dimanche 26 octobre 2008

Paul Krugman : un prix Nobel «peu orthodoxe»

L’attribution du prix Nobel d’économie à Paul Krugman a été, pour beaucoup, une bonne surprise, tant ce type de profil est rarement invité à pareille fête! Il faut, en effet, revenir jusqu’à 1998 et au «couronnement» d’Amartya Sen pour retrouver un prix Nobel engagé dans les affaires de la cité et impliqué dans la lutte contre ses maux et ses dysfonctionnements.

Et, décidément, le style de Krugman contraste fortement avec celui du prix Nobel standard. D’abord, et contrairement à la plupart de ses prédécesseurs de ces dernières années, ses contributions théoriques sont peu ésotériques et donc plus accessibles au commun des mortels – elles sont servies en cela, il est vrai, par un vrai talent de vulgarisateur. Ensuite, et même s’il sait manier à la perfection les concepts et les instruments d’analyse de l’orthodoxie néoclassique, notamment les fonctions d’utilité et les optimums parétiens, il est foncièrement sceptique concernant les excès de la formalisation mathématique en économie. Enfin, et comme il l’écrit dans une petite note autobiographique «Pourquoi suis-je un économiste?», il avoue sa grande passion pour l’histoire des sociétés humaines et le désir qui l’anime de pouvoir en rendre compte de manière rationnelle.

Tous ces traits expliquent, à la fois, pourquoi il est resté éloigné des théories fortement mathématisées de l’équilibre général et son souci de rester proche des problèmes économiques concrets, en vue de les expliquer. Et ce type d’approche a été à l’origine de sa contribution novatrice à la théorie du commerce international, dès les années 1970 et qui, pour l’académie suédoise, justifie son prix Nobel.

Avant Krugman, deux théories dominaient l’explication des échanges internationaux. Celle dite des avantages comparatifs de Ricardo – qui date du début du 19ème siècle – qui met l’accent sur les différences de niveau technologique entre les pays échangistes, et celle des économistes suédois E. Heckscher et B. Ohlin (reformulée par P. A. Samuelson) qui impute cet échange aux différences en termes de dotation en facteurs de production. Ces deux théories n’expliquaient pas toutefois une grande partie du commerce international qui a lieu entre des pays similaires pour ce qui est du niveau de la technologie et de la dotation en facteurs.

L’apport de Krugman se situe justement à ce niveau. En se basant sur un article d’A. Dixit, il explique ce commerce par l’existence chez les consommateurs – dans le cadre d’une concurrence monopolistique – d’un «goût pour la différence» qui fait qu’il existe, par exemple, chez les français un attrait pour les voitures de marque allemande, et vice-versa. Cette approche a été d’une grande fécondité théorique car elle a permis à Krugman de rendre compte de la localisation de la production et, donc, d’inaugurer une Nouvelle Géographie Economique et de déboucher sur une théorie de la croissance.

Mais au-delà de son apport à la théorie économique, Krugman se distingue de ses prédécesseurs surtout par son engagement politique… à gauche! En effet, outre un blog fort populaire, il tient une chronique bihebdomadaire sur le New York Times qui dissèque – et critique – la politique de l’administration Bush, notamment au niveau économique. Cependant, c’est surtout dans son dernier livre paru en 2007 « A conscience of a liberal » et traduit en français par « L’Amérique que nous voulons », que transparaissent clairement ses convictions de social- démocratie.

Krugman y prend position nettement pour un capitalisme régulé par une forte intervention de l’Etat, pour une répartition moins inégalitaire du revenu grâce à des politiques fiscale et sociale adéquates, pour une couverture sociale universelle, pour une protection de la middle class, pour un renforcement des syndicats et contre l’exclusion! Bref, il est pour un nouveau New Deal porteur de plus de prospérité et de moins d’inégalité. Roosevelt et l’Etat Providence des Trente Glorieuses (pour lesquelles on soupçonne, chez lui, une certaine nostalgie) représentent un repère, à cet égard.

Krugman nous donne, ainsi, un message d’espoir: le renforcement des inégalités dans le capitalisme contemporain n’est pas une fatalité, il est le résultat de choix politiques bien déterminés. A nous de faire les choix opposés pour le contrecarrer. Et comme à un accroissement des inégalités sur le terrain de l’économie appelle une polarisation sur le terrain de la politique, il appelle à un positionnement du parti démocrate encore plus à gauche !

En ces temps de crise financière internationale, l’attribution du prix Nobel à quelqu’un qui a affirmé que «laisser le système financier solutionner de lui-même les problèmes a été désastreux dans les années trente et nous a une fois de plus amené près du désastre» n’est pas tout à fait innocente. Elle cache sans doute une inquiétude, mais peut-être aussi, un espoir: celui de préparer un retournement idéologique qui mène à plus d’organisation et de régulation de cet inquiétant capitalisme financier et mondialisé. Un nouveau New Deal est possible, nous dit Krugman. Espérons qu’il a raison !

Baccar Gherib

[Cet article a été publié dans Attariq Al jadid]

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