vendredi 8 mars 2019

Quiproquo de Fethi Belhaj Yahia ou les Tunisiens (finement) mis face à leurs contradictions

Huit ans après la révolution, les Tunisiens sont loin d'être euphoriques. Dire que ce qu'ils vivent ne correspond pas aux espoirs d'un lendemain meilleur, soulevés un certain 14 janvier 2011, serait un euphémisme. C'est même la morosité et la déception qui l'emportent chez eux face à la dégradation de leurs conditions de vie. Une dégradation qu'ils imputent essentiellement à la classe politique qui a géré et qui gère encore la transition. On peut ainsi légitimement s'indigner de cet état des choses, comme font certains, ou s'en lamenter, comme font d'autres. On peut également s'en amuser comme a choisi de le faire Fethi Belhaj Yahia dans sa dernière création littéraire, le délicieux Quiproquo. L'humour, on le sait, est la politesse du désespoir et il vaut sans doute mieux rire de notre situation, surréaliste par beaucoup d'aspects, que d'en pleurer. C'est donc par le biais de l'humour que l'auteur a choisi de déconstruire le paysage politique actuel, en mettant notamment quelques-unes de ses personnalités les plus importantes face à leurs défauts ou, mieux, face à leurs contradictions. Et pour mener cette tâche à bien, il n'y avait pas meilleur moyen que d'appeler à la rescousse trois éminents penseurs, qui sont aussi quelque part les concepteurs des plus influentes idéologies contemporaines.

La grande trouvaille scénaristique du livre est là : imaginer Marx, Freud et Mawdûdi (théoricien de l'islam politique) débarquant d'un même vol de la Lufthansa, fin 2014, à l'aéroport Tunis-Carthage, et leurs tribulations respectives dans la Tunisie de "la transition démocratique", qui va interpeller chacun d'eux et, surtout, lui donner du fil à retordre... Le ton et la position de l'auteur par rapport à chacun de ces hommes venant de l'histoire découvrir notre pays sont donnés dès la description de leur débarquement où l'on voit que le premier "sait ce qu'il veut", que le deuxième est "à la recherche de quelque chose" et que le troisième va "dans le sens contraire de la logique". A Tunis, Marx, qui a choisi de descendre à l'International - le nom de l'hôtel lui a plu - est intercepté par le réceptionniste, militant de la Jabha de son état. Freud est victime d'un braquage sur son chemin vers Carthage. Et Mawdûdi est reconnu et fébrilement entouré par les prieurs d'une mosquée à Bab Souika. Chacun, en somme, atterrira chez les siens ou, plutôt chez ses héritiers supposés. Ce qui sera l'occasion de quelques formidables quiproquos, mais surtout d'une interrogation sérieuse sur la Tunisie d'aujourd'hui, finalement pas si facilement saisissable.

Ainsi, et même s'il est improbable de "trouver des forces productives là où il n'y a pas de production tout-court", Marx partira avec Hamma Hammami pour un long périple en direction du bassin minier, "à la recherche du prolétariat". Il y sera amené à réciter la Fâtiha, aux côtés de son camarade, sur le mausolée d'un saint à Sidi Ali Nasrallah et il en déduira instantanément, comme l'a compris sa traductrice, que, chez nous, la religion c'est de la "Zatla". Mais c'est au bassin minier que Marx aura beaucoup de fil à retordre. Car en guise de capitaliste, il trouve l'Etat, et en guise de prolétariat, des clans et des tribus. Ce constat va l'interpeller, car il ne se souvient pas avoir consacré une place aux tribus dans son schéma de développement historique penta-métrique des sociétés humaines. Mieux, et après avoir découvert les mouvements sociaux sur place, Marx sera obnubilé par la question du statut à donner, dans sa théorie, aux chômeurs et sit-inneurs qui bloquent la production et empêchent le travail des prolétaires, annulant ce faisant le rôle historique de ceux-ci. Faut-il les considérer comme des révolutionnaires ou des contre-révolutionnaires? Faut-il les percevoir comme des forces de progrès ou des forces de destruction, etc.? Vastes et redoutables questions, on le voit, pour les cogitations du cerveau de ce grand savant...

Freud, pour sa part, était attiré par Carthage, la cité de son héros Hannibal. Seulement, il n'a pas eu le temps de la découvrir, car, peu après sa descente du train, il a été braqué par un bandit de quartier, l'ex-salafiste Abou Hamza Lalmani (l'Allemand). Ce qui a été l'occasion, pour l'auteur, de brosser les principaux mécanismes psychologiques et sociaux à l'origine de la formidable expansion du salafisme chez les jeunes des quartiers populaires de la périphérie de Tunis. Mais, heureusement pour lui, Freud n'avait pas d'euros, mais des deutschemarks avec l'effigie de Bismarck. Cela le sauva et l'amena d'abord au poste de police du coin, puis chez l'ambassadeur d'Autriche, et enfin chez Raja Ben Slama, l'universitaire férue de ses travaux. Ce sera par la bouche de celle-ci que, dans un beau passage du livre, Freud apprendra toutes les difficultés que sa théorie rencontre en terre d'islam. Il saura notamment que, pour des raisons religieuses - mais aussi économiques - on n'a pas la même relation au père, que la recherche de la mère dans l'épouse est, chez nous, consciente, mais qu'elle se limite à la cuisine, non au lit et, enfin, que la frustration sexuelle est telle que le retour du refoulé investit notre parler quotidien... En gros, la psychanalyse ne marcherait pas bien avec nous. Même si, à l'occasion de l'hommage qui lui a été rendu au palais de Carthage par le vieux président, Freud s'est bien douté que les Tunisiens traînaient, à leur façon, un problème du père.

Quant à Mawdûdi, invité à un fastueux déjeuner chez le président de la Nahdha, il a été témoin du vif débat entre l'aile pragmatique et politique du Mouvement, incarnée par Ghannouchi et Mourou, et son aile dogmatique et idéologique, incarnée par Chourou et Ellouze. Celle-ci a dénoncé au maître les renoncements et les compromissions de leurs dirigeants, coupables de ne pas avoir imposé la Charia aux Tunisiens au moment où cela était possible. Sans compter que les islamistes en étaient aujourd'hui réduits à gouverner en accord et en intelligence avec leurs anciens bourreaux... La venue du maître a été aussi l'occasion rêvée pour Hizb Ettahrir pour dénoncer la trahison des "frères" et lui proposer de prendre en charge la Umma à partir de Tunis en devenant le sixième calife. Seulement, les événements relatés par l'auteur ne permettront pas à l'idéologie de s'imposer à la politique. Celle-ci, on le sait, a pris la forme du tawafoq entre les deux grands partis que l'auteur a subtilement illustré par deux carnets d'épicier, détenus par les deux vieux leaders, avec une colonne "crédit" et une autre "débit" où chacun note scrupuleusement ce qu'il a arraché et ce qu'il a cédé à son "allié", en veillant bien sûr à ce que le compte soit équilibré.

A la fin du livre, on apprend qu'à leur retour de Tunis, nos trois penseurs sont morts le même jour, dans des circonstances troubles. On n'a aucune peine à comprendre que c'est la Tunisie qui les a tués, tellement ce qu'elle leur a donné à voir, ne correspondait pas du tout à la pensée et aux théories qu'ils ont consacré toute une vie à élaborer. Il faut préciser, en effet, qu'à lire Quiproquo, ce n'est pas seulement la classe politique, islamistes, marxistes et bourguibistes confondus, qui s'empêtre dans mille et une contradictions, car c'est le cas également des Tunisiens en général. En particulier, après la révolution ceux-ci ont donné libre cours à une véritable "anarchie créatrice", qu'il serait plus juste tout de même d'appeler un sacré "bordel". Mais ce n'est pas grave, l'auteur les aime quand même, de la même façon qu'il donne l'impression de traiter avec une égale bienveillance tous ses personnages, fussent-ils de l'autre bord, celui de ceux qui cherchent à aller contre le mouvement de l'histoire. Sans doute, parce que ce qui l'intéresse avant tout c'est de comprendre et de donner du sens à ce qui semble en être dénué. Alors, lisez Quiproquo! D'abord pour essayer de saisir cette chose éminemment complexe qu'est "l'homo tunisianus"; ensuite, et surtout, parce que c'est le meilleur antidote à la morosité ambiante.

Baccar Gherib

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