vendredi 6 juillet 2012


Après l’annonce de Nida Tounès : Quelle stratégie pour la gauche ?


Il est incontestable que l’annonce de la création du parti Nida Tounès autour de la figure de l’ancien Premier ministre de la première phase de la transition, M. Béji Caïd Essebsi, constitue l’événement politique du moment, suscitant, déjà !, tantôt engouement pour une «initiative salvatrice» et tantôt le dénigrement et l’attaque en règle visant à prémunir le pays contre un «retour déguisé du RCD». Surtout, des appels se sont élevés du camp auquel j’appartiens – la gauche –, certains invitant au ralliement à ce nouveau parti, d’autres, sans doute plus nombreux, pour crier leur double rejet «Ni nahdha, ni Sebsi», réclamant plus ou moins explicitement une «troisième voie» plus conforme à  l’histoire du camp progressiste et à ses idéaux.
Nous pensons, pour notre part, que la position de la gauche, notamment celle organisée dans des partis politiques, concernant ce nouvel acteur, doit aussi bien éviter les solutions de facilité des uns, appelant au ralliement pur et simple, que les anathèmes et les surenchères idéologiques des autres, l’identifiant comme un adversaire ou, pire, comme un ennemi. Ainsi, nous considérons que la position de la gauche par rapport à ses alliances possibles aujourd’hui doit être déterminée par une identification des caractéristiques de la situation actuelle, de l’enjeu politique des prochaines élections et par une évaluation des différentes forces en présence, loin de tout opportunisme et de toute approche émotionnelle ou passionnelle de la question.
Or, la scène politique aujourd’hui nous donne à voir un déséquilibre des forces flagrant au profit d’un parti politique présentant les prémices d’une nouvelle hégémonie, porteuse de menaces aussi bien sur certains acquis sociaux et sociétaux que sur une certaine manière rationnelle de gérer l’Etat et l’administration. Ces derniers jours, avec notamment le projet de préambule à la Constitution où l’indépendance du pays est carrément occultée, la mise au pilori des artistes et des intellectuels, l’impunité des graves débordements salafistes et les péripéties de la remise de l’ex Premier ministre Mahmoudi aux autorités libyennes, ont été édifiants sur ce qui attend le peuple tunisien si jamais les prochaines élections entérinent l’actuel rapport de force: une très probable remise en question du modèle tunisien et une déchéance de l’action étatique.
Autrement dit, les forces démocratiques et républicaines doivent tout mettre en œuvre pour réinstaurer un équilibre sur la scène politique et éviter ainsi au pays le scénario de la victoire de forces réactionnaires impatientes de remonter le temps jusqu’en 1955 pour rejouer la partie qu’elles avaient alors perdue ! Ce combat peut paraître à certains, et sans doute à juste titre, comme en deçà du souffle de notre révolution et de ses objectifs, mais en politique on doit regarder le monde tel qu’il est et non tel qu’il devrait être, tout en sachant raisonner en termes d’étapes et décider de nos objectifs – donc de nos alliances – en conséquence. Il s’agit donc, dans un premier temps, de prémunir le pays contre une nouvelle dictature à fondement religieux, sauver les acquis modernistes de la société et l’Etat de sa déchéance.
Dès lors, il faudra aborder les prochaines élections avec un front démocratique large rassemblant la gauche, certes, mais aussi d’autres forces telles que le Joumhouri, les déçus des partis ayant fait allégeance à Ennahdha et, bien sûr, Nida Tounès qui peut, grâce à la figure de BCE, ratisser large et atteindre une profondeur sociologique qui fait pour l’instant défaut à la gauche. En effet, celle-ci ne peut en ce moment mener à elle seule ce combat ni chapeauter ce front, car elle est sortie fortement affaiblie des élections du 23 octobre et est apparue confinée dans la représentation d’élites urbaines essentiellement avec, ne l’oublions pas, les 113.000 voix du Pôle, les 60.000 voix du Poct, les 32.000 voix du Watad et les 22.000 voix du Parti du travail ! De ce point de vue, Nida Tounès doit être perçu comme un allié essentiel dans la lutte à venir et comme une composante essentielle du front démocratique que nous appelons de nos vœux. Toutefois, ce serait une grave erreur que de s’y dissoudre. Car, bien que cette alliance soit exigée par la nature du prochain défi électoral et par la conjoncture politique actuelle, la gauche doit garder son identité et préserver une continuité historique et organisationnelle pour pouvoir jouer son rôle et porter avec conviction les revendications économiques et sociales de la révolution, une fois la démocratie et le modèle sociétal tunisien sauvés.
Ainsi, les différentes composantes de la gauche tunisienne devraient-elles comprendre que le moment n’est pas idéologique, mais stratégique, qu’il n’est pas au puritanisme ni à la surenchère idéologique, mais à la construction d’un front aussi large que possible regroupant des forces démocratiques et républicaines bien au-delà du spectre étroit de la gauche, et qu’il ne faut surtout pas reproduire l’erreur fatale de la division comme dans les élections précédentes et savoir unifier tous les défenseurs du modèle sociétal tunisien tel qu’il a été édifié à la faveur de l’indépendance. Par ailleurs, renvoyer dos à dos l’actuel parti au pouvoir et le parti nouveau-né, en prétendant incarner la voie de la pureté idéologique, ne fait que renforcer Ennahdha en divisant ses adversaires.
Au contraire, c’est bien d’une bipolarisation dont la scène politique a aujourd’hui besoin. Une bipolarisation apaisée, certes, mais propre à simplifier et clarifier l’enjeu des prochaines élections : offrir un modèle alternatif à celui du parti au pouvoir sans tenir pour autant un discours de rejet ou d’exclusion à son égard. Une bipolarisation qui, rassemblant toutes les forces démocratiques, peut faire du bien à Ennahdha elle-même, en la poussant à surmonter sa principale contradiction (parti religieux ou civil ?) dans le bon sens et à devenir, à l’image des partis démocrates chrétiens en Europe, un parti conservateur acceptant la démocratie non pas simplement en tant mécanisme électoral, mais aussi en tant que valeurs d’égalité, de liberté, de tolérance et d’alternance.
Pour sauver l’avenir du pays et le sien, la gauche tunisienne doit aujourd’hui accepter d’être une composante d’un large front démocratique et républicain. S’entêter à jouer solo, à vouloir incarner je ne sais quelle pureté révolutionnaire, attaquer tous les autres comme des traîtres, se complaire dans le «ni-ni», c’est participer à l’éparpillement des forces démocratiques et porter une très lourde responsabilité vis-à-vis de notre pays et de notre peuple dans le cas de la pérennisation du déséquilibre des forces actuel lors des prochaines élections. Se rassembler pour sauver les acquis du pays aujourd’hui, en vue de sauvegarder le modèle sociétal sur lequel on arrachera, demain, les revendications économiques et sociales de la révolution. Tel devrait être notre mot d’ordre !
 Baccar GHERIB

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