lundi 29 juin 2015

Unir la gauche, oui ! Mais autour de quoi ?

J’ai lu avec beaucoup d’intérêt la réflexion - salutaire - de l’universitaire Cherif Ferjani, publiée le 8 mars dernier et intitulée : « La gauche en Tunisie : comment sortir de la division », qui a, entre autres mérites, celui de dévoiler les origines historiques des divisions au sein de cette mouvance politique et intellectuelle de la scène politique tunisienne, de retracer les divergences plus récentes entre ses différentes composantes sur le terrain des alliances et de proposer des pistes pour son union organisationnelle. Le tout, avec un louable effort de documentation, une bonne dose d’autocritique et beaucoup d’objectivité à l’égard des uns et des autres, des « gagnants » et des « perdants » des dernières échéances électorales, qui doivent être soulignés et salués.
Ainsi, ce texte est d’une rare lucidité quant aux défauts, voire les tares, de la gauche tunisienne, notamment l’extrême gauche, qui ont été hier à l’origine de ses divers fractionnements et qui demeurent aujourd’hui encore des obstacles majeurs face à toute démarche d’unification : les « excommunications réciproques » sur la base de « logiques d’anathèmes », le « sectarisme », la tendance à être « tolérants avec autrui et allergique à la moindre divergence dans son propre camp », etc. On peut, toutefois, lui reprocher de se contenter de pointer du doigt ces limites sans revenir à leur cause première, à savoir la nature idéologique de cette gauche, dans le sens de l’attachement à des lectures et des schémas figés, qui génère dogmatisme, puritanisme et sectarisme. C’est son caractère idéologique qui explique d’ailleurs son succès limité à l’université et la permanence de sa « coupure avec la société ».
D’ailleurs, il est clair que si le texte semble s’adresser à toute la gauche, il parle en vérité essentiellement à l’extrême gauche réunie au sein du Front Populaire, qu’il appelle à se défier de ses composantes nationalistes et qu’il invite – à juste raison –  à une sérieuse autocritique et même à une « clarification théorique » par rapport à ses positions classiques quant à « la démocratie et les libertés bourgeoises » – rejetées jadis en tant que telles. S’adresser essentiellement au Front Populaire s’expliquant fondamentalement par la nouvelle configuration issue des dernières élections législatives – ses 15députés –  et de la mobilisation autour de la candidature de Hamma Hammami aux présidentielles, qui ont fait que ce front ait occupé « la quasi-totalité de l’espace à gauche ». D’où une nouvelle responsabilité pour cette formation et les appels, qui s’ensuivent, à la modestie et à l’humilité dans ses rapports avec l’autre gauche, défaite…
Car il s’agit pour M. Ferjani, en fin de compte, d’aborder la question de l’unité de la gauche essentiellement par le biais de la question organisationnelle, en construisant le « grand parti de la gauche » ou bien en renforçant le Front Populaire et ce, en profitant de « la situation née de la révolution » qui « a créé une nouvelle base pour la structuration du champ politique » où « les compétitions électorales peuvent être le cadre adéquat pour construire des alliances susceptibles de contribuer à la réalisation de l’unité que l’absence de démocratie n’a pas favorisé auparavant ». Or, ce traitement de la problématique de l’unification par la question de l’organisation avec le rappel – légitime – de tous ses prérequis a le tort, il nous semble, de mettre en retrait la question politique et, plus précisément, celle du programme autour duquel la gauche tunisienne est appelée à s’unir…
Ce n’est, en effet, qu’à la fin de l’article que ces questions, pourtant essentielles, font, timidement, leur apparition. D’abord, quand M. Ferjani identifie les « deux principales tendances » de la gauche tunisienne : celle qui n’arrive pas à dépasser une certaine tradition du socialisme qui, pour défendre l’égalité, a sacrifié la liberté et la démocratie ; et celle qui, traumatisée par l’échec du socialisme réel,  en a été réduite à « minimiser l’importance des droits – égalités » dans une perspective de « gauche libérale ». Puis, quand il souligne que « le soutien aux aspirations et aux revendications des régions défavorisées, des classes populaires, des femmes et des jeunes doit être au cœur et à la base de programmes économiques, sociaux et culturels à élaborer en tenant compte des fondamentaux distinctifs d’une politique de gauche ».
C’est par le biais de ces deux questions, plus que par celle de l’organisation, il nous semble, que nous pouvons être au cœur d’une réflexion sur l’unification de la gauche tunisienne et son renouveau. Car, comment parvenir à rapprocher, sinon réconcilier, ces deux tendances autrement que par une plateforme idéologique, politique et programmatique, dans laquelle elles se retrouveraient plus ou moins toutes les deux ? Ce point est fondamental. Et la gauche tunisienne se trouve aujourd’hui face à un grand défi théorique : produire une connaissance du pays (dans le monde) qui sois la source d’un programme qui pense du côté des dominés et en leur faveur. M. Ferjani ne concède-t-il pas lui-même qu’une certaine radicalisation de la gauche au cours des années 1970 s’est accompagnée d’une perte de « son caractère intellectuel » ?
Or, dans le passé, ce qui faisait la force des partis progressistes, notamment marxistes, c’était cette capacité à produire une connaissance critique de l’économie et de la société dans lesquelles ils vivaient, à partir de quoi était produit leur programme et étaient pensées leur stratégie, leur tactique et leur organisation. C’est à ce travail de connaissance et de synthèse que les intellectuels et théoriciens de la gauche, qu’ils soient partisans ou non, doivent s’atteler de toute urgence. Ça éviterait aux partis de la gauche de faire du bricolage en guise de programmes, en piochant, ça et là, des revendications et des postures « de gauche », mais sans aucune vision ni cohérence d’ensemble. Tout en se querellant à ce propos.
Le souci d’unir la gauche est louable et nous croyons cette démarche salutaire, non seulement pour la gauche, mais aussi pour le pays, sa révolution, « ses régions défavorisées, ses classes populaires, ses femmes et ses jeunes ». Mais pour réussir son unification, encore faut-il être conscient que la question ne peut se limiter à son aspect organisationnel. Le texte de M. Ferjani représente un lancement du débat dans la gauche, mais il nous pousse à nous interroger : s’unir, oui ! Mais autour de quoi ? Et pour faire quoi ?

Baccar Gherib
Attariq Aljadid, 14 mars 2015

Aucun commentaire: