie : pas d’effet direct de la crise financière internationale sur le secteur financier tunisien ?

Le Gouverneur de la Banque centrale de Tunisie a déclaré à plusieurs reprises que « la crise financière internationale n’aura pas d’impact direct sur notre secteur financier ». Ces propos sont exacts si tant est qu’on les prenne à la lettre et qu’on ne les déforme comme certains ont tendance à le faire. Il est vrai, en effet, que les placements de nos avoirs en devises sont effectués de manière très prudente, privilégiant la sécurité par rapport aux rendements et que les investissements étrangers sur la bourse de Tunis sont limités à 25 % de la capitalisation boursière, laquelle est d’ailleurs trop faible pour avoir des effets significatifs sur l’économie réelle. Mais la perspective de la récession économique est certaine et, si celle-ci dure, celle de la détérioration de la santé du secteur financier tunisien hautement probable, pour ne pas dire inévitable.

Les effets de la crise mondiale sur l’économie réelle tunisienne : des risques importants

Ce ne sont pas les canaux financiers à travers lesquels la crise mondiale va exercer des effets directs sur l’économie tunisienne. Les canaux de transmission de la crise mondiale à l’économie tunisienne sont autres : il s’agit, essentiellement, de la limitation de la demande de nos pays partenaires (l’Europe en particulier) qui va affecter nos exportations de biens et de services, de la montée du chômage dans ces mêmes pays, qui affectera les Tunisien(ne)s résidant à l’étranger et, par conséquent, leurs transferts financiers vers leur pays d’origine, de la crise immobilière et du « climat financier mondial » qui vont sérieusement réduire les investissements étrangers dans notre pays et de l’assèchement des liquidités internationales qui va limiter notre capacité d’emprunt si une solution mondiale n’est pas rapidement mise en œuvre à ce propos.

L’économie tunisienne est une économie ouverte ; elle est, de ce fait, sensible aux chocs externes. A titre d’illustration, le choc du 11 septembre 2001, qui n’aura eu d’effet sur les économies réelles que durant une année à l’échelle du monde et à l’échelle de l’Europe, aura coûté deux à trois points, voire davantage, de croissance à l’économie tunisienne. Car, en effet, c’est à 1,7 pour cent que s’est établi notre taux de croissance de l’année 2002 contre une moyenne tendancielle de 5 pour cent. Il y a eu, certes, la sécheresse et la régression de la production agricole, mais il y a eu aussi et surtout, le ralentissement des exportations industrielles et le recul des exportations des services de transport et de tourisme.

Outre la perte d’environ 3 points de croissance, l’année 2002 a été une année d’immenses impayés auprès des banques de la part d’un grand nombre d’entreprises entrées en difficulté. Il en est résulté une sérieuse dégradation de la santé du système bancaire tunisien.

Au plan de nos équilibres externes, la situation ne s’est pas particulièrement dégradée parce que nous avons pu obtenir un volume de financements extérieurs important et parce que les investissements directs étrangers ont sensiblement progressé en raison, surtout, de grandes opérations de privatisation (Orascom et UIB).

Le problème aujourd’hui est que, d’une part, la crise mondiale et européenne actuelle sera beaucoup plus forte (en 2002, la zone euro a eu une croissance de près de 1 pour cent, contre une croissance pratiquement nulle en 2009), d’autre part, plus longue (nul n’en voit encore la sortie) et, enfin, que les marchés financiers sont asséchés, alors qu’ils étaient liquides et peu coûteux en 2002 (nous avons pu lever 1,1 milliard de dinars sur ces marchés alors que, selon les dernières déclarations du Gouverneur de la BCT, ni en 2008, ni en 2009, nous n’y recourrons en raison des coûts prohibitifs d’emprunt).

La situation peut devenir particulièrement grave si la crise actuelle dure plus de deux ans et si des liquidités suffisantes ne sont pas mises à la disposition des pays du Tiers monde par les institutions financières internationales. Le risque est alors, qu’à la récession/dépression, s’ajoute une crise macro-financière. Et qu’à celle-ci, s’ajoute une crise des banques, sous l’effet des impayés d’entreprises confrontées à des difficultés.

La politique économique à engager : les écueils à éviter

Deux dangers guettent l’économie tunisienne : le danger de la dépression et celui de la fragilisation financière externe.

Le risque est que les autorités, par crainte de difficultés financières, en viennent à aggraver la crise de l’économie réelle par une réduction de la demande intérieure. Et telle semble l’orientation qui semble être prise si l’on suit l’état des négociations salariales et le raidissement du gouvernement. Par période de réduction de la demande externe, il faut, au contraire, soutenir la demande interne, en favorisant la consommation des ménages, les dépenses publiques et l’investissement. C’est le seul moyen d’amortir le choc. Autrement, la politique économique aurait pour effet d’aggraver la crise. Aux Etats-Unis, le gouverneur de la Fed, habituellement exclusivement préoccupé par la lutte contre l’inflation, est en train de lancer des appels à une relance de la demande, malgré l’immensité de la dette publique américaine. Et c’est ce à quoi se préparent les autorités américaines, pourtant farouchement anti-keynésiennes. Les pouvoirs publics tunisiens feraient une grave erreur de s’engager dans une politique contraire, une politique d’austérité.

Mais cette politique de relance a, bien évidemment, ses limites. En accroissant les importations, elle risque de fragiliser la situation financière du pays à un moment où le spectre de la diminution sensible de nos recettes hante notre économie. Le risque est alors, si la situation perdure, de se retrouver en état de dépendance et de ne plus pouvoir importer les biens nécessaires à notre appareil productif, comme cela a été le cas durant la seconde moitié des années 1980 ; ce qui nous plongerait dans une crise double : une crise financière et une crise de l’économie réelle.

Une situation de turbulences et l’exigence d’une gestion concertée et collective

Il est désormais clair que la Tunisie est entrée dans une période d’incertitudes, une période de turbulences. La marge de manœuvre n’est ni large, ni simple. La situation financière et économique dans laquelle nous sommes insérés requiert à la fois une vision stratégique de moyen terme (3 ans) et une gestion très flexible et active. Elle exigera des arbitrages incessants : entre les intérêts de court terme et les intérêts de long terme, entre les exigences de la sécurité économique et celles des besoins sociaux, entre les catégories sociales et entre les régions, entre la sécurité financière du pays et son besoin de croissance. Ces décisions ne se prennent pas en vase clos, mais en tenant compte des évolutions de l’environnement, des coûts et des avantages attachés à chaque décision, à chaque scénario.

Ces exigences ne sont pas seulement techniques. Elles sont politiques dans la mesure où elles vont engager l’avenir de la Nation, qu’elles auront un coût qui devra être supporté et des bénéficiaires à court ou moyen terme. C’est pourquoi elles doivent être prises, non seulement en parfaite connaissance de cause, mais aussi dans la transparence. La politique économique et financière qui est aujourd’hui exigée ne peut plus être l’apanage d’une seule partie. Obligée à la réactivité, elle a besoin d’être éclairée par les acteurs concernés et, pour être acceptée, d’être assumée par le plus grand nombre. Le risque, autrement, serait d’accroître la défiance et le rejet, lesquels sont le plus grand frein à la gestion flexible et stratégique dont notre pays a un besoin impérieux. Plus que jamais, la gestion concertée et collective de la situation nouvelle est une nécessité vitale.

Mahmoud Ben Romdhane

dimanche 26 octobre 2008

Paul Krugman : un prix Nobel «peu orthodoxe»

L’attribution du prix Nobel d’économie à Paul Krugman a été, pour beaucoup, une bonne surprise, tant ce type de profil est rarement invité à pareille fête! Il faut, en effet, revenir jusqu’à 1998 et au «couronnement» d’Amartya Sen pour retrouver un prix Nobel engagé dans les affaires de la cité et impliqué dans la lutte contre ses maux et ses dysfonctionnements.

Et, décidément, le style de Krugman contraste fortement avec celui du prix Nobel standard. D’abord, et contrairement à la plupart de ses prédécesseurs de ces dernières années, ses contributions théoriques sont peu ésotériques et donc plus accessibles au commun des mortels – elles sont servies en cela, il est vrai, par un vrai talent de vulgarisateur. Ensuite, et même s’il sait manier à la perfection les concepts et les instruments d’analyse de l’orthodoxie néoclassique, notamment les fonctions d’utilité et les optimums parétiens, il est foncièrement sceptique concernant les excès de la formalisation mathématique en économie. Enfin, et comme il l’écrit dans une petite note autobiographique «Pourquoi suis-je un économiste?», il avoue sa grande passion pour l’histoire des sociétés humaines et le désir qui l’anime de pouvoir en rendre compte de manière rationnelle.

Tous ces traits expliquent, à la fois, pourquoi il est resté éloigné des théories fortement mathématisées de l’équilibre général et son souci de rester proche des problèmes économiques concrets, en vue de les expliquer. Et ce type d’approche a été à l’origine de sa contribution novatrice à la théorie du commerce international, dès les années 1970 et qui, pour l’académie suédoise, justifie son prix Nobel.

Avant Krugman, deux théories dominaient l’explication des échanges internationaux. Celle dite des avantages comparatifs de Ricardo – qui date du début du 19ème siècle – qui met l’accent sur les différences de niveau technologique entre les pays échangistes, et celle des économistes suédois E. Heckscher et B. Ohlin (reformulée par P. A. Samuelson) qui impute cet échange aux différences en termes de dotation en facteurs de production. Ces deux théories n’expliquaient pas toutefois une grande partie du commerce international qui a lieu entre des pays similaires pour ce qui est du niveau de la technologie et de la dotation en facteurs.

L’apport de Krugman se situe justement à ce niveau. En se basant sur un article d’A. Dixit, il explique ce commerce par l’existence chez les consommateurs – dans le cadre d’une concurrence monopolistique – d’un «goût pour la différence» qui fait qu’il existe, par exemple, chez les français un attrait pour les voitures de marque allemande, et vice-versa. Cette approche a été d’une grande fécondité théorique car elle a permis à Krugman de rendre compte de la localisation de la production et, donc, d’inaugurer une Nouvelle Géographie Economique et de déboucher sur une théorie de la croissance.

Mais au-delà de son apport à la théorie économique, Krugman se distingue de ses prédécesseurs surtout par son engagement politique… à gauche! En effet, outre un blog fort populaire, il tient une chronique bihebdomadaire sur le New York Times qui dissèque – et critique – la politique de l’administration Bush, notamment au niveau économique. Cependant, c’est surtout dans son dernier livre paru en 2007 « A conscience of a liberal » et traduit en français par « L’Amérique que nous voulons », que transparaissent clairement ses convictions de social- démocratie.

Krugman y prend position nettement pour un capitalisme régulé par une forte intervention de l’Etat, pour une répartition moins inégalitaire du revenu grâce à des politiques fiscale et sociale adéquates, pour une couverture sociale universelle, pour une protection de la middle class, pour un renforcement des syndicats et contre l’exclusion! Bref, il est pour un nouveau New Deal porteur de plus de prospérité et de moins d’inégalité. Roosevelt et l’Etat Providence des Trente Glorieuses (pour lesquelles on soupçonne, chez lui, une certaine nostalgie) représentent un repère, à cet égard.

Krugman nous donne, ainsi, un message d’espoir: le renforcement des inégalités dans le capitalisme contemporain n’est pas une fatalité, il est le résultat de choix politiques bien déterminés. A nous de faire les choix opposés pour le contrecarrer. Et comme à un accroissement des inégalités sur le terrain de l’économie appelle une polarisation sur le terrain de la politique, il appelle à un positionnement du parti démocrate encore plus à gauche !

En ces temps de crise financière internationale, l’attribution du prix Nobel à quelqu’un qui a affirmé que «laisser le système financier solutionner de lui-même les problèmes a été désastreux dans les années trente et nous a une fois de plus amené près du désastre» n’est pas tout à fait innocente. Elle cache sans doute une inquiétude, mais peut-être aussi, un espoir: celui de préparer un retournement idéologique qui mène à plus d’organisation et de régulation de cet inquiétant capitalisme financier et mondialisé. Un nouveau New Deal est possible, nous dit Krugman. Espérons qu’il a raison !

Baccar Gherib

[Cet article a été publié dans Attariq Al jadid]

vendredi 24 octobre 2008

15 arguments pour l'égalité dans l'héritage

Durant l’année 2006, deux tomes intitulés le premier «Histoire, droits et sociétés» et le second «Plaidoyer pour l’égalité dans l’héritage» ont été publiés par l’Association des femmes pour la recherche sur le développement (AFTURD) avec le soutien de la fondation Ebert.
Ce travail constitue la synthèse de débats, discussions, enquêtes, séminaires organisés par l’AFTURD en complémentarité avec le travail de réflexion et de lobbying de l’ATFD sur cette question. La publication de ces deux tomes a coïncidé avec la célébration du cinquantenaire du CSP.

Cette recherche a constitué un moment important de la vie de l’AFTURD puisqu’elle a permis à un groupe permanent de chercheurs (res) de différentes disciplines de travailler dans le cadre d’une commission intitulée « Inégalité dans l’héritage ».

Le plaidoyer a été publié quelques mois après le premier tome et développe, en 15 arguments bâtis sur trois axes, socio-économique, juridique et culturel, pourquoi l’inégalité dont sont victimes les femmes dans l’héritage est aujourd’hui irrecevable. Voici, ci-après résumés, les quinze arguments en faveur de l’égalité successorale.

Axe socio-économique
1 La transmission par l’héritage tel que prévue par la loi tunisienne est bâtie sur le modèle traditionnel de la famille patriarcale en déphasage, aujourd’hui, avec les structures actuelles d’une famille moderne de type conjugal.
2 les femmes participent par leur travail à la prise en charge familiale dont elles assument une part importante (exemple : participation à l’acquisition d’un logement). Il serait donc juste qu’elles héritent au même titre que les hommes.
3 l’inégalité successorale est un handicap social et un facteur aggravant de la précarité économique et de la vulnérabilité des femmes. Lutter contre la pauvreté, c’est lutter contre les législations patrimoniales discriminatoires.
4 les femmes sont capables de développer comme les hommes leur esprit d’initiative et d’entreprise. Ce potentiel doit être confirmé par une législation non discriminante.
5 la réalité est, sur cette question de l’héritage, en avance sur les lois. Aujourd’hui, des stratégies de contournement sont souvent adoptées pour garantir un partage non discriminatoire pour tous ceux qui adhèrent aux valeurs égalitaires.

Axe Juridique
6 l’inégalité successorale est contraire aux principes fondamentaux de l’ordre juridique tunisien, principes, inscrits dans la Constitution, d’égalité des citoyens et de liberté religieuse qui invalident les inégalités successorales.
7 l’inégalité successorale est contraire aux traités ratifiés par la Tunisie. Les Conventions Internationales ratifiées par l’Etat constituent des normes qu’il reçoit dans son ordre interne.
8 l’inégalité successorale est contraire à l’esprit libéral du législateur tunisien qui a produit le CSP dans un esprit d’innovation.
9 L’inégalité successorale est contraire aux récentes évolutions jurisprudentielles : la jurisprudence des tribunaux est de plus en plus favorable à l’égalité et à la non discrimination.
10 l’inégalité successorale est perturbatrice des relations sociales alors que la règle de droit doit assurer son équilibre : être poussé à adopter des stratégies de contournement est préjudiciable à la cohérence de l’ordre juridique mais aussi à sa capacité de réguler les rapports sociaux.

Axe culturel
11 les travaux d’anthropologie historique montrent que le régime successoral trouve son principe de cohérence dans l’ancien ordre tribal de l’Arabie préislamique. Plus rien ne le justifie donc aujourd’hui.
12 l’existence de tous temps de pratiques dérogatoires à l’obligation religieuse d’attribuer une part de l’héritage aux femmes est attestée par de nombreux travaux d’historiens. Ces procédés de contournement ont pris la forme de donations, legs et habous pour exclure les femmes de l’héritage.
13 En Tunisie, les « hiyals » (subterfuges légaux ) ont existé ; le système des habous a constitué le plus grand moyen d’éviction des femmes de la propriété foncière et cela n’a pas choqué la conscience musulmane.
14 la pensée réformiste et Tahar Haddad ont critiqué l’inégalité successorale à partir d’une lecture moderne des textes religieux.
15 les pratiques inégalitaires existent encore en Tunisie. Les enquêtes sociologiques révèlent que la question successorale participe à d’autres réflexes que religieux.
____________________________
Constitution Tunisienne – 1er Juin 1959

Article 6 : « Tous les citoyens ont les mêmes droits et les mêmes devoirs. Ils sont égaux devant la loi ».
Article 32 paragr. 3 version 2002 : « les traités ratifiés par le Président de la République et approuvés par la chambre des députés ont une autorité supérieure à celle des lois ».

Neila Jrad

[Cet article a été publié dans Attariq Al Jadid]

mardi 21 octobre 2008

Dis-moi sur quoi tu réfléchis, je te dirai ce que tu seras demain !

Les débats publics dans les sociétés sont toujours assez significatifs des préoccupations du moi collectif, de ses intérêts, de ses rêves et de ses utopies. Les peurs et les angoisses, comme les joies et les rêves s'expriment dans les journaux à travers les articles et les enquêtes des journalistes mais aussi dans les points de vue de ceux qu'on appelle les faiseurs de l'opinion. Ces débats peuvent aussi s'exprimer à travers les radios et les télés. Mais l'Internet et la toile sont devenus récemment des espaces de débats et d'échanges entre des milliers d'internautes qui s'adonnent à cœur joie et s'expriment en toute liberté dans leurs blogs ou dans les espaces de discussion bravant ainsi toutes les formes de censure.

Je m'intéresse depuis longtemps à ces débats car ils expriment pour moi les préoccupations des sociétés. Je passe des heures entières à naviguer sur l'Internet à essayer de visiter le plus de sites de journaux ou autres blogs afin de me tenir informé sur les principaux débats. D'ailleurs dès que je mets les pieds dans un pays, ma première destination ce sont les marchands de journaux afin que je puisse en acquérir le plus grand nombre et ensuite m'installer dans un café et commencer à les dévorer avec plaisir et délectation! Bien évidemment ce recours à la presse, à l'Internet et aux journaux télévisés s'amplifie lors des moments clefs de notre histoire comme les guerres, les élections dans des grands pays ou tout simplement lors d'évènements sportifs d'envergure comme c'était le cas tout récemment avec les Jeux Olympiques à Pékin.

Ces visites nous permettent de voir les préoccupations des uns et des autres. Alors à quoi pense le monde en ce moment? Les américains sont totalement préoccupés par deux questions majeures. La première est bien évidemment la crise financière et l'avenir de leur puissance économique et de son hégémonie sur le monde. Entre le plan Paulson de sauvetage des grandes institutions financières et la récession qui pointe à l'horizon, les américains poursuivent un débat passionnant sur les moyens de sortir de cette crise systémique. Mais au-delà de la crise actuelle, ce qui les préoccupe concerne les moyens de rétablir leur hégémonie sur l'économie mondiale. En Europe, on assiste également à des débats intéressants sur des réponses appropriées à la crise financière. Mais l'Europe poursuit son débat sur la construction de son unité entre ceux qui s'opposent au traité de Lisbonne et ceux qui y voient un moyen de renforcer la coopération et l'intégration régionale.

En Afrique, les débats ne manquent pas et beaucoup s'intéressent au rôle de l'aide dans le développement pour appeler à une plus grande mobilisation des ressources internes afin de se passer de ce fardeau et des complaintes de l'homme blanc. A ce débat sur l'aide, on se passionne en Afrique pour les questions de la bonne gouvernance et de la lutte contre la corruption pour en faire des piliers du développement du continent et de son décollage. En Amérique latine et en Asie, on se préoccupe aussi du nouveau rôle des pays émergents de cette région dans la gestion de l'ordre global. On s'intéresse également aux questions de la répartition des richesses dans certains pays d'Amérique latine avec l'idée de favoriser une répartition plus équilibrée des richesses.

Ainsi, ce rapide tour d'horizon nous permet de voir que toutes les régions sont en pleine effervescence intellectuelle et les débats fusent de partout. Et comment il pourrait en être autrement dans un contexte marqué par une grande incertitude sur l'avenir du fait d'une globalisation qui, parallèlement aux opportunités, laisse également apparaître de grandes inquiétudes sur l'avenir de notre planète. Mais comme on l'a constaté, la plupart des débats, qu'il s'agisse de l'Amérique, de l'Europe, de l'Asie et de l'Afrique, portent sur les moyens de définir de nouveaux projets et de nouvelles utopies pour inscrire ces régions dans l'avenir de notre monde. Ainsi, le futur et les projets pour le construire autrement sont au centre des préoccupations du monde !

En même temps, à quoi pensent les Arabes? A des choses totalement différentes et qui pour certaines nous ramènent aux rêves d'un âge d'or d'il y a quinze siècles! Un rapide tour d'horizon dans la presse arabe nous montre que, pour nous, le futur est antérieur et nous ramène toujours à la question des origines! Que l'on en juge! Au Maroc a lieu un important débat sur l'âge légal du mariage. Et certains considèrent dans une fatwa que neuf ans leur paraît un âge raisonnable pour commencer à tripoter les petites filles. Vous conviendrez aisément avec moi que ceux qui le font sont des malades qu'on a commencé à interner ou à mettre en prison dans certains pays civilisés pour pédophilie! En Egypte, un important débat oppose les "savants" sur les conversions de sunnites au chiisme et certains d'aiguiser leurs armes pour commencer de nouvelles guerres de religion! Ailleurs, on nous explique, le plus sérieusement du monde que les principes islamiques constituent la meilleure réponse à la crise financière de Wall Street! Allons bon ! On devrait peut être envoyer nos barbus disserter de la crise avec le sieur Paulson, le Secrétaire au Trésor américain ou, mieux, demander à Bush d'arrêter la guerre contre le terrorisme pour quelques jours et inviter Ben Laden et son charmant compagnon Aymen Zawahiri à aller à Washington pour expliquer aux gourous de Wall Street les principes de l'économie islamique !

Au moment où le monde réfléchit sur son avenir, nous nous attachons à nos mythes et nos rêves d'antan! On a beau mettre la responsabilité de nos malheurs sur les autres et s'attacher à la théorie du complot et de l'impérialisme qui nous en veut de manière génétique! Mais, quelque part, être dans le temps du monde est de notre responsabilité et passe par la définition de nouveaux agendas pour nos débats et nos réflexions.

Slim Ben Taleb

[Cet article a été publié dans Attariq Al Jadid]

vendredi 17 octobre 2008

Pollution linguistique



















Il n’y a pas que la pollution de l’air, de l’eau et de la terre, notre langue aussi est polluée, et pour longtemps si on n’y prend garde.

Leaders mondiaux ! On est leaders mondiaux en matière d’impolitesse, d’incivisme, de langue dépravée, rythmée de gros mots, de mots plus gros que la bouche qui les prononce, plus lourds que le bonhomme qui ose les articuler, n’importe où, n’importe quand, devant n’importe qui. Que celui qui ne s’est jamais senti agressé, souillé par ces avalanches de grossièretés - alors qu’il est accompagné de ses enfants, ses parents, sa femme, sa fiancée, son patron, que sais-je - me jette la première pierre et m’adresse un démenti cinglant. Mon adresse mail est juste sous ma signature.

Pas besoin d’être linguiste pour voir comment fonctionne la pseudo langue qu’utilisent ces néandertaliens sortis tout droit d’un roman de Rosny Aîné. Deux grandes règles fixent le flux de leur logorrhée, deux grands principes : le gros mot ponctue ou alors le gros mot remplace, supplée. Quand il sert à marquer ce qui fait fonction de phrases chez ces attardés mentaux, il délimite le schéma prosodique de leurs borborygmes sans qu’on sache vraiment si cette ponctuation est purement gratuite ou si elle joue un rôle phonostylistique quelconque. Prenons le cas de ce monosyllabe, qui côtoie dans les dictionnaires francophones les mots zèbre et zébu, mot fameux entre tous et statistiquement prédominant dans les rues et les ruelles de Tunis ou d’ailleurs. La question est de vérifier si l’usage de ce petit mot, véritable emblème du gros mot de chez nous malgré sa taille, exprime un point de vue, un sentiment quelconque, souligne une intention, ou alors au contraire est une simple ponctuation qui signifie dans cette grammaire primitive la fin d’un énoncé. Et la réponse est évidente: pour exprimer un point de vue, quel qu’il soit, il faut un certain niveau intellectuel au moins égal ou supérieur à celui du bonobo et de l’orang-outang. Il s’agit donc, pour le cas de ces australopithèques dégénérés, d’une simple ponctuation dans une espèce de réflexe de Pavlov.

L’autre principe linguistique, c’est que le gros mot joue le rôle d’un mot vicaire, c’est-à-dire d’un mot de remplacement, comme quand, en français, on dit truc ou machin, mais voilà : en arabe dialectal tunisien on ne dit ni machin ni bidule ni chose, on dit un gros mot, choisi d’une manière aléatoire dans une liste prédéfinie, paradigme qui appauvrit inexorablement les compétences lexicales de ces bigfoots que j’ai du mal à appeler locuteurs. Si ces phacochères se contentaient de pratiquer leur sociolecte entre eux, dans un bouge infâme ou au fond d’une ruelle obscure, je n’aurais rien écrit à leur sujet, mais ces babiroussas veulent que tout le monde les entende, et goûte les rots et les miasmes qui sortent de leur cloaque.

Alors basta, cela fait au moins 40 ans que ça dure. Mais, comme pour tout le reste, on laisse faire, on baisse les bras, on se dit à quoi bon, alors que nous avons raison sur tous les plans, qu’on représente l’écrasante majorité des citoyens, des citoyens dignes, responsables, civilisés, des citoyens qui, par la simple expression de leur colère, la colère du juste, pourraient inverser la tendance. Il y a des gifles qui se perdent, je vous jure !

Zinelabidine Benaïssa

(NDLR : pour contacter l'auteur, cliquer sur son nom)

[Cet article a été publié dans Attariq Al Jadid]

samedi 11 octobre 2008

A mon ami(e) qui votera Ségolène aux présidentielles de … 2009


(article à paraître dans le dernier numéro d'Attariq Al Jadid)

Les mots qui suivent ont été inspirés par une de ces discussions furtives, improvisées et, de temps en temps, intéressantes dont Facebook me donne parfois l’occasion. Dans le confort de nos chaises et sous la protection de nos écrans d’ordinateurs, le «mur» virtuel de l’un de nos camarades était l’objet de nos graffitis. Il est clair que l’espace mural qu’offre la virtualité nous permet, comme dans des temps passés, de griffonner nos slogans, nos idées et les noms de nos héros sans trop nous inquiéter du passage des services municipaux ou de l’irruption de la voiture de police.

Se permettant, dans son espace mural, le luxe de rêver d’une élection présidentielle libre et transparente en 2009, le camarade en question s’est interrogé sur le choix de vote, libre et secret, que pourrait avoir chacun d’entre nous. Pour différentes raisons, la majorité des taggeurs, qui se sont intéressés à la question auraient voté blanc, y compris le farceur et indiscipliné auteur de ces lignes. Il y en aurait aussi ceux qui, déplorant l’absence d’une alternative politique au pouvoir et de candidats sérieux et visibles, auraient consommé leur droit de vote avec une éventuelle liste Chbaya7, étant donné que «les morts», plus que les vivants, ont toujours été des participants actifs à toutes nos élections passées.

La gravité de la question n’était pas incompatible avec un zeste d’humour. Dans une configuration bien imaginaire mais fort révélatrice, Lakhdhar, l’icône virtuelle de la publicité et son slogan ravageur vantant les valeurs du partage et de la solidarité -ta9tham-, aurait pu tout emporter sur son passage, y compris les leaders d’opinion des temps présents que sont les bouillonnants et pas très sympathiques présidents de certains clubs sportifs ou leurs attaquants vedettes et le trop souriant, au point de nous faire peur, Cheikh Machfar. Dans pareille configuration, le seul qui a pu résister à la tornade verte enrobée d’un chocolat industriel de qualité moyenne était Choko, le bandit romantique du Ramadan.

Morale de l’histoire: les élections de 2009, présidentielles et encore moins législatives, la politique et la chose publique en général ne suscitent pas beaucoup d’engouement parmi nos concitoyens. La discussion que j’ai infidèlement rapportée se serait passée autrement et aurait été plus passionnée, si notre camarade avait demandé qui, de McCain ou de Obama, de Royal ou de Delanoë, avait notre préférence. Tout aurait été débattu, aurait été exposé avec l’intérêt, la préférence qu’on porte traditionnellement aux produits importés et avec l’espérance que nourrissent certains d’entre nous de manger un authentique «Big Mac double cheese», en famille, sur l’avenue Bourguiba ou les berges du Lac. Pour ce qui est des élections françaises, beaucoup de Tunisiens de ma connaissance, sans s’être réveillés tôt ou avoir interrompu leur beau week-end du début mai 2007, ont voté Royal à partir de leur écran de télévision. L’élan Ségolenien, à l’image du PS s’est un peu fissuré. Ceci n’empêchera pas les plus convaincus à ne pas rater les rediffusions sur la chaîne parlementaire et de suivre de très près la préparation du congrès de Reims. C’est la même logique, mais pour des raisons différentes et plus intéressées, qui fait que Ouled 7oumti, expression que mon français de poche n’est pas arrivé à traduire, soutiennent depuis quelques années les gouvernements de gauche de Romano Prodi. Les choix politiques répressifs de Silvio Berlusconi, en matière de lutte contre l’immigration clandestine, y sont certainement pour quelque chose.

A l’évidence, On ne discuterait pas de Ahmed Brahim ou de Maya Jribi, les candidats possibles ou éventuels de l’opposition tunisienne démocratique et indépendante lors des prochaines élections présidentielles. On abordera, encore moins, le cas des candidats des partis inféodés au pouvoir. Mais là je peux comprendre.

On pourrait admettre que le climat de peur et d'incertitude qui règne dans le pays et la répression qu’exerce le pouvoir face à toute opinion libre et discordante, les punitions exemplairement dures et dissuasives que subissent certains militants des droits de l’Homme et des libertés font que les gens évitent de regarder du côté de la chose publique. Je n’omettrai pas de signaler aussi que la surexposition médiatique dont bénéficient les partis fantoches, alliés au Pouvoir et la faiblesse des partis d’opposition démocratique (loin d’être exemplaires sur beaucoup de questions, par ailleurs, même si certains d’entre eux essayent de le devenir), décrédibilise le système partisan au regard des citoyens les plus intéressés, rend obsolète l’idée même de l’alternance et anéantit l’intérêt que pourrait avoir une élection. En définitive, «C’est tous les mêmes ! Une fois au pouvoir, ils seront pires que ceux qui sont en place. Ils ne sont pas dignes de confiance». Tout comme moi, cette réponse là, vous l’avez certainement entendue quelque part. Une anomalie appelant l’autre, les gens -sans vouloir généraliser- se recroquevillent sur des démarches rassurantes et individualistes: personnelles, ou familiales ; et comme beaucoup de nos amis, ils préfèreront évoquer, à bon escient, le côté sensationnel, «amusant» et voyeur de la chose publique dans sa forme tunisienne - faits divers, scandales, rumeurs salées-, ou discourir avec enthousiasme, l’alcool ou le dépit aidant, sur la démocratie, la laïcité ainsi que sur la répression dans le bassin minier, dans des cercles strictement privés et totalement hermétiques. Je n’oublierai pas, par ailleurs, les déçus d’un engagement politique ou estudiantin qui remonte à une lointaine jeunesse et qu’on ressort dans les grandes discussions telle une décoration qu’un ancien combattant accroche fièrement, le jour d’un grand défilé.

Je me rends compte, à force d’avoir subi les mêmes répliques, que ce je viens d’écrire ne sont que les refrains de la même chanson. Celle qu’on nous a répétée avec des arrangements et des voix différents. Celle qui nous a demandé de bien étudier pour garantir notre avenir. Celle qui fait que beaucoup d’entre nous, tout en défendant l’école publique, envoient leurs enfants étudier dans les écoles privées, dans les écoles françaises ou à l’étranger, sans perspectives de retour. Cette même chanson qui fonde l’immobilisme et les peurs qui pourraient animer bon nombre d’entre nous. Celle qui les justifie par le changement impossible, par le «manque de crédibilité des uns ou des autres», par ce pays qui change, par l’intolérance, par la crainte que certains éprouvent, sans la clamer haut et fort, de voir leur confort individuel menacé sur le court terme et par toutes ces postures lâches et profiteuses; et j’en passe et des pires… Vous connaissez certainement cette chansonnette. Il en est de même pour moi. J’en ai marre de l’entendre. Je ne l’écouterai plus. Elle n’est plus recevable dans mon esprit. Elle ne me fournit presque plus aucun élément d’explication et ne justifie pas le désintérêt de certains quant au sort de ce pauvre pays. Certaines voies, fortement exiguës, je le reconnais, demeurent possibles. Pourquoi ne pas les emprunter pour mieux les élargir?

Il n’est nullement question de faire confiance à la nature et à «son horreur du vide», quand on envisage les tsunamis de l’intolérance et les ouragans de la réaction qu’elle est en train de nous réserver. Mais son évocation reste toujours utile pour se remonter le moral en se disant juste que pour chaque combat par l’action et les rencontres auxquelles on ne s’attend pas, il y aura toujours des femmes et des hommes qui auront la force et le courage de mener le leur et que les faux-culs, les courageux, les téméraires et les c******s ont toujours existé ; et comme il l’a toujours fait, le pays continuera à produire, à la fois, de l’intelligence et de la bêtise.

Je ne généralise pas et je ne me permets pas d’être donneur de leçons ; tant je sais ce que beaucoup de nos ami(e)s, animé(e)s d’énormément de courage et de passion, sont en train d’accomplir, du cœur à l’ouvrage, en faveur de la citoyenneté dans beaucoup de terrains et ce, même en dehors de la politique. Il n’en demeure pas moins que c’est la politique et les partis qui sont les moteurs d’un changement possible, éventuel ou hypothétique.

A mon camarade, pour y revenir, j’ai suggéré d’autres questions plus directes que la sienne sur les thèmes suivants: sur le pays qu’on voudrait laisser à nos enfants, sur l’image qu’on voudrait que nos petits gardent de nous, sur l’histoire de ce pays, sur les rêves qui nous animent, sur la notion de courage, sur celle de la postérité, sur l’utilité autre que physiologique des «couilles», etc. Par rapport à toutes ces questions, et à tant d’autres, le vieux monsieur qui nous a quittés la semaine dernière a rendu la copie parfaite. Cette modeste contribution dans sa maladroite violence et sa débordante sincérité lui est affectueusement dédiée.

Anouar Ben Naoua

vendredi 3 octobre 2008

Notre héros est mort, son combat continue

A l’âge de quatre-vingt-douze ans, après soixante-quatorze ans d’un combat exemplaire, Georges Adda nous a quittés. Par-delà son courage et sa persévérance, son itinéraire est celui d’un homme hors du commun, probablement unique dans l’histoire de notre pays : acteur de premier plan dans la lutte pour l’indépendance ; figure de proue du mouvement démocratique une fois celle-ci acquise. De manière admirable, Georges a engagé le combat sur quatre terrains à la fois : une lutte farouche pour notre indépendance, une solidarité agissante avec les travailleurs et les pauvres, un combat de cinquante ans pour l’instauration de la démocratie, une solidarité internationale avec les opprimés du monde entier, au premier rang le peuple palestinien. Sur chacun de ces terrains, il a été une figure emblématique et a marqué les esprits et l’Histoire.

Hier encore, il était l’un des derniers combattants pour la libération nationale en vie. Emprisonné ou déporté de 1935 à 1936, de 1940 à 1942 et de 1952 à 1954, Georges était respecté par tous, car dès l’âge de 18 ans, au péril de sa vie, sans relâche, il s’était battu pour que la Tunisie devienne une nation indépendante et que les Tunisiennes et les Tunisiens recouvrent leur dignité.

Son combat de prime jeunesse, il l’avait engagé sur le terrain de la libération sociale avec le Parti communiste dont il est rapidement devenu une figure de premier plan – Secrétaire général adjoint- en juin 1936, dès l’âge de dix-neuf ans et demi. Mais pour Georges, libération sociale et libération nationale étaient inséparables. Il n’acceptait pas de reporter le combat pour l’indépendance et contre le colonialisme au prétexte de faire front contre le fascisme. Et il était encore moins prêt à dénoncer « l’aventurisme néo-destourien » au lendemain des événements du 9 avril 1938.

Le rapport qui sera rédigé par un responsable du Parti communiste français, à l’issue de sa mission en Tunisie en avril-mai 1938, et qui sera adressé à l’Internationale communiste le présentera comme « élément malsain qui ne doit pas réapparaître dans les rangs du Parti » car « jusqu’au bout, (il) n’a cessé de soutenir le néo-Destour, empêchant d’attaquer les chefs sous prétexte que cela pouvait nuire à la réalisation de l’unité d’action....C’est lui qui déclarait que le néo-Destour était un « Parti National révolutionnaire, anti-impérialiste ». Dans le mouvement national, Georges occupe une place à part.

Compagnon de cellule de Bourguiba et des grandes figures de la lutte de libération nationale, il a gardé de ces moments de commune captivité, de commune condition et de camaraderie avec les leaders néo-destouriens des liens indissolubles. Ces liens, ces camaraderies, il s’appliquera à les mobiliser à chaque fois au service de la cause démocratique.

L’indépendance recouvrée, Georges a poursuivi son combat sur un triple terrain : celui de la libération sociale, celui de la démocratie et celui de la solidarité internationale.

Son combat prendra différentes formes, selon le contexte et les circonstances. Il prendra une forme collective pour la constitution de larges coalitions politiques : ainsi en est-il, notamment, du « Mouvement des 150 », créé au lendemain des élections d’avril 1989 pour faire front contre la bipolarisation de la vie politique et offrir une alternative démocratique et progressiste ; ainsi en est-il de l’ « Initiative Démocratique » créée en 2004. Son âge avancé ne lui permet pas d’envisager toutes les formes d’action, mais celles qu’il met en œuvre sont originales et efficaces : il a toujours une touche personnelle qui confère à ce qu’il soutient crédibilité et rayonnement. A chaque fois, il s’évertuera à casser les frontières, à bâtir des ponts avec les destouriens authentiques et les personnalités qui ne font pas partie du « milieu démocratique », y compris celles qui ont été au pouvoir. Il inventera des formes appropriées à leur participation et à leur contribution. Il y réussira souvent, tout en considérant que cela n’est pas assez.

Lorsque la forme collective, qu’il préfère, n’est pas envisageable, il engagera le fer tout seul. Il ira ainsi porter au Palais de Carthage une lettre personnelle au président de la république pour demander la mise en liberté du leader déchu Habib Bourguiba ; dans le cas de la tentative d’assassinat de Riadh Ben Fadhl en date du 23 mai 2000, au lendemain de la publication de son article dans « Le Monde » dans lequel il demandait le passage de relais au sommet de l’Etat, Georges engagera, d’abord, une initiative personnelle puis l’élargira. Au lendemain des massacres de la place Tien An Men, il se rendra seul à l’ambassade de Chine ; il demandera à être reçu pour porter sa lettre de protestation aux autorités chinoises.

Son combat prendra aussi la forme de l’expertise au service des travailleurs sur les questions de la protection sociale, de la couverture maladie en particulier, domaines dans lesquels il excellait. Mais une expertise doublée de communication et de dialogue avec les bases syndicales : malgré son âge avancé, il fera pratiquement le tour de la Tunisie et discutera avec un millier de responsables syndicaux. Son analyse est limpide, solide, son langage est franc, direct, exempt de démagogie. Il invite les syndicalistes à accepter la réforme de l’assurance-maladie proposée par le gouvernement, mais de conditionner cette acceptation par la mise à niveau des services publics de santé. Grâce à la rigueur de son analyse, grâce à sa force de conviction et à son itinéraire d’homme intègre au service des nobles causes, il convainc. Son intérêt pour les plus pauvres des salariés –les smigards- est permanent : tous les ans, à la veille de la revalorisation du SMIG, chiffres à l’appui, il montre la détérioration de leur pouvoir d’achat et revendiquera pour eux justice.

La solidarité internationale n’occupe pas une moindre place dans sa vie ; elle a été l’un des ferments de son engagement. En 1997, à l’occasion du centenaire du Congrès sioniste de Bâle, il lancera sa déclaration « Aujourd’hui les non-sionistes parlent » qu’il fera signer par des dizaines de grandes personnalités internationales et dans laquelle ils affirment qu’il n’y a pas de « peuple juif », de « nation juive » ou de « race juive » et à la Conférence arabo-internationale de solidarité avec le droit au retour des réfugiés palestiniens et le droit du peuple palestinien à disposer de lui-même d’avril 2006, il enverra sa communication dans laquelle il affirme que « la véritable paix, la tranquillité, la sécurité, la liberté, l’égalité et la justice ne prendront leur place naturelle et légitime dans ce Moyen-Orient agressé, spolié, dominé et occupé par des étrangers, que lorsque la Palestine, de la frontière libano-palestinienne à Eliath sur la Mer Rouge, de Haïfa à Jérusalem, de Tel-Aviv à Jéricho et de Naplouse à Gaza, sera complètement libérée, que lorsque tous les Palestiniens et tous ceux réfugiés dans de nombreux pays du monde, reprendront complètement et totalement possession de tous leurs anciens logements, cimetières, terres, biens divers et administrations publiques ».

On entend dire que Georges est beaucoup aimé des jeunes et des artistes et on se demande pourquoi. La raison est simple : Georges est un amoureux de la vie ; sa vie est une ode à la vie. Toujours de bonne humeur, plein d’humour, il a la pensée en éveil, effervescente. Son regard sur la vie et le monde est vif, subversif et n’a jamais cessé de l’être. Son engagement est bonheur ; sa fidélité à ses engagements de jeunesse totale. Sa confiance en l’avenir de l’homme et en le triomphe de la justice est inébranlable et communicative. L’écouter est un ressourcement. Amoureux de l’art et de la culture ; autant par plaisir que par désir d’encourager les artistes dont il connaît la solitude, il assiste à toutes les premières des créations théâtrales et cinématographiques et, presque systématiquement, à une autre représentation. Il est le premier à se dresser à leurs côtés dès qu’ils sont l’objet de brimades ; il est leur ami.

Et au lieu de s’émousser au fil des ans, le langage de Georges a gardé sa verve et peut-être même gagné en sens de la communication, en sens de la formule. Ses idées sont des idées chocs ; elles mobilisent nos sens parce qu’elles mobilisent les siens, parce que son engagement est passion. « Je suis un communiste !» dit-il et soudain ce qualificatif anachronique revêt une symbolique romantique : fidélité aux engagements premiers, rêve d’un monde sans exploitation et sans oppression ; « Je suis un Berbère judaïsé » et soudain il nous restitue la Tunisie des profondeurs historiques et son enracinement propre dans cette Tunisie-là ; et exprime, ce faisant, sa démystification de la thèse du « peuple juif comme diaspora des enfants de Canaan ». « Toutes les femmes et tous les hommes de tous les pays qui sont écrasés par les injustices politiques et sociales développées par leurs gouvernants ou par les occupants étrangers sont mes sœurs et mes frères » et voici la solidarité internationale réaffirmée avec des accents lyriques. Et exprimant sa foi en la complète libération de la Palestine, il déclare : « Et si cette conviction s’avérait être une utopie, je préfère mourir avec tout en rêvant ».

Georges est mort insatisfait de n’avoir pas vécu toutes les promesses de son combat et de celui de sa génération, en particulier la sortie de l’autoritarisme et de la peur ; et l’entrée de plain pied dans une vie démocratique et libre. Il est cependant mort comblé, fier de notre indépendance recouvrée et de notre avancée sociale, fier de sa propre contribution aux progrès de son pays et de son peuple, fier des pierres qu’il a posées pour le triomphe de la justice à l’échelle du monde et pour les droits inaliénables du peuple palestinien.

Par ces temps de grisaille et de doute sur notre propre pays, il nous faut être attentifs aux messages et lire les signes d’espoir: la Tunisie et les Tunisien(ne)s ont reconnu en Georges un de leurs héros. Derrière nos ovations chaleureuses et émues chaque fois à l’annonce de son nom publiquement prononcé, il a clairement perçu notre amour et notre hommage à son œuvre à notre bénéfice accomplie. Et Georges en avait à chaque fois le cœur fondu. Parce qu’au crépuscule de sa vie, il recevait la confirmation de l’utilité de celle-ci et des sacrifices qu’il a consentis, notre déclaration de souscription au combat de toute sa vie engagé ; et parce qu’il saisissait, à travers nos frémissements et nos larmes, que nous partageons ses valeurs et ses rêves. Et qu’avec nous, après sa mort, son combat continue.

Mahmoud Ben Romdhane