samedi 20 septembre 2014

Les travailleuses agricoles victimes d’une triple domination



Le 3 septembre dernier, dans les environs de Mornag, une camionnette transportant des travailleuses agricoles dérape et occasionne la mort de deux d’entre elles et les blessures, parfois graves, de quelques autres. Ce n’est pas la première fois qu’a lieu ce genre de drames – l’année dernière dans le gouvernorat de Jendouba, on assista presque exactement au même scénario du côté de Bou Salem – et ce ne sera hélas probablement pas la dernière. Car, les habitués des routes traversant nos campagnes croisent régulièrement, été comme hiver, ces camionnettes souvent vétustes, transportant comme du bétail cette main-d’œuvre bon marché, en l’absence des règles minimales de sécurité. Malheureusement, ce drame, qui est censé interpeller les consciences, notamment celles dites progressistes, a fini par occuper la rubrique faits-divers. A l’exception notable, il faut le souligner, d’un communiqué de l’AFTURD qui a appelé, à juste raison, à revoir les conditions de travail et de transport de ces travailleuses et insisté sur la nécessité de leur fournir une protection sociale et ce, conformément à notre nouvelle Constitution promouvant le travail digne.
Cet appel est juste et nous le partageons. Toutefois, nous pensons que ce genre de drame doit interpeller la gauche tunisienne – et les forces progressistes en général – de manière encore plus profonde : il doit représenter pour elle l’occasion de réinterroger ses grilles de lecture de la société, ici et maintenant, et d’élaborer une vision cohérente des luttes et des dynamiques sociales qui la traversent. Cette vision sera la base sur laquelle se fondera le projet de société, naîtra le discours et se déclinera le programme de la gauche. Dans cet effort, c’est Gramsci, plus que Marx, qui lui sera d’un grand secours ou, si l’on veut, Marx revu et poursuivi par Gramsci. Car en rompant avec l’essentialisme ouvriériste de son prédécesseur, ce dernier a l’avantage d’introduire une plus grande souplesse et, partant, une plus grande richesse dans la pensée du conflit social et dans la perspective d’un projet d’émancipation. Ce qui lui permet de ne pas se limiter au conflit classique opposant les capitalistes aux salariés et de saisir, d’une manière plus globale, celui opposant les classes dominantes aux classes subalternes. Cette dernière notion englobant les prolétaires mais aussi, les paysans, les femmes, les minorités ethniques et religieuses, etc.
C’est d’ailleurs dans cette perspective gramscienne que le philosophe italien Domenico Losurdo vient tout récemment de revisiter la théorie de la lutte des classes de Marx et Engels[1], montrant que le pluriel dans cette expression célèbre ne signifiait pas la répétition du même, mais plutôt la pluralité. Car, à bien l’analyser et en revenant à la littérature large et variée des deux auteurs, la lutte avait trois formes : celle admise entre travailleurs et propriétaires des moyens de production, mais également celle opposant les nations dominées aux puissances impérialistes et celle des femmes contre la domination des hommes. Cette thèse s’appuie d’abord sur les positions connues de Marx sur la question irlandaise comme un exemple de l’apparition de la question sociale sous la forme d’une question nationale.  Elle repose ensuite sur les écrits d’Engels sur la question féminine et la reprise à son compte, dans son Anti-Dühring, de la position de Fourier affirmant que « dans une société donnée, le degré d'émancipation de la femme est la mesure naturelle de l'émancipation générale ».
Or, que trouverait-on si l’on appliquait cette théorie générale du conflit social à l’économie et à la société tunisiennes d’aujourd’hui ? Il va de soi qu’au niveau mondial l’économie tunisienne est une économie dominée, occupant dans la division internationale du travail, un segment de la production de faible contenu technologique et basé essentiellement sur un travail non qualifié. Mais cette économie est elle-même structurée par d’autres types de domination : celle exercée par le capital sur le travail, certes, mais aussi, celle de l’industrie sur l’agriculture, celle de la ville sur la campagne, qui recoupent, plus ou moins exactement, celle du littoral sur l’intérieur du pays. C’est d’ailleurs pourquoi, il nous semble, la question sociale en Tunisie prend la forme de la question régionale – comme on l’a vu clairement durant le mouvement social du 17 décembre / 14 janvier. A cela, il faudra bien sûr ajouter la domination exercée par l’homme sur la femme en vertu de la logique de la société patriarcale.
Dès lors, si on a à l’esprit ces différentes dominations qui structurent la société tunisienne et qui expliquent la division du travail à laquelle elles donnent naissance, il est facile de deviner que les travailleuses agricoles, travaillant nos champs, dans des conditions très dures, sous le soleil en été, dans la boue et le froid l’hiver, transportées sur le lieu de travail sans aucun respect des règles de sécurité, ne bénéficiant pas de la moindre protection sociale et percevant des salaires de misère, destinés d’ailleurs pour l’essentiel au père ou au mari, représentent chez nous le degré ultime de la domination et de l’exploitation. Elles représentent le point de la société sur lequel viennent s’articuler toutes les dominations. Elles sont, par excellence, les dominées parmi les dominés, les subalternes parmi les subalternes !
Ainsi, si la gauche tunisienne veut élaborer un vrai projet d’émancipation qui lui soit propre, qui tienne compte des caractéristiques de la réalité nationale, elle doit, à l’image de Gramsci dans ses Cahiers de Prison, « porter l’exigence d’une recherche pratique et théorique, qui sache penser du côté des exploités et des subalternes, qui sache élaborer une lecture du monde aussi articulée que le sont les formes actuelles de la domination, qui soit capable de donner du sens à ce qui se passe »[2]. Et c’est cette recherche pratique et théorique qui doit donner à la gauche sa vision, son projet, son programme. En attendant qu’un tel projet puisse être mené à bien, il faut d’ores et déjà être attentif aux différentes dominations qui ont cours dans la société tunisienne, et, surtout, aux modalités de leur articulation. Ce faisant, on verra que divers types de domination s’exercent sur les travailleurs, sur les paysans et sur les femmes et que les travailleuses agricoles cumulent ces trois dominations. Elles sont ainsi les victimes d’une triple domination.
De même que, dans Le Manifeste Communiste, Marx et Engels écrivaient que « Le prolétariat, couche inférieure de la société actuelle, ne peut se mettre debout, se redresser, sans faire sauter toute la superstructure des couches qui constituent la société officielle », de même on pourrait dire qu’aujourd’hui les travailleuses agricoles, couche inférieure de la société tunisienne, ne pourront améliorer leur sort et accéder à un minimum de droits sans une remise en question des vieilles dominations urbaine et masculine. Qui ne voit là l’énormité et la difficulté de la tâche ?

Baccar Gherib
Attariq Aljadid,  le 20 septembre 2014






[1] D. Losurdo, La lotta di classe ; una storia filosofica e politica, Laterza, 2013.
[2] R. Mordenti, Gramsci e la rivoluzione necessaria, Editori Riuniti, 2011, p29.

mardi 12 août 2014

A la recherche d’une nouvelle identité pour la gauche tunisienne

Par Hatem M’rad*


Les partis de la gauche tunisienne, comme les autres courants politiques non islamistes, ont été désappointés par les résultats des élections plurielles et démocratiques de la constituante du 23 octobre 2011, qui leur sont défavorables. Les électeurs n’ont pas apprécié la gauche à sa juste valeur. La faute n’incombe ni aux victorieux islamistes, ni à la révolution, mais à la gauche elle-même et à sa dispersion. Plus substantiellement, la faute incombe à l’attachement des militants de gauche à une identité désuète de leur courant. Un courant bousculé par les grands bouleversements politiques, économiques, sociaux et technologiques, par l’échec du communisme, comme idéologie, comme bloc, comme pratique, par la mondialisation. Le monde a changé, mais la gauche tunisienne se raidit encore et continue de se réfugier dans son confort idéologique.
Les gauches européennes et non européennes ont pris acte de ces bouleversements. Elles ont changé en profondeur, forme et fond, pas la gauche tunisienne. Celle-ci a cru bon de changer d’appellation pour simuler un changement d’identité. Elle a cru que l’écroulement du bloc soviétique, la mondialisation, la révolution, l’épreuve démocratique ne l’autorisent guère encore à subir une mutation, à mûrir, voire à adapter son identité aux nouvelles réalités incontournables. Elle a cru encore que pour que les partis de gauche réussissent politiquement, il suffisait d’être élitiste et avant-gardiste, comme l’enseignaient les pères fondateurs de la gauche universelle. Elle a cru enfin que les communiqués des Bureaux et Comités centraux des partis pouvaient remplacer le travail de proximité.
« Pour Baccar Gherib être de gauche relève
moins du dogme que de l’histoire,
moins de l’idéologique que du politique.
La gauche est principalement un ensemble de valeurs. »
C’est ce qui explique sans doute la faiblesse électorale de la gauche à la constituante, son incompréhension par une opinion tentée  de confondre gauche et athéisme, gauche et anti-islamisme, gauche et refus de la prospérité économique. Il y a certainement une crise identitaire de la gauche tunisienne qui est restée attachée à des dogmes périmés des années 60 et 70 relevant d’un système autoritaire, d’une autre conjoncture mondiale, et d’autres modalités de lutte périmées, ne connaissant ni internet, ni le marketing politique, ni les nouveaux modes de communication, ni la nouvelle avant-garde que constituent les sociétés civiles.
C’est le constat qui a amené Baccar Gherib, Professeur d’économie politique, doyen de la Faculté des sciences juridiques, économiques et de gestion de Jendouba, et militant de gauche au Mouvement Ettajdid (ancien parti communiste) depuis 2007, à repenser l’identité de la gauche tunisienne dans un essai fort utile, didactique et clair de 103 pages, intitulé « Pour une refondation de la gauche tunisienne » (Diwen Editions, 2014).
La grande question que pose l’auteur est de savoir ce que « la gauche » veut dire aujourd’hui ? Pour lui, être de gauche relève moins du dogme que de l’histoire, moins de l’idéologique que du politique. La gauche est principalement un ensemble de valeurs. Car si l’idéologie socialiste, comme beaucoup d’idéologies, ne résistent pas à l’épreuve des faits, les valeurs de gauche, elles, en ont bien résisté.
La gauche s’identifiait, dans un ordre décroissant des systèmes globaux, au communisme, au socialisme, à la social-démocratie. Elle est aussi collectivisme, planification, étatisme, justice sociale, économie sociale de marché, Etat régulateur. Elle s’oppose au capitalisme, à l’impérialisme, à l’exploitation, au libéralisme, à la loi du plus fort, à l’inégalité.
« La gauche doit cesser de se polariser uniquement
sur les considérations sociétales et culturelles
pour englober aussi les questions économiques et sociales,
surtout que ces dernières questions étaient
la préoccupation principale des auteurs de la révolution. »
Mais la gauche, avertit Baccar Gherib, ne peut plus être définie de la sorte. Pour lui, la valeur des valeurs, c’est l’égalité. L’égalité est en effet, dans une expression qui lui tient à cœur, « l’étoile polaire de la gauche ». Une égalité dans toutes ses dimensions. Une égalité revêtant une vocation moins idéologique qu’émancipatrice. Dans quelques passages pertinents sur l’égalité, s’appuyant sur l’analyse du philosophe italien Norberto Bobbio, notre auteur estime que : « l’engagement pour l’égalité ne signifie pas l’adoption d’un égalitarisme simpliste-et irréaliste-postulant « l’égalité de tous en tout », qui risque facilement de virer en utopie totalitaire… Il peut signifier, toutefois, un engagement en termes de lutte permanente et continue contre l’inégalité ou les inégalités, quels que soient les domaines où elles prolifèrent . Autrement dit, si la gauche est guidée essentiellement par la valeur de l’égalité, elle est dès lors appelée à lutter contre les inégalités, qu’elles soient entre les classes sociales, les races, les peuples, les régions ou les générations ».
En un mot, la gauche est portée par une dynamique de lutte et de combat contre les injustices inégalitaires criantes de toutes sortes. Le combat s’élargit aux nouvelles inégalités susceptibles d’apparaître dans la société, suscitées par les interprétations religieuses, les dérives culturelles ou éducatives, outre les aspects économiques, politiques et sociaux. La lutte contre l’inégalité ne peut être figée ou ahistorique. En cela, elle est aussi un projet, puisqu’ un tel combat est continu.
Le combat idéologique n’a plus la primeur, il doit être global. La gauche, pour incarner la globalité de ces combats, doit impérativement se  réconcilier avec l’économie. Elle doit cesser de se polariser uniquement sur les considérations sociétales et culturelles pour englober aussi les questions économiques et sociales, surtout que ces dernières questions étaient la préoccupation principale des auteurs de la révolution. D’ailleurs, autant les questions culturelles et sociétales ont une vertu dissolvante, en raison de la variété des tendances et opinions, autant les questions économiques et sociales ont des chances de rassembler la gauche par leur aspect prioritaire.
« L’égalité de la gauche reste teintée d’une
connotation morale, idéologique et romantique,
difficilement réductible au réalisme politique. »
Ainsi, en bon économiste, toujours soucieux des réalités, Baccar Gherib préfère « une gauche du possible » à « une gauche contestataire et protestataire », qui n’a pas toujours entre les mains des alternatives réalisables. Une gauche réconciliée avec un islam tolérant, humaniste, dépoussiéré de ses vestiges dogmatiques, anachroniques par rapport à l’esprit de l’époque. Une gauche qui sache tenir compte et approfondir l’héritage des réformateurs tunisiens depuis le XIXe siècle, comme Tahar Haddad, Bourguiba ou Mohamed Charfi. Une gauche qui ne devrait pas se diviser pour des raisons de leadership.
En fait, l’objectif qu’on peut déceler chez l’auteur, un « réaliste de gauche » ou un déçu de l’idéologisme et de la praxis de gauche, c’est qu’il souhaite pour la réussite électorale de son mouvement, que la gauche puisse aller dans « le monde de la politique », par le moyen des valeurs de gauche et non par l’idéologie de gauche. Ce faisant, la gauche tunisienne accepte-t-elle les contraintes et les logiques de l’action du « monde de la politique », un monde impitoyable, celui de Machiavel et de Max weber, elle qui a toujours été réconfortée par les slogans idéologiques et le romantisme révolutionnaire ? Les valeurs de gauche, notamment le principe d’égalité, ne relèvent-t-elles pas de l’ordre du combat révolutionnaire ? L’égalité de la gauche reste teintée d’une connotation morale, idéologique et romantique, difficilement réductible au réalisme politique. C’est vrai qu’Ettajdid a su modérer sa position de gauche, notamment à travers le groupe d’Al-Massar, mais les composantes du Front Populaire ont-elles fait leur mue conformément à l’esprit du temps ?
On ne sait pas comment la gauche va opérer la distinction entre l’égalité idéologique et l’égalité réalisable ? On ne sait pas non plus comment l’égalité doit être conciliée avec la liberté, dans l’esprit de l’auteur, pour les besoins de la refondation de la gauche ? Certes, la marche de l’égalité est inéluctable. Des philosophes libéraux visionnaires, très souvent passés sous silence par les intellectuels de gauche, l’ont reconnu à juste titre.
« La prospérité et le progrès social ont été réalisés
en Occident par des régimes libéraux et non de gauche.
Depuis le XIXe siècle, la croissance économique
et industrielle a été plutôt un fait libéral. »
Dans sa « Démocratie en Amérique », Tocqueville a admirablement admis au XIXe siècle « le fait providentiel de l’égalité », sans adopter une lecture déterministe de type marxiste. Car il a senti le caractère inéluctable de la démocratisation des sociétés modernes à partir de son observation empirique du plus grand Etat capitaliste lui-même : les Etats-Unis. La logique démocratique tend à la fois à l’égalité sociale et à l’uniformisation des modes et niveaux de vie. Mais Tocqueville reconnaissait aussi les risques d’une égalité envisagée au détriment de la liberté. La prospérité et le progrès social ont été réalisés en Occident par des régimes libéraux et non de gauche. Depuis le XIXe siècle, la croissance économique et industrielle a été plutôt un fait libéral. Ce sont ces surplus de richesse qui ont permis l’amélioration du statut et du niveau de vie des travailleurs eux-mêmes et la montée des classes moyennes. Et c’est la liberté et non l’égalité qui est derrière la prospérité de ces nations.
C’est peut-être ici qu’on touche à l’ambiguïté de l’essai. S’il s’agit de « refondation de la gauche », la refondation se passe au niveau des principes essentiels, pas de la politique. Or, la visée politique de l’auteur, le souci du concret et de la réussite politique de la gauche, ne lui permettent pas d’approfondir la question des valeurs en rapport avec la refondation. Passer, comme il le dit, « de l’idéologique au politique, du normatif au positif, de la théorie à la pratique », est-ce une refondation ou une nouvelle stratégie politique de la gauche ? L’auteur nous laisse sur notre faim à ce niveau. Est-ce qu’il nous propose une refondation ou un changement politique en profondeur de la gauche ? Cela est peut-être dû au fait que l’auteur ne définit pas la « refondation » sur le plan conceptuel. Avant d’évoquer la refondation de la gauche, il aurait été préférable de cerner les contours du concept de « refondation » sur un plan théorique. Seule « la gauche » est définie.
« La gauche, elle, n’a jamais gouverné en Tunisie.
Même pas à travers l’association de l’UGTT
de temps à autre au pouvoir sous Bourguiba.
C’est ce qui explique sans doute l’aspect
contestataire frontal du discours de gauche... »
On doit reconnaitre aussi qu’en tant que militant de gauche, l’auteur souhaite certainement que la gauche cesse d’exister dans la pensée, et qu’elle apprenne à exister comme pouvoir. En cela, il n’a pas tort.  Il est vrai que le discours de gauche n’est pas une réalité dans l’action politique et économique au même titre que le discours libéral qui a, lui, une empreinte indiscutable dans la réalité politique, économique et sociale.
En effet, en Tunisie, des trois grands courants politiques historiques, les réformistes libéraux, l’islam et la gauche, seuls les deux premiers ont eu l’occasion de gouverner et d’exercer le pouvoir : les réformistes (destouriens) sous Bourguiba et Ben Ali, les islamistes durant deux ans et demi après la révolution. Mais la gauche, elle, n’a jamais gouverné en Tunisie. Même pas à travers l’association de l’UGTT de temps à autre au pouvoir sous Bourguiba. C’est ce qui explique sans doute l’aspect contestataire frontal du discours de gauche, qui rebute l’auteur. Un discours qui n’est pas tempéré par la conscience des difficultés de l’exercice du pouvoir, que connaissent en général les seuls partis qui ont connu des responsabilités politiques.
Il reste que l’essai de Baccar Gherib est une nouvelle pierre apportée à l’édifice de la science politique tunisienne, encore en quête de repères, encore assoiffée d’écrits, d’essais, d’œuvres en la matière. Ce livre, bien écrit, sortant en outre de la plume d’un militant de gauche convaincu, ne manquera pas non plus d’alimenter les débats théoriques des partis de la gauche tunisienne. L’auteur a le sens de la clarté et de la concision synthétique, tout comme du débat théorique. On apprécie sa culture multidisciplinaire. Mais, on aimerait le voir, dans une suite à cet essai, approfondir encore la question théorique de la refondation de la gauche en prenant le temps qu’il faut, et en ajoutant d’autres expériences étrangères de refondations de gauche, réussies et non réussies. La question en vaut la peine.
Le courrier de l'atlas, le 2 mai 2014
* Professeur de science politique

lundi 11 août 2014

La meilleure façon de sortir la gauche de son dogmatisme

Baccar Gherib, Pour une refondation de la gauche tunisienne, Tunis, Diwen Editions, 2014. 7 D.

par Abbès BEN MAHJOUBA



Sans aucun doute le livre de Baccar Gherib est le fruit de ce souffle  de liberté que nous devons à la
Révolution du 14 janvier 2011. Il s’origine dans la déception amère ressentie par l’auteur à la découverte des résultats des premières élections démocratiques organisées le 23 octobre 20011. L’échec cuisant de la gauche progressiste (toutes tendances confondues) et en particulier du parti Ettajdid (depuis peu rebaptisé Al Massar) conduit Baccar Gherib à dépasser l’émotion de la défaite et les explications peu ou prou impressionnistes, pour se livrer à une réflexion profonde sur les raisons de ce que beaucoup considèrent comme un terrible camouflet. Nul recours au bouc émissaire, mais plutôt une lucidité d’un homme qui a le courage de voir dans le langage anachronique, désarticulé à
la réalité et la grille de lecture dogmatique en porte à faux avec les  questions socio-économico-politiques, les vrais motifs de la déroute de la gauche. Le salut de celle-ci passe aux yeux de l’auteur par une nécessaire remise en question de sa conception de l’action politique qui aurait la vertu de réparer la cassure entre les élites progressistes et la Tunisie d’en bas.
Par l’essai qu’il publie, Baccar Gherib entend par un certain nombre de propositions contribuer non à la refonte, mais plutôt à la refondation de la gauche. Il fait sienne la définition de Benoît Hamon pour qui « refonder » signifie « vouloir moderniser non pas les principes, les fondements sur lesquels repose l’action de la gauche … mais les moyens devant nous permettre d’avancer sur ces objectifs. » (p. 86). C’est cette prémisse qui préside aux réflexions de l’auteur, effort considérable et
non moins difficile dès lors qu’il s’agit sinon de transfigurer tout au moins de transformer la gauche, de l’affranchir de sa gangue idéologique sans pour autant dénaturer son identité. On l’aura compris : l’auteur est un homme de gauche et sa position repose sur une sorte de profession de foi que
« la Tunisie penche à gauche, mais qu’elle ignore » (p. 9). Conscient qu’il est de l’ampleur de la tâche, l’auteur s’attelle avec finesse à cette fragile équation et qui exige, sans doute, d’inévitables renoncements douloureux, au grand dam des apparatchiks communistes.

La voie de la réforme
Car à dire vrai, l’enjeu est de taille dans la Tunisie postrévolutionnaire : « se réformer ou disparaître », tel en effet le dilemme existentiel de la gauche que Baccar Gherib s’emploie à
résoudre en optant pour la voie de la réforme. Si cette voie commande de tourner le dos à « l’âge
idéologique » et de s’engager dans « l’âge politique », elle doit ce faisant conduire à tordre le cou à certains stéréotypes qui ont fait tellement de mal à la gauche, comme son association à l’athéisme et au collectivisme. Cet objectif explique en partie la posture intellectuelle que l’auteur adopte et qui relève du binarisme : l’opposition entre  « gauche dogmatique » et « gauche politique ». L’auteur rejette la première engoncée dans une  attitude doctrinaire de protestation et de croyance au Grand Soir, et exalte la seconde mue par des valeurs inaliénables d’égalité et de justice sociale.
C’est essentiellement par le truchement de ces deux valeurs que l’auteur se livre à la lecture de l’histoire contemporaine de la Tunisie, comme pour vouloir nous convaincre de ses effets prodigieux, grâce auxquels précisément notre pays a pu progresser et se moderniser. La plongée archéologique dans la Tunisie depuis l’indépendance jusqu’au déclenchement de la Révolution de la dignité s’accompagne d’une réflexion stimulante sur les motifs qui devaient fatalement aboutir au soulèvement de décembre 2010. Où l’on voit le constant souci de Baccar Gherib d’articuler ses réflexions aux conjonctures historiques qui font que les propositions formulées partent d’une
observation et d’une connaissance quasi parfaites de la réalité tunisienne.
A bien des égards l’essai de B.G s’apparente à un projet de société où la question religieuse est loin d’être occultée. Cette question se situe dans le cadre d’un modèle sociétal que l’auteur inscrit dans ce qu’il appelle l’axe Haddad-Bourguiba-Charfi. L’auteur entend poursuivre ce travail de modernisation
dans ce sillage. Comment ? Aussi recevable qu’elle puisse être, l’approche peut heurter les conservateurs dès lors qu’il s’agit, d’ « historiser » le Coran. Dans cet ordre d’idées, et comme
emporter par une outrecuidance réformatrice, l’essayiste en vient à légitimer par exemple la revendication de l’égalité dans l’héritage entre les hommes et les femmes.
Une fois le livre refermé, l’on ne peut manquer de s’interroger si l’auteur demeure un homme de gauche tant la portée œcuménique de ses idées, de son éthique nous paraît saillante. Ce que l’on peut affirmer en revanche, c’est la vision et le style que donnent à voir cet essai. Une vision remarquable
sous-tendue par un souci pédagogique dans l’analyse et l’explication, le tout servi par une langue de facture classique, qui rend la lecture agréable. Là est
le charme du livre. Qualité rare pour un essai.

(Tunis Hebdo, 7 avril 2014)

L'heure des bilans

«Pour une refondation de la gauche tunisienne» de Baccar Gherib
Par Tarek Ben Chaâbane
Le titre du second ouvrage de l'universitaire et cadre du parti Al Massar, Baccar Gherib, sonne comme un programme. A la lecture, il s'avère être bien plus que cela...
«Pour une refondation de la gauche tunisienne» est une véritable petite machine à générer des interrogations et des propositions qui interpellent par leur acuité tous ceux qui se revendiquent de la grande famille de la gauche. Grande famille, certes, mais famille divisée et minée par ses querelles byzantines et autres luttes fratricides...
Entre son premier ouvrage, «Chronique d'un pays qui couvait une révolution» où il recueillait ses textes parus sur Attariq Aljadid (Editions Diwen, 2012), et ce nouvel essai, il y a eu une désillusion. Les résultats des élections de la Constituante où la gauche a été la grande perdante ont sonné le glas des songes révolutionnaires qui ont pris, depuis, les allures de cauchemars égotistes !
Défaite d'autant plus difficile à accepter que la gauche est la force politique naturellement au diapason des revendications révolutionnaires. Qui plus que la gauche a lutté et consenti des sacrifices pour la justice sociale et l'égalité ? De Mohamed Ali Hammi à Chokri Belaïd, ces idéaux ont été ce que Gherib appelle «l'étoile polaire» de cette famille politique...
Qui plus que la gauche a posé les jalons d'une pensée progressiste et d'une lecture éclairée de l'Islam ? De Tahar Haddad à Mohamed Charfi, ce sont des gens de gauche qui ont ouvert les voies des réformes. Tout, donc, concourait pour une ascension de la gauche, mais le grand soir — électoral — n'a pas eu lieu !
La gauche a été débarquée du train d'une révolution qu'elle a couvée (rendre justice, comme le fait l'auteur, au rôle de l'Ugtt est une vérité historique bonne à rappeler par les temps improbables qui courent), il lui faudrait faire, maintenant, sa révolution interne, suggère l'auteur.
Voici donc le résultat des élections et voici le miroir qui renvoie à la gauche une image peu reluisante : fractionnée, narcissique, politiquement velléitaire, embourbée dans l'idéologie et coupée de ce qui devait former sa base naturelle, organique : le peuple !
Et c'est en partant de ces errements et en se revendiquant du pragmatisme que l'auteur construit son argumentation. Une pensée marxiste faibliste se déploie. Une réflexion où les grands récits des épopées ouvriéristes, des luttes de classes structurantes et des révolutions à la Potemkine ne représentent plus qu'un référent affectif commun...
Dogmes et légèreté
C'est dans ce sens que le livre est parcouru d'une méfiance pour tout ce qui est système d'interprétation ou de programmatique totalisant. Baccar Gherib aborde longuement cet attachement aux dogmes du marxisme orthodoxe auxquels se heurtent de nombreuses tentatives de réformes et de renouvellement en termes de propositions théoriques et d'action politique. C'est essentiellement ce discours archaïque face aux questions économiques et religieuses qui est derrière la disjonction entre la gauche et les réalités du pays et une coupure entre la gauche et son propre héritage réformiste !
C'est seulement par un dépassement de ce discours que la « gauche du possible » sera possible.
Comme exemple de ce dogmatisme, Baccar Gherib cite les appels au reniement de la dette odieuse et s'insurge contre «la légèreté avec laquelle la gauche s'attaque à des questions économiques d'importance». L'auteur essaie de montrer ce qu'il y a de cavalier et d'inconséquent dans de telles attitudes, symptomatiques, selon lui, d'un « égalitarisme primaire». L'espoir d'un monde plus juste est-il donc perdu face à la fatalité du néolibéralisme dévastateur ?
L'auteur relève, ensuite, l'inconsistance de la gauche dans son approche des questions identitaires et religieuses. Il critique sa position dogmatique face à la religion alors que les approches éclairées de l'Islam existent. Il s'agit pour les esprits progressistes d'arracher la légitimité de l'exégèse des seules mains des esprits rétrogrades. Concernant l'actualité, l'hypothèse développée est la suivante : la montée des partis d'obédience religieuse n'est pas due à un conservatisme atavique mais à un repli identitaire causé par le choc de la modernité. La démonstration de l'auteur est intéressante et se termine par ce constat cinglant : la modernisation ne se fera pas d'un trait de plume mais consistera en un travail de longue, voire de très longue haleine...
Le réalisme politique dont se revendique l'auteur, et sa définition lâche du concept de gauche, n'entraînent-elles pas un reniement de l'héritage marxiste qui est le liant entre toutes les gauches ?
D'un certain point de vue, ce travail constant de repositionnement est une des exigences du marxisme. Marx n'a-t-il pas confié à Paul Lafargue qu'il n'était pas marxiste si par marxisme on entend une pensée figée qui n'exige pas la reconsidération des principes politiques aux prises avec les contextes ?
C'est aussi à ce niveau, plus généraliste, que cet essai est aussi intéressant. En référence aux travaux de Gramsci, et partant d'un contexte local, Baccar Gherib pose la question de l'historicisme et de la praxis, à une doctrine qui s'est confrontée, avec les résultats que l'on sait, à la pratique de gouvernement. Cet écart vis-à-vis de l'orthodoxie place cet ouvrage dans la mouvance néomarxiste.
Il demeure que ces réévaluations du rôle politique de la gauche risquent de la réduire au rôle du « gestionnaire social du capitalisme ». L'exercice d'équilibrisme entre l'utopie et le réel est une nécessité historique, semble dire Gherib. Ce serait l'unique stratégie pour évite
r le pire (qui serait le «il n'y a pas d'alternative au libéralisme débridé» de la doctrine Thatcher). Mais ce faisant, ne se prive-t-on pas du meilleur ?
La Presse, le 29 - 03 - 2014.
Baccar Gherib, Pour une refondation de la gauche tunisienne, 104 pages, Diwen Editions, 2014. Prix : 7D.

dimanche 10 août 2014

L’amorce d’un débat salutaire et nécessaire ?




Pour une refondation de la gauche tunisienne
Baccar Gherib (2014, Tunis: Diwen Editions).


Par Sami Zemni*

L’essai de Baccar Gherib sur la gauche tunisienne constitue sans aucun doute un document de réflexion important et crucial pour toutes les forces progressistes de Tunisie. L’idée centrale de l’ouvrage est née du constat amer, comme l’écrit l’auteur, du nombre limité de suffrages obtenus par les différentes formations politiques de gauche lors du premier scrutin tunisien libre du 23 octobre 2011, tandis que l’élan populaire de la révolution tunisienne a indéniablement été animé par un puissant souffle progressiste. Le constat de la très faible emprise du discours politique de gauche sur les masses et son cantonnement aux élites intellectuelles de Tunis a certainement engendré un désarroi chez une gauche en quête de repères nouveaux. Pour l’auteur l’enjeu est de taille car, sans réforme, sans une refondation, la gauche est condamnée à disparaitre comme force politique. L’auteur voit dans le contexte de la Tunisie d’aujourd’hui, après des décennies d’autoritarisme, des opportunités pour la gauche… seulement si celle-ci arrive à se repenser et à reconsidérer les moyens dont elle a besoin pour avancer sur le chemin d’une société plus égalitaire et plus juste. En effet, pour Baccar Gherib, appartenir à la gauche signifie en premier lieu être attaché à la valeur de l’égalité.
Dans un style éloquent, Baccar Gherib nous présente le diagnostic d’une gauche divisée entre une gauche idéologique et dogmatique, sans emprise sur le réel, et une gauche politique réaliste, qui reste encore trop déconnectée des classes populaires dont elle se fait le porte-parole. Néanmoins, en retournant au fil des événements de la révolution tunisienne, l’auteur est persuadé que la Tunisie « penche à gauche, maisqu’elle l’ignore » (p.9).
A partir de ce constat, il propose que la gauche refonde son action en délaissant le carcan dogmatique. Même si l’auteur comprend que l’abandon du récit révolutionnaire anticapitaliste sera peut-être douloureux (p. 90), il défend l’idée qu’il est impératif que la gauche « se libère de la gangue idéologique qui l’enserre et qui gêne son déploiement pour finalement accéder à la posture politique et ‘se salir les mains’ en composant avec le réel, luttant progressivement au sein même du capitalisme mondialisé contre toutes les inégalités » (p. 89). Ceci revient évidemment à dire que la gauche tunisienne ne sera plus et ne pourra plus être révolutionnaire, mais doit être réformiste (p. 90).
Ce réformisme doit se repenser à partir du constat que la gauche tunisienne n’est plus (et d’ailleurs, n’a jamais été) le parti de la classe ouvrière. D’autant plus que l’économie tunisienne – largement ‘tertiarisée’ – a engendré des classes populaires que l’on ne peut réduire à la seule catégorie de l’ouvrier. La mutation de la structure sociale somme la gauche, en d’autres mots, à repenser les catégories sociales qu’elle veut représenter. Pour Baccar Gherib, la gauche doit se positionner solidement autour de la valeur du travail et doit cibler « tous les groupes sociaux vivant de leur travail, que celui-ci soit manuel ou intellectuel, qu’il soit d’exécution ou de direction, qu’il soit de routine ou de conception, qu’il soit celui des cols bleus ou celui des cols blancs, qu’il soit dans le secteur public ou dans le privé, dans l’industrie ou le tertiaire » (p.91). Cette approche en terme de ‘front de classes’ peut néanmoins engendrer des difficultés spécifiquement liées à l’histoire de la gauche en Tunisie. Car, l’alliance entre classes moyennes, ouvriers et employés est envisageable sur les questions socio-économiques mais peut néanmoins produire des tensions sur le terrain des valeurs  et des questions identitaires.
L’auteur attache une grande importance à la question du positionnement de la gauche vis-à-vis de la question du religieux et/ou identitaire. La gauche tunisienne (mais tout aussi bien les gauches arabes en général) a l’inconvénient que son action est facilement associée à une posture laïque voire antireligieuse. Ceci a entravé la pénétration du discours de la gauche dans une société qui, depuis au moins deux décennies, demeure sous l’emprise d’une crispation identitaire. Une problématique spécifique pour la gauche tunisienne devient alors : « comment poursuivre la réforme sociétale, théorisée par Tahar Haddad, continuée par Habib Bourguiba et l’action du Néo-Destour et repensée par Mohammed Charfi, dans le cadre d’une hégémonie idéologique islamo-conservatrice ? » (p.58-59).
La gauche se doit d’investir, dans le contexte idéologique régnant, le terrain de l’identitaire et du religieux. La première démarche consiste à s’arroger le droit d’interpréter les textes religieux et de ne plus laisser cette activité aux forces conservatrices, patriarcales et machistes. La deuxième démarche doit trouver la légitimation de la réforme dans « une réinterprétation des textes fondateurs de l’Islam. La solution serait donc que la pensée progressiste investît la religion ou, plus précisément, qu’on historicisât le Coran » (p.79). En se référant à l’œuvre de Tahar Haddad, Baccar Gherib propose les contours d’une méthodologie réformatrice. En introduisant une distinction entre l’essence du message islamique et ce qui relève du contingent, il ouvre la voie à une approche graduelle dans l’effort de l’interprétation du message coranique, processus qui ne peut être achevé une fois pour toutes. En historicisant l’effort d’interprétation, l’auteur décèle une continuité historique entre Haddad et l’action politique modernisatrice de Habib Bourguiba. L’approche de Mohammed Charfi – en mettant l’accent sur le relativisme historique, la rationalité de l’histoire ainsi que sur la nécessité d’évolution – procure à la gauche une approche moderne de réforme de la pensée religieuse.
En fin de compte, l’essai de Baccar Gherib constitue un document important pour la gauche tunisienne. L’ouvrage n’est peut-être rien moins que le point de départ de la fondation d’un courant social-démocratique bien ancré dans la société tunisienne. On ne peut qu’espérer que l’essai de Baccar Gherib suscite des débats et soulève des questions d’ordre idéologique et stratégique dans les divers courants de la gauche tunisienne. En engageant ce débat, certes difficile, et, dans une phase de l’histoire du pays plein d’enjeux considérables, la gauche tunisienne pourrait s’approprier un bel avenir politique.
Attariq Aljadid, 9 août 2014.
* Directeur du Middle East and North Africa Research Group (Université de Gand/Belgique