jeudi 13 juillet 2017

Meursault, contre-enquête S'approprier la langue pour réécrire l'histoire

"C'est simple : cette histoire devrait donc être réécrite,
dans la même langue, mais de gauche à droite".
Haroun, frère de Moussa

Peut-on écrire un roman à partir d'un autre? Raconter une histoire à partir d'une autre? Et ... réussir un chef-d'œuvre à partir d'un autre? Le défi est formidable. En s'attaquant à L'Etranger de Camus, dans son Meursault, contre-enquête, Kamel Daoud a su le relever. Et de quelle manière! Mais le plus intéressant dans cette affaire n'est pas la démarche en elle-même, mais sa motivation, sa raison profonde. Pourquoi, en effet, s'amuserait-on, soixante-dix ans après la parution d'un roman,  à le continuer, à le compléter ... à le réécrire? Est-ce un simple stratagème pour un auteur en panne d'imagination ou en manque d'inspiration? Est-ce l'envie, légitime, de rendre un bel hommage à un grand roman? Non. Cette réécriture répondait, il nous semble, à un besoin encore plus impérieux, que seuls les lecteurs algériens, et plus largement maghrébins, de l'Etranger pouvaient ressentir et que Daoud a su révéler et mettre au jour, pour en faire la pierre angulaire de son "remake".

Retour sur une blessure
Qui d'entre nous n'a pas ressenti, en effet, une gêne, voire un malaise, à la lecture de cette histoire où l'on assassine nonchalamment "un Arabe", sans nom, vulgaire figurant dans son propre pays, et dont l'apparition furtive n'est finalement qu'un simple prétexte au développement de l'intrigue? Un malaise qui s'accroît, c'est évident, à mesure de notre engouement pour le roman... Ce traitement de "l'Arabe" dans le roman de Camus perturbe, qu'on le veuille ou non, le processus d'identification et brouille l'empathie pour son (anti-)héros. Il a représenté, pendant tout ce temps, pour nous, lecteurs maghrébins, une sorte d'abcès que Daoud a su crever. Magistralement. Sa passion pour l'Etranger, couplée à sa conscience lucide de la blessure qu'il provoque en chacun de nous, l'a dirigée vers la meilleure réponse, le meilleur remède, au roman : donner un nom à l'Arabe anonyme et, surtout, lui donner la parole, à travers son frère, pour qu'il nous raconte une autre histoire. Celle que Camus a superbement ignorée et qu'il a ainsi tue, voire niée.
Euréka! L'idée est simple. Que ne l'ayons-nous trouvée avant? Mais le génie ne réside-t-il pas souvent dans la simplicité? Sauf que, bien sûr, il ne s'agit pas seulement de trouver l'idée, mais surtout de réussir à la concrétiser, à la mettre en œuvre, à la développer, à dialoguer avec l'Etranger, tout en restant à sa hauteur. Car Meursault, contre-enquête continue le chef-d'œuvre de Camus, il le réécrit. Il le complète, d'abord, en lui ajoutant l'histoire de l'Arabe avant le meurtre, puis le poursuit par un après le meurtre. Un après qui n'est rendu possible que par l'avènement de ce fait historique majeur qu'est l'Indépendance. C'est d'ailleurs celle-ci qui finalement rend possible la réécriture de l'Etranger. Ce faisant, Daoud sait pertinemment qu'il ne se contente pas simplement de régler des comptes avec Meursault et/ou Camus, mais qu'il règle un vieux et lourd contentieux historique avec la colonisation. Car Meursault - comme Camus - était un colon. Sans doute un "colonisateur qui se refuse" aurait dit Albert Memmi, mais un colonisateur quand même!
L'affaire est donc loin d'être strictement littéraire. Elle est éminemment politique. Il s'agit de réécrire l'histoire à partir du point de vue ignoré par le dominant, en donnant la parole au dominé pour qu'il dise sa vérité à lui. Et c'est une entreprise salutaire. Howard Zinn, promoteur de l'histoire populaire, ne nous rappelle-t-il pas que "tant que les lapins n'auront pas d'historiens, l'histoire sera racontée par les chasseurs"? En l'occurrence, il fallait que l'histoire cesse d'être racontée seulement par l'assassin, par Meursault. Il fallait écrire un livre, car "Hors des livres qui racontent, point de salut, que des bulles de savon qui éclatent" (33) et y donner la parole à Haroun, le frère de Moussa, qui a été assassiné sur une plage, un jour d'été par "un Français ne sachant quoi faire de sa journée et du reste du monde qu'il portait sur son dos" (13).
Et Kamel Daoud voit juste. Ce qui pose fondamentalement problème ce n'est pas la gratuité du meurtre en soi, la nonchalance de son exécution et sa justification par le sel et le soleil ... C'est la manière avec laquelle il est raconté, puis oublié et dépassé, pour aller s'occuper de choses plus sérieuses, des interrogations philosophiques, avec "ton héros ... cherchant le sens du monde en piétinant le corps des Arabes" (70). C'est là que réside la véritable humiliation, la véritable blessure pour le lecteur maghrébin, le péché originel de l'Etranger. L'Arabe tué est, en effet, une ombre, un fantôme privé de nom, privé de parole et rapidement et sciemment oublié.
En effet, le déni de son existence en tant qu'égal, voire en tant qu'homme, commence, d'abord, par le fait de le priver de nom. Daoud énumère ainsi vingt-cinq occurrences du mot "Arabe" dans le roman, sans qu'à aucun moment le narrateur ne sente le besoin de lui attribuer une identité, un nom (130). A la différence, d'autres colons, d'autres maîtres, qui ont daigné, eux, nommer le premier occupant des lieux, celui qu'ils ont trouvé déjà-là en débarquant, l'indigène : " Il aurait pu l'appeler "Quatorze heures"", l'heure du meurtre, "comme l'autre a appelé son nègre "Vendredi"."(13). Mais non! ça lui aurait donné un tant soit peu d'humanité et sans doute rendu le meurtre plus difficile, car "on ne tue pas facilement un homme quand il a un prénom" (62). Ensuite, et ceci est encore plus violent, il prive "l'Arabe" de parole et de langue! Daoud note pertinemment que, si le style d'écriture de l'Etranger est clair, net et précis, "La seule ombre est celle des "Arabes", objets flous et incongrus, venus "d'autrefois", comme des fantômes, avec, pour toute langue un son de flûte" (12). En effet dans l'Etranger, l'Arabe ne parle pas, il se contente de jouer de la flûte. Il n'a donc pas de langue! Enfin, ainsi privé de nom et de langue, l'"Arabe" est également privé de corps! Celui-ci disparaît carrément, tout juste après le meurtre. On ne sait pas ce qu'on en a fait. Plus aucune trace de lui. Il restera un mystère : "pas un mot à son sujet. C'est un déni d'une violence choquante, tu ne trouves pas?"" (56). Ainsi, le meurtre exécuté, "personne ne s'inquiète de l'Arabe, de sa famille, de son peuple" (63).
Le mot est prononcé! Cette affaire, ce meurtre, ce traitement humiliant à travers le récit qui en est fait, ce déni, ne concernent pas simplement la victime ou sa famille, mais tout un peuple, que la figure de l'Arabe symbolise, et qui est ainsi réduit au statut que lui assigne le colonisateur. Privé de nom, de langue et donc d'histoire, il est condamné à vivre dans une sorte d'arrière-plan, dans des limbes, comme un fantôme, à mener une existence quasi-irréelle. En tout cas, une existence en dehors de la vie telle qu'est organisée et perçue par le colon. Celui-ci fait l'histoire et la raconte comme il l'entend, selon sa propre vision, à partir de son propre point de vue. Il est seul sur scène. L'autre, le colonisé, en est écarté. Ce dont se rend compte le frère de la victime, rétrospectivement, et ce qui provoque sa colère légitime : "Tout s'est passé sans nous ... Quand même! Il y a de quoi se permettre un peu de colère, non?" (74). D'où, le lancinant besoin de justice senti par ce peuple ainsi traité dans le récit et dont le frère de la victime se fait l'interprète : "Je crois que je voudrais que justice soit faite" (16).

S'approprier la langue de l'autre
Se faire justice, donc. Oui, mais comment? Pour cela, il faut remonter à l'origine profonde de l'injustice, du tort qui est fait. Un meurtre que raconte le meurtrier seul, en ne donnant pas voix au chapitre à la victime et les siens. Une histoire racontée du seul point de vue de l'agresseur, du dominant, qui se permet le luxe d'ignorer complètement la victime de son forfait et de nous donner ainsi sa vérité à lui, seule. Or, cette version unilatérale des faits, de l'histoire a été possible principalement parce que le meurtrier maîtrisait l'art de raconter, pas sa victime, laissant ainsi celle-ci sombrer dans l'oubli, comme le constate lucidement son frère : "La raison de cette omission? Le premier savait raconter ... alors que le second était un pauvre illettré" (11).
Il s'agit donc de raconter l'histoire, de la réécrire, de donner la version des faits selon la victime et son peuple. Or, cette entreprise implique de passer par la langue de l'autre, celle du meurtrier. Pourquoi? Parce que c'est dans cette langue qu'a été écrite la première histoire. C'est par elle que le narrateur a accédé à la connaissance (d'une version) de ce qui s'est passé. Alors qu'auparavant il en ignorait tout. Avant l'accès à cette langue et la découverte du récit du meurtrier, il était en quelque sorte en dehors de l'histoire, objet inconscient de son déroulement et dans l'ignorance totale de ce qui s'est passé autour de lui. Ils étaient, sa mère et lui, "Deux pauvres bougres d'indigènes qui n'avaient rien lu et avaient tout subi" (138). Et également parce que c'est par le biais de cette langue qu'il s'est fait historien, en menant sa propre enquête sur le meurtre et ce qui l'a entouré, faisant d'elle "l'instrument d'une enquête pointilleuse et maniaque" (100). Mais aussi parce que cette langue était "capable de faire barrage entre le délire de (s)a mère et (lui)" (47). Néanmoins, utilisée pour enquêter sur un meurtre et surtout "pour parler à la place d'un mort, continuer un peu ses phrases" (11), cette langue et son apprentissage sont ainsi forcément "marqués par la mort" (132).
Dès lors, le narrateur n'a aucun scrupule à s'approprier la langue du colon. A l'image de Kateb Yacine qui assimile celle-ci à "un butin de guerre", il considère que : "Les mots du meurtrier et ses expressions sont (s)on bien vacant" (12) et il affirme, dès le début : "Je vais faire ce qu'on a fait dans ce pays après son indépendance : prendre une à une les pierres des anciennes maisons des colons et en faire une maison à moi, une langue à moi" (12). L'image est forte. Plus qu'une simple utilisation, elle évoque une véritable appropriation. De même que les pierres des maisons des colons ont servi à construire de nouvelles maisons, de même, récupérés par "l'indigène", les mots de la langue française peuvent lui permettre de construire une autre langue. Et écrire une autre histoire. La sienne. Mais l'affaire n'est pas aussi simple. Et le narrateur en est d'ailleurs conscient. Car une langue n'est pas neutre. Elle "se boit et se parle, et un jour elle vous possède; alors, elle prend l'habitude de saisir les choses à votre place..." (17). L'affaire est d'autant plus compliquée que la langue du colon a été, comme il le voit bien, un instrument de la colonisation : "Depuis des siècles, le colon étend sa fortune en donnant des noms à ce qu'il s'approprie et en les ôtant à ce qui le gêne" (22).
Peut-on, dès lors, se débarrasser de l'aspect aliénant qui accompagne l'utilisation de la langue de l'autre, surtout si c'est celle de l'ex-colon, de l'ex-dominateur? Et comment? Daoud ne nous le dit pas clairement. Mais il nous indique la voie à prendre grâce à l'une des idées les plus puissantes du roman : "C'est simple : cette histoire devrait donc être réécrite, dans la même langue, mais de gauche à droite". (16). Certes, par cette formule, il entendait qu'il fallait écrire l'histoire "en commençant par le corps encore vivant, les ruelles qui l'ont mené à sa fin, le prénom de l'Arabe, jusqu'à sa rencontre avec la balle" (16). Cependant, on ne peut s'empêcher de comprendre que Daoud entendait, plus profondément, qu'il fallait écrire en français mais penser en arabe. Ce qui est bien la moindre des précautions, si le but est bien de faire parler l'Arabe, de le mettre en état de pouvoir raconter sa propre histoire.
Il est d'ailleurs très intéressant de noter à quel point l'appropriation de la langue de l'autre est, pour le narrateur, abordée non pas tant à partir de ce qu'elle peut avoir d'aliénant, mais plutôt à partir de ses potentialités émancipatrices. Ainsi, outre le fait de faire barrage au délire maternel, elle lui donna "progressivement la possibilité de nommer autrement les choses et d'ordonner le monde avec (s)es propres mots" (47). Sans doute était-elle à ses yeux plus propice à l'enquête pointilleuse et à l'écriture de l'histoire du meurtre, qu'il devait mener à bien, que la langue maternelle "riche, imagée, pleine de vitalité, de sursauts, d'improvisations à défaut de précision"(47). Mais, malgré la conscience des avantages que la langue de l'autre met à sa portée, le narrateur n'est pas dupe. Il sait bien que son acquisition demeure marquée par un péché originel : un meurtre, un choc, une agression, qui ont déstabilisé et déstructuré son monde. Il sait bien que si son frère n'avait pas été tué, " (il) aurai(t) pu mieux vivre, en concordance avec (s)a langue et un petit bout de terre dans ce pays" (126).

Réécrire l'histoire... et lui donner une suite
Dès lors, muni de la langue du meurtrier et maîtrisant au détail près sa version des faits, le frère de la victime se charge de réécrire l'histoire, de mettre en scène Moussa. En plus de lui donner un prénom, il lui donne un corps et un caractère. Il évoque son travail, ses colères, ses amours et, surtout, il essaye de reconstituer les derniers instants de sa vie, avant sa rencontre avec les balles tirées sur la plage par Meursault. Ce faisant, il lui restitue son humanité dont l'avait privée l'autre histoire, écrite il y a soixante-dix ans. Il met fin au scandale consistant à ignorer la victime. Justice est ainsi faite? Non. Pas encore. Car Daoud considère, à juste raison, que l'histoire ne s'arrête pas avec le meurtre et la disparition de Moussa, mais se poursuit avec ce que vivront les survivants : sa famille, son peuple. Et il décide de continuer l'histoire, de lui donner une suite, qui se prolongera, vingt ans après le premier meurtre, jusqu'à un autre été, celui de l'Indépendance. Jusqu'à un nouveau meurtre.
Avec l'Indépendance, en effet, s'opère un changement majeur, qui va tout chambouler et faire en sorte que la scène tourne sur le moyeu et échange les rôles (20). Oui, l'été 1962, les rôles s'intervertissent. Et Daoud rend ce changement en détournant d'une manière suggestive la scène du meurtre sur une plage d'Alger, donnant au roman sans doute l'un de ses plus beaux passages. Terrible dans sa beauté et beau dans son aspect terrifiant : "C'étaient les premiers jours de l'Indépendance et les Français couraient dans tous les sens, bloqués entre la mer et l'échec, et les gens de ton peuple exultaient, se relevaient, dressés dans leur bleu de chauffe, s'extirpaient de leur sieste de sous les rochers et se mettaient à tuer à leur tour" (87).
Le meurtre est encore là, tout aussi gratuit qu'avant, mais ce sont désormais les anciennes victimes qui tuent. Et c'est justement à ce moment-là que le narrateur peut (et doit?) venger son frère, en tuant un Français accouru la nuit se réfugier dans sa grange, en tirant deux coups de feu, "qui furent comme deux coups brefs frappés à la porte de la délivrance" (95). Un meurtre gratuit en apparence, mais en fin de compte une réponse inévitable au meurtre inaugural. D'ailleurs son auteur considère qu'au fond "Ce n'était pas un assassinat mais une restitution" (85). La monnaie de la pièce est en quelque sorte ainsi rendue. Et ce n'est finalement qu'avec ce deuxième cadavre que l'on pouvait clore cette histoire (86)! C'est seulement en enterrant celui-ci que l'on pouvait ranger la scène et la nettoyer "comme après la fin du dernier acte, au théâtre", en remballant "le cabanon sur les pilotis et, à l'autre bout de la plage, les rochers" (88).
A la fin du livre, le narrateur qui raconte son histoire dans un bar, à l'image du Clamence de La Chute, à un interlocuteur inconnu, vraisemblablement un universitaire, conclut son monologue, en instillant un doute quant à sa véritable identité : "Mon histoire te convient-elle? ... Je suis le frère de Moussa ou le frère de personne. Juste un mythomane que tu as rencontré pour remplir tes cahiers ... C'est ton choix, l'ami" (153). La deuxième hypothèse est la plus vraisemblable. Mais ne serions-nous pas, dans ce cas, face à un beau paradoxe, celui du mythomane qui, complétant l'histoire, rétablit la vérité? Et qui pose finalement la vraie question, la seule qui vaille, à propos de Meursault, pour nous autres, lecteurs maghrébins de l'Etranger : "que faisait ton héros sur cette plage? Pas uniquement ce jour-là, mais depuis si longtemps! Depuis un siècle pour être franc" (73).



Baccar Gherib