mercredi 5 juin 2013


Université, contrat social et Révolution

Baccar Gherib[1]

Il ne s’agit pas de défendre ici la thèse hasardeuse que l’université tunisienne ait constitué une force de frappe consciente de la révolution, par la supposée mobilisation des étudiants et leur formation à l’analyse critique de leur société. Bien au contraire, aussi bien les acteurs de l’université que ses observateurs les plus avertis savent très bien que celle-ci n’est plus, depuis les années 1990, un espace de débat et d’initiation à la politique et à la citoyenneté. Car l’ancien régime a réussi, dans une très grande mesure, son entreprise de dépolitisation des masses estudiantines.
La thèse que je voudrais développer est tout autre. Elle consiste à partir des causes profondes de la révolution tunisienne et de montrer qu’une partie de celles-ci gît dans un long processus de perversion et de dégradation de l’Université tunisienne. Autrement dit, l’université aurait été, de manière inconsciente, l’une des principales causes aux origines du déclenchement de la révolution tunisienne. Nous estimons, en effet, que la décision non réfléchie et unilatérale de massifier l’université tunisienne, dès le milieu des années 1990, a mis celle-ci en porte-à-faux par rapport au modèle de développement économique, créant ainsi un chômage de masse inédit parmi les diplômés du supérieur. Elle aura ainsi contribué à rompre l’un des éléments clés du contrat social tunisien fondé sur une mobilité sociale ascendante selon une logique méritocratiequ.

I) Révolution et chômage des diplômés

Revenons au moment initial de la Révolution. Celle-ci se déclenche avec l’immolation, le 17 décembre 2010, du jeune Mohamed Bouazizi. Cet acte désespéré est à l’origine d’un large mouvement de révolte à Sidi Bouzid et dans le gouvernorat limitrophe de Kasserine, qui finit par s’étendre à tout le pays et dont les slogans ont une claire portée économique et sociale, ainsi que le montre celui scandé dès les premiers jours dans les villes de Regueb et Menzel Bouzaiane notamment : Al-tachghîl istihqâq ya iisâbat al-sorrâq ![2]
Ce slogan mérite que l’on s’y arrête quelque peu. Car c’est de son analyse que l’on pourra tirer le sens profond de la révolution tunisienne et l’identité de ses acteurs. Ce qui retient l’attention, c’est sa pertinence politique. Il réussit, en effet, en une phrase très courte, à indiquer les deux grands maux économiques et sociaux dont souffrait la Tunisie de l’ancien régime et à établir le lien entre eux : le chômage endémique et la corruption conjuguée à la prédation des « familles ».
Ainsi, tant la nature de la revendication que la lucidité du diagnostic nous mettent-elles sur la voie de l’identité des initiateurs du mouvement social : ce ne sont pas des pauvres réclamant du pain ; ce sont plutôt des exclus du système réclamant, à travers le droit au travail, les conditions d’une vie digne. Ils ne sont donc pas les membres d’un lumpen prolétariat, mais des chômeurs faisant preuve d’une conscience politique aiguë, très probablement des chômeurs diplômés !
Ce constat nous conduit donc logiquement à nous interroger sur l‘ampleur et la répartition du chômage à la veille de la révolution. Ainsi, fin 2010, le pays comptait un stock d’environ 500 mille chômeurs dont près du tiers (160 mille) sont des diplômés du supérieur ! Une analyse plus poussée du contingent de chômeurs nous montre que le chômage touche plus les jeunes que les adultes, les diplômés plus que les non diplômés ; les habitants des régions de l’intérieur plus que ceux du littoral. Ainsi, le chômage concerne 14% des diplômés vivant sur le Grand Tunis et 17% sur la région de Sfax, tandis que il atteint ses records dans les régions de Kairouan, Sidi Bouzid, Kasserine et Gafsa, avec des taux variant entre 40% et 50% !
Au vu de ces chiffres, on peut considérer qu’il n’est pas surprenant que le foyer de la révolution ait été les gouvernorats de Sidi Bouzid et Kasserine qui abritaient, à l’évidence, une situation économique et sociale sous très haute tension et qu’une simple étincelle pouvait faire exploser. Car, l’origine d’une révolution n’est pas le simple constat de l’inégalité, mais plutôt le sentiment d’injustice découlant de sa propre situation. Or, celle-ci s’avère doublement injuste pour les diplômés chômeurs : d’abord, parce que le diplôme tant convoité n’a pas permis l’accès à l’emploi, et donc aux conditions d’une vie digne. Ensuite, parce que cet échec social se trouve parfois aggravé, dans les milieux populaires, par le fait que ce sont les frères en échec scolaire qui, paradoxalement, subviennent aux besoins des frères diplômés à la recherche d’emploi…
Les sentiments de frustration, de colère et de révolte des jeunes diplômés chômeurs sont ainsi nourris par l’énorme décalage existant entre l’aspiration légitime à un emploi de cadre auquel donne normalement accès le diplôme et la situation effective de chômage et d’une vie aux crochets de la famille. On se trouve dès lors dans une situation qui non seulement induit un blocage de l’ascenseur social, mais qui porte aussi un coup très dur à l’idéal méritocratique, bouleversant ce faisant en profondeur la société tunisienne. Ainsi, si l’on veut comprendre les raisons de la colère de l’hiver 2010-2011 et celles des dysfonctionnements majeurs que nous a légués l’ancien régime, il nous faut, par delà les réponses simples – et simplistes ? – autour du thème de la mauvaise « employabilité » des diplômés, essayer d’identifier les origines de ce phénomène inédit dans la société tunisienne qu’est le chômage de masse des diplômés. Cette question se trouve au carrefour de problématiques éducatives, certes, mais aussi économiques et industrielles.

II) Massification de l’université et  décrochage par rapport à l’économie
Comment la Tunisie est-elle passée, en une vingtaine d’année, d’une situation d’absence d’un chômage des diplômés à un stock de chômeurs diplômés de 160 mille selon les chiffres officiels ? Comment est-on passé d’un taux de chômage des diplômés inférieur à 1% dans les années 1970 et 1980 à un taux dépassant les 35% dans les années 2000 ? Répondre à ces questions exige une analyse de ce qui s’est passé, durant cette période, aussi bien sur le front de l’offre des diplômés (dans l’université) que sur le front de la demande (l’économie en général et l’entreprise en particulier).

1) La fin du système sélectif
Pour ce qui est de l’offre de diplômés, il est clair qu’une telle explosion des chiffres ne peut être due à une pression démographique. Car, le contingent d’étudiants est passé de 40 mille à la fin des années 1980 à près de 400 mille moins de vingt ans plus tard. Cette explosion (une multiplication par dix !) s’explique par un phénomène inédit : la massification de l’université ! Fruit de la volonté politique de l’ancien régime, celle-ci a été obtenue fondamentalement par deux voies : l’escamotage de la voie d’accès à l’université qu’est le baccalauréat et le gonflement factice des taux de réussite tout au long des différents cursus universitaires.
Rétrospectivement, en effet, il devient de plus en plus évident que les années 1990 ont abrité un véritable tournant dans la politique éducative et universitaire du pays, par l’instauration d’une sélection très lâche à l’accès à l’université, grâce surtout à la comptabilisation des fameux 25% de la moyenne annuelle de la 7ème année secondaire dans la moyenne générale du baccalauréat. Ce coup de pouce institutionnel aux candidats a fait en sorte que 50% des étudiants qui peuplent aujourd’hui l’université tunisienne n’y auraient pas eu accès si l’on avait pris en compte uniquement les résultats de leurs examens au bac !
Certes, on pourrait logiquement s’attendre à ce que cette population ainsi parachutée dans l’université, tout en étant dépourvue des outils intellectuels nécessaires à la poursuite d’études supérieures, soit rapidement éjectée des cursus, étant donné son incapacité à franchir les examens annuels. Mais ça n’a pas été le cas ! Car le ministère de l’enseignement supérieur avait mis en place une politique de gonflement artificiel des taux de réussite en maniant à la fois la carotte (en primant les institutions produisant les taux de réussite les plus élevés) et le bâton (en recourant aux pressions vis-à-vis des enseignants coupables de donner de trop mauvaises notes).
Ainsi, ce qui s’est joué par le biais de cette massification à outrance, c’est tout simplement le passage progressif et insensible d’un système bon mais sélectif vers un système donnant lieu à une profusion de diplômes hélas dévalorisés. Une évolution qui, sous couvert d’instituer la démocratie à l’université, y a institué en fait une médiocratie !

2) Quelles logiques derrière la massification ?
Or, quand on considère l’échec patent de cette politique de massification de l’université, qui s’est traduite, d’abord, par la détérioration de la qualité de son produit, ensuite et surtout, par l’extraordinaire potentiel de révolte contre le régime portée par ces milliers de diplômés que le système universitaire vouait chaque année au chômage et qui a fini par lui exploser à la figure, on ne peut que s’interroger sur les motivations économiques et politiques profondes d’une telle option qui s’est finalement avérée suicidaire.
En effet, la massification de l’université n’a pas été, pour le pouvoir politique, une « figure imposée ». Elle n’a pas représenté l’adaptation à une pression émanant de l’enseignement secondaire, mais plutôt, à travers l’élargissement des mailles du filet du bac, l’expression claire d’une volonté politique. Certains observateurs se sont attelés, pour cela, à en identifier les objectifs ou les desseins profonds.
Ainsi, a-t-on voulu voir dans l’option de la massification l’application d’une démarche cynique consistant à concevoir l’université comme un immense hangar destiné à parquer des dizaines de milliers de jeunes gens, avec pour principal objectif de retarder leur rencontre avec le chômage, tout en les maintenant, pour quelques années, dans l’illusion d’un avenir assuré grâce au diplôme universitaire. Toutefois, cette approche s’inscrit dans une logique de court terme, qui ne réussit tout au plus qu’à gagner du temps ! Pire, en reportant la rencontre avec le chômage, la massification ne résout pas le problème, mais elle l’aggrave. Car une psychologie rudimentaire nous enseigne que les attentes des diplômés en matière d’emploi sont autrement plus élevés que celles des non diplômés et que, face au chômage, leur frustration et leur colère sont d’autant plus grandes…
D’autres analyses estiment que l’explosion des effectifs d’étudiants et, partant, de diplômés est due principalement à l’application rigoureuse par les autorités tunisiennes des recommandations de la Banque Mondiale. Véhiculant une vision strictement économique et mercantile de l’enseignement et regardant par là même les redoublements et l’exclusion comme des pertes économiques pour la communauté, celle-ci ne pouvait que prôner l’augmentation, de manière artificielle si nécessaire, des taux de réussite ! Dès lors, il n’est pas étonnant que les autorités aient appliqué avec zèle ces recommandations, d’autant plus que ce faisant on satisfaisait la condition qui permettait de bénéficier de financements tout à fait bienvenus.
Par ailleurs, l’explosion des effectifs d’étudiants pouvait jouer également deux autres rôles intéressants pour l’ancien régime. D’abord, elle accréditait le discours officiel évoquant une Tunisie prospère et conquérante, s’attachant à fonder désormais son développement sur une économie du savoir. Ensuite, elle permettait aussi, à peu de frais, de faire faire au pays un bon en avant dans les classements internationaux en termes d’Indicateur de Développement Humain (IDH), qui dépend, entre autres, du taux des 19-24 ans scolarisés.
Toutefois, quelles que soient les véritables raisons à l’origine de la massification du supérieur, il est indéniable que les cohortes de diplômés ainsi produits chaque année avaient de fortes probabilités de rencontrer à leur sortie de l’université, et pour une période assez longue, le chômage. Et ce, parce que du côté de la demande, le tissu économique tunisien n’était pas objectivement capable de les accueillir.

3) Une massification en porte-à-faux par rapport au modèle de développement

Nous connaissons tous la fameuse antienne, chère au patronat et aux technocrates, sur la « mauvaise d’employabilité » des diplômés de l’enseignement supérieur ? Ce discours, qui s’appuie sur la « mauvaise formation » et son contenu « par trop théorique », qui rendrait les diplômés « en décalage par rapport aux besoins de l’entreprise », dédouane, à peu de frais, l’entreprise tunisienne de ses propres responsabilités dans l’explosion du phénomène du chômage des diplômés et fait l’impasse en tout cas sur les faiblesses, voire les archaïsmes de celle-ci.
En effet, pour bien comprendre la question du chômage des diplômés, il nous faut dépasser cette lecture simpliste et revenir sur les principales caractéristiques du modèle de développement économique en Tunisie depuis la mise en œuvre du Plan d’Ajustement Structurel (PAS) à la faveur de la crise en 1986. Le choix qui est fait alors est celui d’opter pour un modèle tiré par le secteur privé, notamment exportateur, via sur une insertion « par le bas » dans la mondialisation, via une spécialisation dans l’industrie de sous-traitance avec un faible contenu technologique et exigeant essentiellement un travail non qualifié.
Cette caractéristique de l’industrie tunisienne est au demeurant aggravée par la faiblesse du taux d’encadrement dans le secteur privé (qui n’a pas atteint les 10%, tandis qu’il est de 20% dans le secteur public). Or, l’option pour un modèle de croissance tiré par le secteur privé a fait en sorte que, depuis quelques années, les ¾ des emplois créés chaque année le sont par le secteur privé, qui n’est pas hélas à même de créer suffisamment de postes de cadres, sans doute à cause du maintien dans la plupart de nos PME (85% du tissu économique) de procédés de gestion traditionnels. Rétrospectivement, en tout cas, on ne peut que s’interroger sur l’option de la massification universitaire au moment même où l’on optait pour une croissance tirée par un secteur privé faiblement créateur de postes de cadres…
Toujours est-il que tant que le taux d’encadrement dans le secteur privé demeurera aussi faible, tant que l’industrie n’aura pas renforcé le contenu technologique de sa production, l’économie tunisienne demeurera objectivement incapable d’absorber les dizaines de milliers de diplômés du supérieur qui débarquent chaque année sur le marché du travail. Ni la qualité de la formation, ni l’adjonction d’un contenu soi-disant pratique, ne changeront rien à la donne !
Toutefois, le chômage des diplômés ne se déploie pas de manière socialement neutre, car il frappe surtout les régions et les groupes défavorisés. De ce point de vue, l’université qui devait contribuer à atténuer les inégalités sociales et régionales, s’est mise, à cause de sa massification, à les reproduire, voire à les renforcer. Ce faisant, elle a frappé au cœur les principes méritocratiques sur lesquels s’était construite la société tunisienne depuis l’indépendance et a ainsi ébranlé le contrat social tunisien.

III) Chômage des diplômés et rupture du contrat social
Pour comprendre la révolution tunisienne, il faut scruter le dernier demi-siècle de la Tunisie moderne, avec les modèles économiques, sociaux et politiques qui ont été mis en place depuis l’indépendance. Car c’est seulement en revenant à ce moment fondateur que l’on sera à même de prendre la pleine mesure de la profondeur de la rupture que le phénomène de chômage de masse parmi les diplômés du supérieur a réussi à créer au cœur de la société tunisienne, prenant même les allures d’une contre-révolution !
En effet, la fondation du nouvel Etat et de la nouvelle société se fait incontestablement, certes, contre les mœurs archaïques d’une société patriarcale, mais aussi contre les logiques féodales d’une société traditionnelle basée sur une logique de reproduction sociale, où la hiérarchie et la préséance sociales sont fondamentalement déterminées par la naissance et rarement par le mérite. Or, les nouvelles élites étatiques, provenant elles-mêmes dans leur très grande majorité de milieux populaires et ayant réalisé une ascension sociale grâce aux diplômes décrochés dans l’école et l’université modernes, allaient naturellement mettre en place de nouveaux critères d’hiérarchisation et un nouveau mécanisme de mobilité sociales fondés sur la méritocratie liée à la détention de diplômes scolaires et universitaires.
Ainsi, s’est donc mis en place un modèle de mobilité sociale ascendante sur des bases méritocratiques, qui permettait en gros à tout jeune détenteur d’un diplôme universitaire, quelle que soit son origine sociale ou régionale, de devenir membre de la catégorie socioprofessionnelle privilégiée des cadres. Or, on a pu constater que ce modèle a fonctionné correctement tant que, d’un côté, l’économie tunisienne a pu continuer à créer un nombre minimal de postes de cadres, aussi bien dans la fonction publique que dans le secteur public et privé, et que, de l’autre côté, un système éducatif sélectif maintenait la rareté relative des diplômes et, par conséquent, leur valeur sociale. Mais la massification de l’université associée à son décrochage par rapport au modèle de développement adopté depuis le PAS ont signifié sa fin, qui a pris une forme inédite, inquiétante et pénalisante pour les groupes sociaux défavorisés : le chômage de masse des diplômés du supérieur !
Car cette nouvelle donne économique et sociale nous met face à une situation où le capital culturel (le diplôme) n’étant plus suffisant pour accéder à l’emploi convoité, l’accès à celui-ci deviendra nécessairement tributaire du capital social des parents du diplômé (leurs relations). Il va de soi que l’irruption de cette nouvelle logique met fin à la méritocratie en œuvre jusqu’ici et que, en favorisant les « héritiers », elle reconduit des mécanismes de reproduction qui se déploieront en défaveur des plus démunis socialement. Il s’agit là, à l’évidence, d’une rupture du contrat social qui a soudé les Tunisiens, tous groupes sociaux confondus, depuis l’indépendance, et contre laquelle les jeunes des régions de l’intérieur, les plus touchés par le chômage des diplômés, se sont légitimement rebellés.
Aujourd’hui que le nombre de chômeurs diplômés a atteint le record de 230 mille, il serait tout à fait bienvenu, dès lors qu’on s’apprête à réformer l’université tunisienne, d’envisager celle-ci comme une institution au cœur du modèle de développement et du contrat social. Ceux qui ont essayé de « réformer » l’université en ignorant son articulation au modèle de développement et le rôle essentiel qu’elle joue dans les mécanismes de reproduction ou de mobilité sociale, ont finalement joué aux apprentis sorciers et compris, à leurs dépens, que l’on ne pouvait s’y attaquer impunément ou s’amuser à la pervertir…







[1]   Doyen de la Faculté des Sciences Juridiques, Economiques et de Gestion de Jendouba. (Cet article a été publié sur le mensuel Maghreb Magazine du mois d'avril sous le titre "Comment on a perverti l'université).
[2] (Le travail est un droit, bande de voleurs !).

samedi 23 mars 2013

130ème anniversaire de la mort de Karl Marx : La fraicheur d’une vision critique du monde




Que peut nous dire, aujourd’hui, l’œuvre de Karl Marx, disparu il y a exactement 130 ans (le 14 mars 1883 à Londres), qui a vécu à une époque – on n’y pense sans doute pas assez – où l’on se déplaçait encore à cheval et où l’on s’éclairait à la lampe à huile ? Que retenir de l’apport scientifique de cette œuvre dans différentes disciplines qui n’ont cessé, durant toute cette période, d’évoluer et de « progresser » ? Comment appréhender, notamment, son ambition excessive et démesurée de fonder une « science de l’histoire » ? Que peut nous inspirer la pensée d’un homme, plus de vingt ans après que le système économique et politique (totalitaire et liberticide) qui s’est réclamé d’elle se soit écroulé comme un château de cartes fondamentalement sous l’effet de ses propres limites et déficiences ? Enfin, que peut dire cette œuvre, fille de son temps, certes, mais aussi de son aire culturelle[1], aux sociétés du Tiers Monde, aux peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique Latine, qui luttent plus d’un demi-siècle après la fin de la colonisation contre une logique économique mondiale qui les lèse ?
« Pas grand-chose ! », serait-on tenté de répondre, à la suite d’une lecture rapide et superficielle de ces questions ! Mais si l’on prend les précautions nécessaires de distinguer, dans l’œuvre de Marx, le scientifique du politique, le fondamental du contingent, l’esprit de la lettre, bref, Marx du Marxisme, on pourrait répondre : « l’essentiel ! » ; à savoir, une vision du monde critique, dévoilant par-delà des évidences du « bon sens » percevant comme « naturelles » toutes les inégalités qui structurent notre société, le caractère historique, donc contestable et surmontable de celles-ci. Or, pour retrouver ce noyau aux fondements de la pensée de Marx, on doit travailler à le « découvrir » en ôtant les sédiments qui se sont accumulés autour de lui tout au long de l’évolution politique et idéologique des 13 dernières décennies suivant sa mort. Il est évident, en effet, que, pour le bien comme pour le mal, la fortune de la pensée de Marx ait dépendu de ce mélange spécifique d’analyse et d’engagement, de science et de politique.

Science et politique
Cette association particulière de l’analyse et de l’engagement, de la science et de la lutte pour l’égalité, contre la domination et l’exploitation des plus faibles, est au cœur de l’œuvre de Marx. On la trouve énoncée avec une force et une netteté remarquables dans un écrit de jeunesse : les Thèses sur Feuerbach, en l’occurrence dans la célèbre onzième thèse : « Les philosophes n’ont fait jusqu’ici qu’interpréter le monde ; or, il s’agit de le transformer ! ». Et c’est cette association, indéniablement, qui lui a attiré autant de sympathisants, de militants et de « fidèles », en en faisant, comme le souligne à juste titre Schumpeter, non pas une simple pensée, mais, par certains égards, une religion, séculaire il est vrai, dotée de sa propre morale, sa propre vision du bien et du mal et sa propre conception du salut (terrestre) ! En effet, Marx a conçu, dès le début, sa théorie de la société et de l’histoire comme une arme destinée à soutenir les dominés et les opprimés dans leur entreprise de libération et d’émancipation et ce, dès le Manifeste Communiste, magnifique brochure rédigée à l’âge de 29 ans, contenant une vision de l’histoire et un programme politique, à l’intention du prolétariat du monde entier.
Cette imbrication du scientifique et du politique, de l’analyse et de l’engagement, a sommé les héritiers de Marx et/ou commentateurs à privilégier une dimension par rapport à l’autre en vue d’asseoir leurs propres interprétations de son œuvre. Ainsi, pour expurger l’apport de Marx de ce qui s’est commis plus tard en son nom, Schumpeter n’hésite pas à souligner que le lien entre le message de Marx et les Bolchéviques est semblable au lien entre le message du Christ et les dérives de l’Eglise catholique. De même, pour asseoir l’apport strictement scientifique de Marx, Althusser crée une opposition entre le jeune Marx, épris de philosophie et réfléchissant sur le concept d’aliénation et le Marx adulte, se délivrant de la philosophie pour aller fonder la science de l’histoire et de la société. A contrario, le jeune Gramsci salue, lui, la révolution d’octobre par un enthousiaste et passionné « Révolution contre le Capital », critiquant d’une manière acerbe les lectures scientistes et déterministes de Marx et développant une lecture politique de celui-ci, qui préfère la praxis à la science, la liberté des hommes en lutte aux déterminismes historiques et la révolution à l’évolution !
Or, aujourd’hui que les vents politiques et idéologiques sont particulièrement défavorables, avec l’écroulement, notamment, des expériences historiques s’inspirant du « socialisme scientifique », le reflux du marxisme dans les mondes académique et, plus largement, intellectuel, où il était il n’y a pas longtemps dominant et la franche domination, à sa place, de l’idéologie libérale dans les médias, les institutions internationales et l’air du temps, il est plus que jamais opportun de retrouver un Marx libéré des dogmes et des slogans réducteurs – tels la dictature du prolétariat ou la loi de la paupérisation – auxquels il a été associé et qui permettent à ses adversaires de se débarrasser de lui à peu de frais. Car, si Marx a encore quelque chose d’intéressant à nous dire, ce n’est pas tant à travers ses descriptions de la société communiste et aux modalités de sa réalisation – auxquelles, au demeurant, il aura consacré une partie infime de son œuvre monumentale – que par sa vision critique et pénétrante de l’organisation, du fonctionnement et de l’évolution du mode de production capitaliste qui demeure, elle, d’une indéniable actualité !

Les analyses vieillissent, pas la vision !
Schumpeter l’avait montré d’une façon magistrale : en amont des théories économiques et sociales, il y a nécessairement des visions de l’économie et de la société et, paradoxalement, c’est grâce à celles-ci, qui sont idéologiques presque par définition, que les théories scientifiques se renouvellent. Or, les grandes visions qui révolutionnent la science sociale, en jetant une lumière nouvelle sur les phénomènes étudiés, en suscitant de nouvelles interrogations, en élaborant de nouvelles problématiques et donc de nouvelles analyses, ne sont pas nombreuses. En économie, on en compte trois, pas plus, dont celle du fondateur (Adam Smith) et celle de Marx.
Or, si la vision de Smith se construit autour de la métaphore de la main invisible, évoquant ainsi une société harmonieuse, car capable d’autorégulation, où la libre poursuite par les individus de leurs intérêts particuliers conduit, sans qu’ils le veuillent ni le sachent, à la réalisation de l’intérêt général, grâce aux mécanismes du marché libre et concurrentiel, la seconde, celle de Marx, jette sur la société un regard radicalement différent, évoquant plutôt classes sociales, conflits, crises et mouvement ! C’est ce regard nouveau sur l’économie et la société du capitalisme, plus que les prophéties (qui peuvent s’avérer erronées) ou les analyses (qui sont réfutables), qui garde aujourd’hui encore toute sa fraicheur et son utilité pour comprendre le monde dans lequel nous vivons. Quels sont les principaux éléments de cette vision ? Quelles sont les principales leçons de Marx que le penseur du fait social doit faire siennes ?
D’abord, et contrairement à ce que croyaient ses prédécesseurs dans le champ de l’économie, Marx nous enseigne que la société et ses « lois » ont un caractère historique et que, partant, aucun rapport économique ou social ne peut se prévaloir d’un caractère naturel et d’une quelconque fatalité. Surtout quand il s’agit de rapports de domination d’une classe sur une autre ou d’exploitation d’une classe par une autre. Dès lors, toute organisation économique et sociale est par définition éphémère et transitoire. Il ne peut y avoir de ce point de vue d’organisation éternelle et universelle de la société.
Ensuite, Marx nous montre que « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de la lutte des classes »[2]. Ce par quoi il faut comprendre non pas que la société est dans un état de guerre et d’affrontement permanents derrière les barricades, mais plutôt qu’elle est structurée par un conflit entre les classes autour du partage de la richesse sociale qu’elles contribuent chacune de son côté à créer. La part de l’une ne pouvant augmenter qu’aux dépens de celle de l’autre, le rapport entre elles est inévitablement conflictuel, antagonique. Mieux, c’est ce conflit qui est à l’origine des changements technologiques, organisationnels et institutionnels au sein d’une société.
Enfin, étant donné que toute société est structurée par ce conflit fondamental, et que tout analyste de la société y occupe une position déterminée, son regard sur celle-ci est nécessairement influencé, voire modelé, par sa position sociale et ce, d’une manière involontaire, inconsciente. Ainsi que le souligne Schumpeter encore une fois, 50 ans avant que Freud n’identifie l’inconscient, cette découverte de l’intrusion de l’idéologie dans la science sociale est de tout premier ordre ! Marx, en tout cas, le voit dès le milieu du 19ème siècle d’une manière pénétrante quand il dit à propos des fondateurs de l’économie politique classique, Adam Smith et David Ricardo, que ce sont certes des économistes scientifiques, mais qu’ils demeurent des économistes bourgeois
Nul analyste sérieux des phénomènes économiques, sociaux ou politiques ne peut aujourd’hui être en deçà de ces percées théoriques de Marx. Surtout, ceux d’entre eux qui ne se complaisent pas dans la pensée de l’équilibre (économique) ou de l’harmonie et/ou la reproduction (sociales) et qui appréhendent, au contraire, le monde social comme étant en perpétuel mouvement générant ainsi déséquilibres et crises au bout desquels il y a un changement historique.
Certes, Marx est le fils de son siècle positiviste et scientiste et il a porté cette ambition excessive de vouloir fonder une science de l’histoire à l’image des sciences de la nature. Certes, il a regardé le monde à partir de l’aire culturelle occidentale, montrant un certain mépris pour les Slaves et analysant les sociétés non européennes par le biais du concept de mode de production asiatique, considéré comme un blocage de l’histoire, et que de ce point de vue il n’échappe pas au prisme eurocentriste. Mais Marx demeure nôtre, nous peuples du Tiers Monde, non seulement parce qu’il est par excellence le penseur de l’histoire, mais parce qu’il a, comme nous, été la proie de l’obsession du retard historique et des modalités de son rattrapage. Tant que nous accuserons ce retard historique, tant que nous nous battrons pour le rattraper, tant que nous lutterons pour réduire les inégalités au sein des sociétés et entre les nations, la vision marxiste du monde demeurera un bon guide, une bonne arme (de la pensée) et, surtout, quand il s’agit de penser un moment révolutionnaire, comme c’est le cas aujourd’hui en Tunisie et dans d’autres pays de la région.

Baccar Gherib
Attariq Aljadid, le 23 mars 2013


[1] On connaît la célèbre présentation par Lénine de l’œuvre de Marx, qui la saisit à la fois comme la synthèse et le dépassement du meilleur de la pensée européenne de son temps : la philosophie allemande, l’économie politique anglaise et le socialisme français !
[2] Phrase célèbre qui inaugure Le Manifeste Communiste.

vendredi 18 janvier 2013

Une analyse des manifestations du 14 janvier : Un pas, malgré tout, vers l’unification des forces démocratiques




Les manifestations du 14 janvier dernier sur l’avenue Habib Bourguiba ont suscité, dans les médias et sur les réseaux sociaux de la toile, essentiellement deux réactions, énoncées le plus souvent sous le mode du regret voire de l’amertume. La première a remarqué la disparition de l’unité dont le peuple tunisien avait fait preuve sur le même lieu il y a exactement deux ans (les logos et drapeaux des partis ayant supplanté le drapeau national en ce jour de célébration). La deuxième a souligné la division des forces démocratiques, qui ont défilé dans deux marches différentes : celle de Joumhouri-Massar-Jabha sur l’avenue Bourguiba, et celle de Nida, un peu plus loin, sur l’avenue parallèle de Mokhtar Attia.
Or, si la première réaction relève de la naïveté ou d’un angélisme déplacé, car elle ne voit pas la différence fondamentale qui oppose ces deux moments de l’histoire politique de la nation – celui de son unité dans la revendication commune du départ du dictateur et celui de sa division autour du projet sociétal à édifier, notamment – , la deuxième, elle, mérite d’être discutée et surtout, croyons-nous, relativisée. D’autant plus, que ce sont les deux marches de l’opposition qui ont créé l’événement, les différentes expressions de l’islamisme radical – salafistes, LPR, frange extrémiste d’Ennahdha – s’étant contentées de meetings sur l’avenue dont l’objectif était clairement de ne pas abandonner totalement le terrain aux forces démocratiques.
Car, s’il y a bien un enseignement à tirer des manifestations du 14 janvier, c’est bien le dynamisme de l’opposition démocratique qui détient aujourd’hui l’initiative politique et qui réussit une mobilisation populaire honorable autour de différents dossiers sensibles comme la lutte contre la violence politique, la bataille menée pour la neutralité partisane des ministères de souveraineté et le combat hautement symbolique pour la réhabilitation des martyrs et blessés du Bassin minier. Tandis qu’en face, la Troïka au pouvoir est non seulement apparue amorphe, sans grande capacité de mobilisation, étant donné le mécontentement populaire diffus sanctionnant ses mauvaises copies sur les dossiers sécuritaire, économique et social, mais aussi complètement engluée dans cet interminable feuilleton du remaniement ministériel qui dévoile au passage une grande faiblesse politique. Une faiblesse qui s’est traduite notamment par le retentissant flop du sit-in organisé par le CPR, le jour même, devant l’ambassade de l’Arabie Saoudite…
Néanmoins, ce dynamisme des forces démocratiques et leur occupation réussie du terrain demeurent entachés, aux yeux de l’opinion publique démocratique, par le triste constat de leur division matérialisée, il est vrai, par les marches séparées de leurs troupes. Mais, bien que légitime, ce regret gagne à être relativisé par la mise en perspective historique de ces deux marches. Car, l’approche dynamique a, par rapport à l’approche statique, l’avantage d’offrir une meilleure saisie des évolutions en cours et, en l’occurrence, de mieux montrer la moitié pleine du verre, quand une simple photographie du moment ne peut que nous mener à nous lamenter face à sa moitié vide.
En effet, si l’on compare l’instantané du 14 janvier 2013 à celui du 23 octobre 2011, on ne peut que constater les dynamiques de regroupement et d’unification qui sont à l’œuvre depuis et qui sont en train de mettre fin, lentement mais sûrement, à l’extrême émiettement des forces démocratiques lors de ce premier rendez-vous électoral. Faut-il rappeler ici que la Jabha est elle-même un regroupement d’une dizaine de partis ayant une certaine cohérence idéologique, que Joumhouri et Massar sont issus de la fusion de différents partis, enrichie par l’adhésion de militants indépendants et que le nouveau venu Nida est appelé à regrouper des militants, des sympathisants et des électeurs qui étaient objectivement éparpillés, il y a plus d’un an ?
Toutefois, pour mieux appréhender les dynamiques en cours, il est sans doute plus intéressant et plus pertinent de comparer les marches du 14 janvier à celles organisées trois mois plus tôt contre la violence politique, peu après l’assassinat de Lotfi Nagdh à Tataouine. Ce jour-là aussi, rappelons-le, il y eut deux marches : celle de la Jabha, d’un côté, et celle de Nida-Joumhouri-Massar, de l’autre. Ainsi, de la comparaison des deux manifestations, il ressort que le duo Massar et Joumhouri a organisé, dans un premier temps, une action commune avec Nida, puis, dans une deuxième temps, avec la Jabha et que, de ce point de vue, ce duo apparaît comme disposant d’atomes crochus aussi bien avec le premier acteur politique qu’avec le second. Massar et Joumhouri représentent donc potentiellement le point de jonction entre ces deux entités du camp démocratique, notamment le Massar qui a clairement déclaré, par la voix de son porte-parole Samir Taieb, que le Front démocratique devait se construire autour d’une alliance large allant de Nida à la Jabha !
Certes, cette jonction n’est pas pour demain. Car il n’est pas facile pour ceux qui se sont positionnés autour du rejet de la bipolarisation de la scène politique de finir par rejoindre l’un des deux pôles en présence. Comme il n’est pas facile d’échapper au feu de barrage de la propagande de diabolisation de Nida par la Troïka, visant à rendre impossible un tel rapprochement. Mais la jonction demeure un objectif possible. Elle exigera un peu de temps et beaucoup de doigté et d’intelligence politique de la part du Joumhouri et du Massar. Ce dernier, notamment, étant donné les affinités qu’il a aussi bien avec la Jabha qu’avec Nida, des relations dont il dispose chez le premier comme chez le second, aura la lourde responsabilité historique de travailler inlassablement à opérer cette jonction nécessaire à la constitution d’un Front démocratique et progressiste large, seul à même de restaurer l’équilibre dans le paysage politique et de porter la promesse d’une alternance pacifique au pouvoir.
L’exercice est difficile. Sa réussite exigera des arbitrages délicats, des compromis, voire des renoncements. Elle devra nécessairement se fonder sur une plateforme politique qui saura prendre en charge la question démocratique, certes, mais aussi la question sociale. Elle nécessitera, surtout, la mise en sourdine des ambitions personnelles et des intérêts partisans. Elle n’est certes pas acquise, mais la responsabilité de tous les démocrates est de tout mettre en œuvre pour que le Front démocratique large ne reste pas de l’ordre de l’utopie.

Baccar Gherib

mercredi 9 janvier 2013

الحوض المنجمي و الثورة و الترويكا



إن رفض المجلس الوطني التأسيسي إدراج شهداء و جرحى الحوض المنجمي ضمن شهداء و جرحى الثورة ليس بالأمر الهين . فهو لا يقتصر على مجرد ظلم لبضعة مواطنين و عائلاتهم سيتم اقصاؤهم بهذه الطريقة من حقهم في تعويضات مادية و معنوية مشروعة . و هو لا يطرح مجرد مسألة فنية يجب تركها إلى السجالات الأكاديمية بين مؤرخي الثورة في المستقبل . بل إن لهذا الرفض دلالات سياسية عميقة لأنه يوحي بأن السلطة الحالية ليست مدركة - عن وعي أو عن غير وعي - لروح الثورة و معناها الحقيقي ، و هو ما يساعد كذلك على فهم تعثراتها الحالية سنتان بعد سقوط نظام بن علي و سنة بعد صعودها إلى سدة الحكم و يفسر بالخصوص حالة الإحتقان التي تعيشها البلاد في جهاتها الداخلية . لكن قبل أن نتساءل  عن مدى مشروعية إعتبار إنتفاضة الحوض المنجمي كمنبع من منابع الثورة بل قل بدايتها الحقيقية يجب علينا العودة إلى تلك الملحمة البطولية و التذكير بأهم مجرياتها و محطاتها لكل من كان آنذاك غائباً إن جسدياً أم سياسياً .
فقد شاهد شتاء 2008 في مدن الرديف و المظيلة و المتلوي و أم لعرايس إندلاع حركة احتجاجية هائلة ضد منظومة التشغيل الفاسدة القائمة على المحسوبية و الزبونية بشركة الفسفاط  الذي تعد المشغل الأساسي بالجهة . هذه الحركة ستتواصل لمدة اسابيع رافعة مطالب التشغيل و التنمية و الكرامة متحولة و بسرعة إلى إحتجاج إجتماعي و سياسي ضد منظومة الإستبداد . كما ستواجه حصاراً أمنياً طيلة ستة أشهر و ستعطي لقضيتها سجناء و جرحى و شهداء من بينهم الشهيد الحفناوي المغزاوي الذي أعطى إسمه إلى إحدى أغاني الفنانة الملتزمة بديعة بوحريزي . و بالرغم من نجاح الإستبداد في تطويق هذا الحراك عن طريق قمع وحشي أولاً و توظيف القضاء ثانياً إلا أن هذا النجاح كان ظاهرياً و مؤقتاً . لأن إنتفاضة الحوض المنجمي حققت الأهم و هو كسر حاجز الخوف عند التونسيين . كما نجحت في إنتاج الكلمات و الشعارات التي أثثت المطالب حول حق الشغل و الكرامة إلى جانب توجيه إصبع الإتهام إلى منظومة الفساد التي كانت تحكم البلاد . و هذا الحراك الإجتماعي نجح بالأساس في زرع روح الإنتفاضة مخلفاً احتجاجات مماثلة تتالت بعده إنطلاقاً من فريانة ثم الصخيرة ثم بن قردان وصولاً إلى سيدي بوزيد التي نجحت على خلاف سابقاتها في الإمتداد و الإنتشار مطيحة بنظام بن علي .
لكن تزامن إمتداد الحركة الاحتجاجية  و وصولها إلى صفاقس و تونس مع تحول ملحوظ لأهم شعاراتها فغاب "التشغيل إستحقاق يا عصابة السراق" الذي رفع في انهج الرقاب و منزل بوزيان و ظهر "ديقاج" الذي رفع في شارع الحبيب بورقيبة يوم 14 جانفي . و بالرغم من أن 17 ديسمبر و 14 جانفي يمثلان مرحلتين متكاملتين للثورة و ضروريتين لنجاحها و بالرغم من أن شعار "ديقاج" قد وحد التونسيين وراء مطلب رحيل بن علي و عائلته فإنه بات من الواضح أن الحركة الاحتجاجية قد فقدت بوصولها إلى العاصمة محتواها الإجتماعي و الترابي . لكن لا يمكن لهذا التحول في الشعارات أن ينسينا أن قضايا الكرامة و العادلة الإجتماعية و الجهوية هي التي مثلت مصدر الثورة و روحها و أن الجهات الداخلية هي التي دفعت أغلى ضريبة للتحرر و الاطاحة بالإستبداد ! و من هنا يبدو واضحاً أن فهمنا للثورة و اهدافها سوف يختلف بإختلاف المرحلة التي نختارها للتعريف بها . فإذا عرفنا بها عن طريق لحظة 14 جانفي و مطلب رحيل بن علي ، سوف يقتصر فهمنا لها على مجرد اطاحة بمنظومة الإستبداد الفاسدة التي كانت تحكم البلاد و تعويض النخب الحاكمة القديمة بنخب جديدة عن طريق إنتخابات ديمقراطية و شفافة . و هذه القراءة للثورة هي بالذات في نظرنا قراءة الترويكا التي تبدو قاصرة على إدراك محتواها الإجتماعي و الجهوي .
فعلاً إن هذه القراءة الضيقة للثورة (المستبعدة لطابعها الإجتماعي و الجهوي) من طرف الترويكا قد تجلت بوضوح على الصعيد السياسي أولاً ، لما اختارت مكوناتها أن تلعب الإنتخابات حول قضية الهوية على حساب القضية الإقتصادية و الإجتماعية . كما ظهرت كذلك بصفة موضوعية ، أي على الميدان ، بتواصل و تعمق حالة الإحتقان و الغضب بالجهات الداخلية حيث تنامى الحراك الإجتماعي المذكر بمطالب التشغيل و التنمية و الذي يجابه أحياناً بالقمع كما كان الحال في أحداث سليانة مؤخراً . و هي تظهر اليوم على الصعيد الرمزي عن طريق إقصاء شهداء و جرحى الحوض المنجمي من القانون المنظم للتعويضات لشهداء و جرحى الثورة .
إذن يرى المتأمل في هذه القضية أن هذا الإقصاء ليس محض الصدفة بل أن له على العكس سبب عميق يكمن في هذه القراءة الضيقة للثورة المقتصرة على إقصاء النظام السابق و رموزه من حلبة السياسة و المواطنة . و إن لأكبر دليل على ذلك هو أن رئيس الحزب الحاكم اليوم يلقب ب"ضمير الثورة"  رابطات "حماية الثورة" التي اختصت على حد تعبيرها في ملاحقة و محاربة "ازلام و فلول النظام السابق"  بينما يعتبر في الوقت نفسه كجزء من الثورة المضادة أولئك الذين يتحركون في الجهات الداخلية مطالبين بالتشغيل و التنمية لأنهم يذكرونه باحتجاجاتهم المتواصلة أن الشرعية الإنتخابية لا تكفي لبلوغ المشروعية و أن هذه الأخيرة سوف تتحقق عندما نبدأ في انجازات ملموسة لصالح الجهات المهمشة و المقصية أو على الأقل عندما نظهر إرادة سياسية صادقة و قوية في هذا الإتجاه !
إن إقصاء ملحمة الحوض المنجمي لسنة 2008 من ديناميكية الثورة التونسية يعتبر خطأً مضاعفاً . أولاً لأنه يتجاهل المساهمة الأساسية لمناضلي و أهالي الحوض المنجمي في إسقاط منظومة الإستبداد . و ثانياً و بالخصوص لأنه يحمل في طياته تجاهلاً و تناسياً لروح الثورة و لمطالبها المتأكدة و المتعلقة بالتشغيل و التنمية الجهوية و هو ما يساهم في تعميق حالة الإحتقان في الجهات الداخلية . و من هذا المنطلق يعتبر رد الإعتبار لإنتفاضة الحوض المنجمي باقحامها  في سيرورة الثورة ضرورةً ليس من باب العدل في الذاكرة فقط و انما كذلك لدعم حظوظ النجاح لمسار الإنتقال الديمقراطي في بلادنا .


بكار غريب 

Le Bassin minier, la Révolution et la Troïka



Le refus exprimé par l’Assemblée Nationale Constituante de considérer les martyrs et les blessés du soulèvement du Bassin Minier de Gafsa durant les six premiers mois de l’année 2008 comme faisant partie des martyrs et des blessés de la Révolution tunisienne n’est pas une petite question de détail. Il est loin de comporter juste une injustice faite à quelques individus et à leurs familles, ainsi exclus de leur droit à un dédommagement et à une reconnaissance légitimes, et il ne se limite pas à une simple question « technique » qu’il faudrait abandonner aux débats académiques des futurs historiens de la Révolution. Ce refus trahit fondamentalement l’incompréhension – consciente ou inconsciente, voulue ou non voulue –  par le « gouvernement légal » du sens réel de la Révolution et explique non seulement ses errements actuels, deux ans après la chute de l’ancien régime et un an après qu’il se soit installé aux commandes, mais aussi le malaise profond qui étreint le pays, notamment dans ses régions de l’intérieur. Mais, pour être à même de statuer sur la question et d’établir si la révolte du Bassin minier peut être considérée comme aux sources de notre Révolution, il est nécessaire de revenir à cet épisode héroïque de notre histoire récente et d’en rappeler les principaux faits à ceux qui n’étaient pas alors physiquement et/ou politiquement présents.
En effet, l’hiver 2008 voit le déclenchement dans les villes de Redeyef, Mdhilla, Metlaoui et Omm Laarayess, d’un formidable mouvement social contestant le système clientéliste et népotique régissant l’attribution des emplois dans la compagnie des phosphates, principal employeur de la région. Il se poursuivra plusieurs semaines durant sur fond de revendications d’emploi, de développement, bref de dignité, tout en se muant en une véritable contestation sociale, certes, mais aussi politique, de la dictature. Ce mouvement qui tiendra un siège de six mois, donnera, à la suite d’un procès inique, ses prisonniers politiques à la contestation de la dictature, mais aussi ses premiers martyrs, dont Hafnaoui Maghzaoui, célébré par une émouvante chanson de Badiâa Bouhrizi. Certes, grâce à la répression et à l’instrumentalisation de la justice, la révolte semblait avoir été matée par la dictature et endiguée. Mais ce n’était là que l’apparence des choses. Car cette révolte inédite a réussi le plus dur : casser le mur de la peur chez les Tunisiens ! Mieux, elle a élaboré les mots et les slogans qui ont formulé les revendications en termes de droit au travail et à la dignité, tout en contestant le système mafieux mis en œuvre par le régime déchu. Elle a surtout insufflé son esprit suscitant des révoltes similaires, de proche en proche, à quelques mois d’intervalle les unes des autres, d’abord à Feriana, puis à Skhira et, l’été 2010, à Ben Guerdane, et, enfin, l’hiver de la même année, à … Sidi Bouzid où, cette fois, elle réussira à s’étendre et, ce faisant, aura été à l’origine de la chute du régime de Ben Ali !
Toutefois, en s’étendant pour atteindre Sfax puis Tunis, la révolte a vu la mutation de ses principaux slogans, passant du célèbre « Le travail est un droit, bande de voleurs ! » scandé dans les rues de Rgueb et Menzel Bouzaiene au très parlant mais plus limité politiquement « Dégage ! » de l’avenue Bourguiba. Certes, il n’est pas opportun d’opposer le 17 décembre au 14 janvier, comme s’ingénient à le faire certains « purs et durs », car ce furent là deux moments nécessaires et complémentaires sans lesquels la Révolution n’aurait pas abouti, le « dégage ! » symbolisant finalement l’unité des Tunisiens dans la revendication du départ de Ben Ali et de sa famille. Mais il n’en demeure pas moins que dans sa migration des régions de l’intérieur vers Sfax et Tunis, la contestation du régime déchu s’est délestée de son contenu social voire territorial ! Sauf que ce qui est à l’origine de notre Révolution, ce qui lui donne son sens profond, demeurent les questions de justice sociale et territoriale et, à travers elles, de dignité, soulevées par les régions défavorisées, qui ont au demeurant payé le plus lourd tribut à la libération du peuple tunisien du joug de la dictature.
Dès lors, la compréhension de la portée de la Révolution et l’identification de ses principales revendications différent selon qu’on l’appréhende à travers le moment de son déclenchement ou celui de son couronnement. Ce dernier limitant clairement la Révolution à la fin de la dictature mafieuse du système de Ben Ali et, donc, à un simple remplacement des anciennes élites gouvernantes par de nouvelles à la faveur, il est vrai, des premières élections libres et transparentes du pays. Or, cette lecture semble être précisément celle du pouvoir actuel, qui paraît incapable de saisir et d’assimiler le contenu social et territorial de la Révolution.
En effet, cette lecture réductrice de la Révolution par la Troïka est apparue d’abord politiquement, quand ses composantes ont préféré jouer les élections sur le terrain de la question identitaire aux dépens de la question économique et sociale. Elle est apparue ensuite objectivement, sur le terrain, avec la permanence du malaise voire de la colère dans les régions de l’intérieur, où les mouvements sociaux réclamant emploi et développement se succèdent avec parfois, comme à Siliana, des dénouements dramatiques, et sonnent à chaque fois comme autant de piqûres de rappel. Elle apparaît, aujourd’hui enfin, symboliquement, avec l’exclusion des blessés et martyrs du Bassin minier du statut de « blessés et martyrs de la Révolution », comme pour mieux évacuer les revendications légitimes des régions défavorisées de l’intérieur.
Ainsi, cette exclusion n’est en fin de compte pas due au hasard. Elle a, au contraire, une cause profonde qui gît dans cette lecture étriquée de la Révolution, limitée à l’exclusion de l’ancien pouvoir et de ses hommes de la sphère politique et citoyenne. Il est en effet pour le moins symptomatique que le président du principal parti au pouvoir consacre comme « Conscience de la Révolution », ses propres « Ligues de Protection de la Révolution » dont la vocation serait de traquer, de « purifier » et soi-disant d’interdire le retour aux commandes des hommes du passé. Tandis que ceux-là même qui ont été à l’origine de la Révolution, qui lui ont donné ses mots d’ordre, ses militants et ses martyrs, apparaissent à ses yeux comme des contre-révolutionnaires, parce que, en le contestant, ils lui rappellent chaque jour qu’il ne suffit pas d’être légal, mais qu’il faut aussi accéder à la légitimité. Or, celle-ci ne se gagne pas seulement dans les urnes, mais surtout par des réalisations concrètes en faveur des régions sinistrées de l’intérieur ou, au moins, en montrant un minimum de volonté politique dans ce sens !
Retrancher l’épisode de la révolte de 2008 de la dynamique de notre Révolution serait, pour cela, doublement fautif. D’abord, parce que ceci signifie ignorer la contribution fondatrice des militants et de la population du Bassin minier à la chute de l’ancien régime. Ensuite, et surtout, parce que ceci équivaut à passer à côté du sens de la Révolution et de ses principales revendications et donc à éterniser le malaise et la colère des populations de l’intérieur. De ce point de vue, la réhabilitation de la révolte du Bassin minier s’avère impérative non seulement pour l’équité de la mémoire, mais aussi pour la bonne marche de notre transition démocratique.
Baccar Gherib
La Presse, le 4 janvier 201