mercredi 28 mars 2018

Al Yater* de Hanna Mina; Le lent éveil de la conscience par le repentir et l'amour


Al Yater de Hanna Mina est un passionnant voyage dans la tête - et le cœur - de Zakaria Mersenelli, marin de son état, qui, après avoir perpétré un crime, se transforme lentement de brute épaisse en homme. C'est en fait l'émouvante histoire de l'éveil de la conscience. Cette transformation est progressive et on la suit à travers le discours intérieur du héros. Son déclencheur est un meurtre, mais elle est également favorisée par la fuite, qui le suit, hors de la ville, hors de la société des hommes. L'isolement et la solitude dans la forêt s'avérant propices à un face-à-face avec soi-même, à une véritable introspection. C'est dans la nature, également, que Zakaria découvrira l'amour, d'abord en l'observant chez autrui, puis en le vivant lui-même. Ce qui achèvera sa transformation, de l'animalité originelle vers l'humanité acquise, sous les auspices de l'épreuve des événements, mais surtout de la femme qui se fait éducatrice et dont le statut change radicalement quand on passe de l'ancien Zakaria au nouveau.
Al Yater affronte, en fin de compte, une grande question : qu'est-ce qui fait notre humanité? Comment, par quoi, devient-on homme? Et il répond en décrivant minutieusement l'acquisition de l'humanité par l'action du repentir et de l'amour. Ce n'est donc nullement un hasard qu'il évoque à la fois Crime et Châtiment, mais, cette fois, avec un Raskolnikov primitif qui n'a nullement mûri son crime; Robinson Crusoë, sauf qu'ici, au lieu de rencontrer Vendredi, Robinson rencontre une femme; ce qui nous donne au passage une sorte de remake de la Belle et la Bête... et, le héros étant un pêcheur amoureux de la mer, le roman contient également des airs du Vieil homme et la mer... L'idée-force du roman est en tout cas parfaitement présentée par le héros lui-même : "Je suis maintenant un homme, d'une certaine façon. Certainement, quelque chose en moi a changé. Mon regret par rapport à ce que j'ai commis a fait jaillir une maigre source dans le roc qui est en moi. Quelques gouttes de son eau ont fait fondre ma dureté, ont lavé ce qu'il y a autour du cœur et ont creusé une voie pour arriver jusqu'à ma tête chargée du fardeau de mon crime." (62). Tête et cœur, raison et amour en somme, font notre humanité. Et Al Yater nous raconte l'histoire de leur émergence dans l'âme d'une brute épaisse, de la bête qu'était Zakaria Mersenelli.
Mais au commencement, il y a le crime et l'horreur qu'il suscite chez son auteur. C'est celui-ci qui est à l'origine de l'éveil de la conscience et, par là même, de la découverte par Zakaria de son animalité antérieure. Le repentir amorce donc le changement. Celui-ci rendra possible l'amour qui parachèvera le processus de transformation du héros, de l'animalité à l'humanité.

Le repentir dans la nature
Après avoir réalisé l'exploit de ligoter une baleine échouée dans le port de la ville et de la vider de ses entrailles, Zakaria, complètement ivre, et poussé par les rumeurs qui le montent contre Zachariedes, le tenancier de la taverne, éventre ce dernier. Son forfait commis, il a juste le temps de réaliser l'extrême gravité de son geste et de fuir la ville à toutes jambes, en direction de la forêt, face à la mer. Le crime n'était donc pas voulu, encore moins prémédité. Il n'en assaille pas moins son auteur, qui ne cesse de se répéter qu'il n'a pas voulu tuer, mais que les rumeurs, le ventre de Zachariedes et le couteau du pain de seigle sont à l'origine de son malheureux geste. Il est totalement écrasé par la gravité du meurtre, ce péché mortel. Il est en proie à un grand remord : ""Le remord! Le remord! Ô mon Dieu! Moi qui suis aussi gros qu'un buffle et aussi sec qu'un olivier gelé, j'ai senti, sans doute pour la première fois de ma vie, l'envie de m'agenouiller et de prier" (36). Mieux, le crime s'avère au déclenchement de toutes les inquiétudes, de toutes les interrogations, de la quête de compréhension, de savoir, et qui fait finalement fonctionner le cerveau dont il se croyait dépourvu : "Je n'ai ni foie ni cerveau, et c'est mieux ainsi. Sauf que mon cerveau existe apparemment, et cette nuit, à cause de Zachariedes, il a prouvé son existence et m'a torturé..." (45). Lui, qui n'a jamais vraiment réfléchi, se met à réfléchir de manière continue. Le problème, c'est que "toutes les idées mènent au maudit Zachariedes" (55). L'image de ses entrailles au dehors et de ses yeux exorbités habite Zakaria, qui ne peut cesser de s'interroger : est-il mort? La gendarmerie est-elle à mes trousses? Tout en espérant du fond de son âme que le tavernier ait survécu à sa blessure. Car finalement ce n'est pas tellement la perspective de la punition ici-bas qui l'obsède que l'idée qu'il ait pu tuer un homme.
Or, la torture infligée par l'activité de son cerveau, soudain mis en marche, s'avère plus tenace, plus obsédante, à cause de son isolement, qui le met, sans aucune possibilité de diversion, face à lui-même et favorise l'exercice continu de l'introspection. Ainsi, la forêt et ses privations, la sobriété forcée à laquelle elles l'obligent, sont, elles aussi, propices à l'avènement de la conscience. Ainsi, Zakaria se pose, pour la première fois de sa vie, des questions existentielles. Il s'interroge sur le vice et la vertu et il réalise, dans l'un des plus beaux passages du roman, que celle-ci est difficile à porter et que, s'il avait à choisir, il la refuserait, car il a jusqu'ici bien vécu avec son diable : "La nature m'a tué, je l'ai donc haïe. Elle a tué le diable qui est en moi. J'étais en harmonie avec mon diable. Il allait bien à mon corps et mon âme. Il m'a quitté parce que je me suis mis à vivre comme un moine. Ni vin, ni café, ni tabac... Je suis devenu austère et vertueux.  Et que peut faire un diable avec la vertu? Que puis-je faire de ma vertu? Je tourne avec elle, le matin, dans la forêt et je dors avec elle, la nuit, dans ma tente? Je contemple les étoiles? Je les compte? Je passe ma vie à les contempler et à les compter? Mon Dieu, je ne peux faire cela. Par le péché j'ai vécu et par lui je dois mourir... je regrette de ne pas accepter l'habit de la vertu, il est trop grand pour moi et il ne me va pas. Change-le alors, je t'en supplie, torture-moi là-bas en enfer, mais ici laisse-moi mon paradis, laisse-moi le vice et donne la vertu à un autre que moi" (72).
Mais, malheureusement pour lui, on ne peut se libérer de sa conscience, une fois celle-ci éclose, ni des tourments de l'activité de son cerveau. Zakaria Mersenelli réalise que les épreuves l'ont éduqué, bien malgré lui, et il a alors une pensée émue pour ses parents qui ont échoué dans cette tâche : "Dieu bénisse mes parents. Leur mule a appris dans la forêt." (87). Il réalise également qu'il ne pourra jamais plus redevenir celui d'avant : "Après un jour ou plus, je serai sur pieds? Je redeviens Zakaria Mersenelli tel qu'il était? Non, pas tout à fait lui. Je ne veux pas cela, et même si je le voulais je ne le serai pas" (129). Il sait qu'il a changé définitivement : il est attendri par le spectacle de l'amour, il renonce au projet de tuer le gardien du phare, il se rend compte qu'il a un cœur dans sa poitrine (104). Mieux, il est attendri par sa propre image, qu'il voit finalement pour la première fois après sa fuite : "Mais regarder dans l'eau m'a fait peur à moi aussi. ça m'a révélé ma misère, ça a fait en sorte que j'aie pitié de moi-même, que je m'aime. J'aime Zakaria Mersenelli, le misérable, l'affamé, le fugitif et sa tristesse m'attriste au point d'éclater en sanglots..." (95).
On peut considérer ici que ce n'est pas seulement son image reflétée dans l'eau que Zakaria voit, mais qu'avec l'avènement de sa conscience, il a pu se dédoubler, en quelque sorte, et voir de manière lucide, le Zakaria qu'il était avant... Zakaria, la bête.

Zakaria, la bête
Après sa (re)naissance, Zakaria se rend compte, en effet, qu'il n'était qu'une bête. Une vraie force de la nature, certes, mais sans cœur ni raison. Un animal en somme. Une brute épaisse qu'il décrit d'ailleurs volontiers en recourant à différents noms d'animaux. Il se voit ainsi, tour à tour, comme un animal, un âne, une mule, un buffle, une hyène ivre, un éléphant, un sanglier, un taureau et, pour couronner le tout, comme un monstre : "Zakaria Mersenelli, le monstre, celui qui était monstre, est devenu homme. Il a été éduqué. Les jours lui ont appris" (138). Il vivait simplement en suivant ses besoins physiques, ses instincts. Il vivait de plain-pied, sans se compliquer l'existence, sans se poser de questions. Car il pensait n'avoir ni "foie" ni cerveau : "Qu'est-ce que la peur? Qu'est-ce que le courage? Qu'est-ce que la vertu? Qu'est-ce que le vice? Je ne me suis jamais occupé de ça. Je vis comme je vis. Il se peut que je n'aie pas de cerveau dans ma tête, ni de foie dans ma poitrine". (40).
Zakaria était véritablement un être primaire et primitif, souvent en état d'ivresse : "Mais que serait ce monde, cet enfant de putain, s'il n'y avait pas de tavernes?" (31). Et quand il lui arrivait de "réfléchir", il se posait des questions naïves : "Quand je pêche, je chante, j'insulte, je m'enivre et parfois je réfléchis ... Je m'interroge : qui a creusé la mer, par exemple? Pourquoi il y a des milliers et milliers de gens et qu'ils ont tous deux yeux, un nez, deux lèvres et deux oreilles, mais chacun différent de l'autre? Et d'où est venu le grand-père du grand-père du grand-père de mon grand-père Adam?" (54). Mais s'il ne réfléchissait pas, ce n'était pas vraiment de sa faute. Car, chez lui, on n'aimait pas qu'il posât des questions et, jeune enfant, il était souvent battu quand il se hasardait à interroger son père sur le sens de certaines observations qu'il faisait. Et il comprend, rétrospectivement, que le problème se trouvait dans cette éducation, qui l'a rendu incapable de réfléchir et dépendant de la réflexion d'un ami pour comprendre le monde : "C'est la raison pour laquelle mon cerveau ne s'est pas occupé de réfléchir, et que j'avais besoin du cerveau de Ab'oub pour qu'il pense à ma place" (55).
Et c'est sans doute dans la sexualité que l'animalité de Zakaria s'exprimait le plus explicitement. Il confesse ainsi que, dans le rapport sexuel, : "J'étais comme celui qui paye, qui viole ou qui exerce son droit conjugal, sans sentiments ... l'autre ne m'intéressait qu'en tant que corps, qu'en tant que machine, qu'en tant qu'ouverture dotée de chaleur, que j'aurais remplacée si je l'avais trouvée dans le sable" (60). C'est pour cela qu'il se permettait d'accomplir l'acte sexuel souvent totalement ivre, parfois sale et contre le gré de ses partenaires, qu'il se permettait de violenter et de mordre pendant l'acte. Un comportement bestial et une attitude égoïste, sans aucun égard pour la femme, qui correspondaient à la vision étriquée et primaire qu'il se faisait des deux sexes et de ce qui fondait leurs différences : "Quant à moi, l'âne, je ne savais de l'homme que le fait qu'il avait cette chose-là, et je ne savais de la femme que le fait qu'elle avait cette chose-là, et pour cela, c'est l'homme qui est le plus fort, celui qui l'emporte, celui qui ordonne, celui qui est au-dessus, et la femme, le plus faible, celui qui est en-dessous. Et j'ai passé ma vie ratée avec cette triste conviction..." (170).
Une conviction qui va éclater en mille morceaux avec la rencontre d'une jeune villageoise et la découverte de l'amour à plus de quarante ans...

Eduqué par l'amour
Dans la forêt, Zakaria surprend d'abord un jeune couple dans son intimité. Il est embarrassé d'être le témoin de leurs échanges, car il n'aime pas espionner. Mais il continue de les observer, attiré par le porte-monnaie que la jeune fille a laissé tomber. Il s'attend à assister à un coït, mais bizarrement "l'affaire traine". Le jeune homme se contente de dire des mots d'amour, de caresser les cheveux de la jeune fille. A un certain moment, il se jette sur elle, mais, contrairement au pronostic de celui qui les observe, il ne la "monte" pas. Au début, Zakaria est irrité par ce manège qui s'éternise, mais il finit par être attendri par le spectacle de l'amour, au point de s'avouer qu'il n'aurait pas interrompu leurs échanges même s'ils s'étaient poursuivis jusqu'à la tombée de la nuit. Et tant pis pour le porte-monnaie! Mieux, ce spectacle, qui l'a étonné au début, le marque fortement et le pousse à réfléchir à sa vie, passée "sans amour" : "J'ai pensé aux deux jeunes amoureux et je les ai enviés. Ils étaient insouciants, sans problèmes ni poursuivants à leurs trousses. La fille a pris la tête du garçon entre ses mains et lui a demandé : "tu m'aimes?". Moi, personne n'a jamais pris ma tête entre ses mains et ne m'a posé cette question. J'ai raté ma vie, sans amour, sans des paroles telles que j'ai entendues." (119).
Mais, à la vérité, cette expérience a été précédée par une autre : la rencontre avec une jeune bergère turkmène, Chekiba, qui a abouti à un accouplement où Zakaria n'a pas été le même qu'avant. Il s'abstient de mordre sa partenaire pendant l'acte et reconnaît que c'est la première femme à laquelle il accorde le statut d'humanité (62) et que ce qu'il a vécu avec elle, lui sobre et elle humaine, n'a rien à voir avec ce qu'il a vécu avec toutes les autres femmes qu'il a connues jusque-là (69). Mais l'affaire n'allait pas s'arrêter là. Zakaria s'en rend compte quand Chekiba ne revient pas au lieu où il l'a longuement attendue. Il comprend alors qu' "elle n'était pas un besoin physique, ni une compagne dans ma solitude, ni une "belle prise". Elle était peut-être tout cela, mais plus encore. C'était un être aimé dont il est difficile de se séparer..." (178).
D'ailleurs, cette jeune femme, qu'il a considérée comme un être humain quand lui-même accédait à l'humanité, lui aura donné auparavant une bonne leçon de vie, en lui montrant qu'il ne pouvait l'acheter contre du poisson, bien qu'elle fût pauvre et dans le besoin. Elle l'obligea, ce faisant, à revoir tous ses préjugés à l'égard de la femme en général et surtout sa conception de la femme comme objet : "C'était une femme, et je croyais que la femme avait la moitié d'une raison, ou pas de raison, voire qu'elle était moins que rien, tel un melon ou un plat, si j'ai faim, j'en mange et adieu" (163).
Et c'est justement dans le changement radical de l'attitude de Zakaria vis-à-vis de la sexualité et de la femme qu'on mesure le mieux son passage de l'animalité à l'humanité. D'abord, lui, qui avait une approche éminemment égoïste du sexe et pour qui le partenaire n'est qu'un corps ou qu'une machine nécessaire à l'accomplissement de l'acte, se met à penser à l'autre et cherche à être au service de son plaisir : "J'aimerais être gentil avec elle. Gentil comme si je la traitais avec mon âme. Non pas mon âme des jours anciens, mais mon âme d'aujourd'hui. Et cette chose-là, je la ferai pour elle. Mon Dieu, aide-moi à bien la faire pour elle, pour qu'elle soit contente..." (152). Ensuite, si l'ancien Zakaria percevait la femme comme moins que rien, comme un objet, le nouveau Zakaria, lui, la met sur un piédestal, comme le suggère l'une des dernières scènes du roman : "Soudain, elle est descendue à la mer. Ses jambes pendaient du rocher. J'ai ôté ses chaussures et j'ai pris l'eau dans ma paume pour lui laver les pieds. Je les ai lavés et je les ai embrassés. Mon geste était risible, mais c'était pour moi le seul geste possible..." (186).
Ainsi, Zakaria Mersenelli est devenu homme d'abord par le biais du repentir puis par celui des tourments de l'amour. En somme, il aura été éduqué par l'amour. Ce dont il est parfaitement conscient quand il affirme, à propos du jour où est née sa passion pour Chekiba, que : "Ce jour-là, j'ai quitté mes langes et j'ai grandi. J'ai mis mon doigt sur le feu et je me suis brûlé. j'ai alors compris que le feu brûle ... J'ai appris sur le tard" (174). Un amour qui sera paisiblement vécu dans la forêt pendant quelque temps. Jusqu'au jour où Zakaria, ameuté par des pêcheurs apeurés, apprend qu'une autre baleine s'est attaqué au port de sa cité. Malgré son statut de criminel et de fugitif, il n'hésite pas une seconde. Il court en direction de la cité pour lui porter secours dans le malheur qui s'abat sur elle...
En refermant le livre, on ne peut s'empêcher de penser que, à travers la formidable aventure intérieure de Zakaria Mersenelli, Hanna Mina nous aura livré, nous humains, ses trois commandements : "Tu ne tueras point, tu aimeras et tu secourras tes semblables..."

Baccar Gherib

* Dans l'édition de 2014 de Dâr al Janoub, collection 'Oyoun el Mou'asara.
Les extraits ont été traduits de l'arabe par l'auteur.